Dimanche 10 septembre, le magazine qui suit le journal de la mi-journée sur la deuxième chaine était consacré… à Bernard Tapie, dont nos étranges lucarnes commémorent – on se demande bien pourquoi – l’anniversaire de la mort. Avec l’habituel défilé d’anciens copains – souvent coquins – y allant de leur couplet larmoyant sur les vertus supposées du disparu, cet homme « exceptionnel », « chaleureux », ce « battant » plein de « convictions ». Et pas un mot bien entendu sur les matchs truqués, les arbitrages achetés, les travailleurs licenciés, les mille et une combines, magouilles, mensonges, abus de confiance et autres escroqueries qui ont jalonné sa vie. Des morts, rien que du bien, disait ma grand-mère.
Quatre jours plus tôt, le 6 septembre, s’éteignait Marcel Boiteux. Un homme discret qui n’a eu cesse toute sa vie de servir son pays. Combattant engagé en Afrique du Nord pendant la guerre de 1939-45, économiste distingué, directeur général d’EDF en 1967, puis président en 1979 jusqu’à sa retraite en 1987, nous lui devons non seulement des travaux irremplaçables sur l’économie de l’électricité, mais aussi la modernisation d’EDF et le programme électronucléaire : pendant ses deux mandats, 56 réacteurs nucléaires ont été mis en chantier, et 42 mis en service. C’est lui qui a convaincu De Gaulle et Pompidou de l’intérêt d’adopter la filière eau pressurisée développée par les Américains – quitte à la « franciser » – plutôt que de poursuivre la filière graphite-gaz portée par le CEA (1). Choix difficile, mais qui fut capital dans le succès du programme électronucléaire, sur lequel Marcel Boiteux a