Le suivi et la couverture du conflit israélo-palestinien provoquent des remous au sein de la chaîne leader de l’information en continu. La Société des journalistes (SDJ) a alerté la direction sur un traitement qui fait la part belle à Israël et son armée, laissant peu de place en contrepoids à Gaza. Un épisode révélateur tant de la guerre de l’info qui se joue autour d’un sujet épidermique que de l’ambiance en interne, et des doutes qui traversent depuis plusieurs mois la chaîne propriété de Patrick Drahi.
Ce n’est pas encore une mutinerie. Plutôt un malaise, insidieux et grandissant, qui se propage doucement dans les couloirs de BFM TV, dans le replet 15e arrondissement de la capitale : réunions de couloirs, messages à l’adresse de la direction, demandes de précisions et d’éclaircissement s’enchaînent, dans des échanges quasi quotidiens avec les patrons de l’antenne.
En jeu, la couverture du nouvel épisode du conflit israélo-palestinien, provoqué par l’attaque du Hamas du 7 octobre et la réplique quasi immédiate de l’État hébreu, avec le blocus puis le bombardement massif de la bande de Gaza. Déclencheur, une couverture penchant un peu trop tirée du côté du gouvernement israélien.
On a poussé
« On a poussé pour qu’il y ait plus d’images, d’interviews sur la situation à Gaza à l’antenne. Il y a des raisons objectives à ce déséquilibre évidemment, détaille un journaliste chevronné de BFM, un brin remonté. L’armée et le pouvoir israélien ne permettent pas d’accéder à Gaza, alors on doit travailler avec des images d’agences ou des correspondants, qui sont dans des conditions de travail épouvantables, sans accès à internet, sans accès à leur compte en banque et dont la vie elle-même est en danger (1). C’est évidemment très compliqué, bien plus compliqué évidemment que du côté israélien, où les conditions d’exercice sont quasi “normales”, mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire. »
L’info sur un fil
Confrontée au piège de la guerre de l’information menée par Israël, qui a placé la bande de Gaza sous une chape d’omerta, dénoncée par les médias français et internationaux, et bloque l’accès aux zones de combats pour les reporters étrangers, la rédaction a peur d’être également prise à celui… de la facilité. « Quand sur une tranche d’info, en une heure, vous avez 4 ou 5 entrées côté israéliens, nécessaires et légitimes sur la société israélienne, son deuil, l’horreur à laquelle elle fait face, et rien sur Gaza et la Cisjordanie, ou si peu, cela pose un souci ».
Le mot colon a disparu
Dans la pratique, ce déséquilibre ne répond à aucune consigne écrite. Aucun ordre de mobilisation n’a été délivré, pour favoriser un camp, ni interdiction d’évoquer un sujet. « C’est plus de l’ordre de l’auto-censure, d’une peur de froisser, embraye un reporter. Par exemple, on avait un bon sujet sur des bergers agressés par des colons en Cisjordanie. Mais dans le titre du sujet, le mot colon a disparu. »
Aux premiers jours de l’embrasement, le terme de guerre a toutefois été proscrit à l’antenne, comme s’en est justifiée le 12 octobre la direction, lors d’un point avec la Société des journalistes (SDJ). Un choix motivé par le souci de ne pas mettre sur le même plan un État, celui d’Israël, et une organisation politico-militaire, le Hamas. Une précaution levée, depuis.
Le non-dit Drahi, l’ombre d’I24
« Le dialogue n’est pas rompu avec la direction, elle parle et répond à la SDJ, assure un cadre de la chaîne. Après, est-ce qu’elle l’entend ? En tout cas, on a vu une évolution, à la marge, et une prise en considération. On a fait de très bons sujets, notamment sur les ambulanciers à Gaza, mais cela ne fait que rééquilibrer un peu la balance » sur laquelle pèse un long et profond non-dit.
Derrière ce non-dit, une ombre encombrante : celle de Patrick Drahi. L’homme d’affaires franco-israélien propriétaire de BFM n’a jamais fait mystère de sa proximité avec le gouvernement israélien, ni de son attachement à la défense de l’État hébreu. Le magnat des télécoms possède également i24, chaîne d’information israélienne ouvertement pro-gouvernementale, dont les bureaux parisiens sont logés dans le même immeuble que BFM.
Simple, pratique et problématique
« Quand Drahi nous a intégralement racheté en 2018, la couverture du Proche-Orient, qui était assurée par un correspondant, a été transférée à i24, se souvient un grognard de la rédaction. Il y avait l’argument de la mutualisation mais cela pose quand même un problème de ligne éditoriale. Et aux premiers jours du conflit actuel, on nous a mis dans les pattes les experts et correspondants d’i24. C’était simple, pratique et problématique. »
A l’instar du témoignage de Mael Benolliel : le reporter de la chaîne israélienne a livré sur l’antenne de BFM un long témoignage sur ce qu’il a vu lors de sa visite du kibboutz de Kfar Aza, l’un des lieux des massacres perpétrés par le Hamas.
« Cela a été estampillé comme un témoignage, mais la confusion BFM/i24 a été renforcée, regrette une voix de la rédaction française. Heureusement, on a pu rapidement envoyer nos propres équipes et ça a soulagé tout le monde…».
Le cas Julien Bahloul
Symbole de ce mélange des genres, le hiatus Julien Bahloul est symptomatique de cette difficulté. Cet habitué des plateaux a été un des premiers à intervenir sur la chaîne après l’attaque du Hamas, le 7 octobre. BFM TV le présente alors comme un simple « Franco-israélien vivant à Tel-Aviv », puis comme un « spécialiste de la société israélienne ». Des qualificatifs qui ont froissé la rédaction. En effet, Julien Bahloul n’est pas un simple citoyen vivant au sein de l’État hébreu : community manager de l’armée israélienne de 2012 à 2013 et attaché de presse, Bahloul a surtout officié en tant que porte-parole français (réserviste) de Tsahal, de 2018 à 2022. Entre ces deux périodes, il a exercé comme journaliste sur i24. Une double casquette qui représente normalement une ligne jaune infranchissable.
Éthiquement c’est problématique
« On a exprimé de gros doutes sur sa légitimité à parler. On n’a pas eu de réponse satisfaisante. Mais sur sa dénomination, on a expressément demandé à ce qu’il soit présenté comme ancien porte-parole de l’armée. Au début, c’était pas clair et éthiquement c’est problématique », s’agace encore un journaliste de la chaîne.
Au-delà de son CV, Bahloul affiche sur Twitter son soutien inconditionnel aux forces de défense israéliennes (IDF), relayant toutes les informations sur l’attaque du 7 octobre, sans précautions. Ainsi, quand un faux compte du Mossad annonce qu’un bébé a été brûlé dans un four par des membre du Hamas, peu importe qu’aucun organe officiel de l’État hébreu n’ait confirmé l’horreur : comme le relate Libération, Bahloul retweete et participe à l’amplification de cette fake news.
Cet engagement crée vis-à-vis de ses interventions un énorme malaise des journalistes de la chaîne. « Pourquoi lui ?, interroge l’un d’entre eux. On se pose tous la question ? Il y a plein de gens en Israël qui sont à même de témoigner de la situation. Est-ce que c’est un proche de Fogiel ? On n’en sait rien. »
En congés ces derniers jours, Marc-Olivier Fogiel, le directeur général de BFM, a promis de s’adresser à la rédaction pour dissiper les malentendus. « On ne veut pas encore faire de communiqué parce que la direction, notamment Fogiel, a tendance à se braquer, glisse un « vétéran » de la maison. Mais nous allons continuer à être vigilant. »
On est tellement habitué à obéir
Cette simili-fronde pourrait n’être qu’anecdotique. Dans une chaîne « à l’organisation aussi verticale », où « on est tellement habitué à obéir qu’on ne réfléchit même plus » – dixit un habitué de l’antenne -, elle semble révélatrice d’un mal plus profond.
Désormais talonné par ses concurrents CNews et LCI, en proie depuis 6 mois au départ de plusieurs têtes d’affiche (dont Bruce Toussaint, un des derniers en date), le leader de l’information en continu traverse une période de doute, qui contamine naturellement ses équipes. « Bien sûr qu’il y a un problème Drahi, mais quand on constate que les concurrents, sans faire d’infos, font presque les mêmes scores que nous cela pose des questions. Le conflit ne fait pas d’audimat et à un moment où le commentaire rapporte plus que le reportage ou l’analyse, cela va peut-être changer le modèle », craint un confrère.
« Il y a des rumeurs de rachat, l’inconnue Drahi, dont évidemment on ne parle pas à l’antenne, et le paysage de l’information dévoré désormais par les plateaux, liste le journaliste de BFM, autant de points qui posent des questions sur l’avenir de la chaîne et le chemin qu’elle doit prendre. » Un chemin que la couverture du Proche-Orient a encore encombré.
(1) Au 31 octobre, 31 journalistes ont été tués depuis le début du conflit selon le Comité de protection des journalistes (CPJ), une ONG américaine.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret
Source : Blast Info
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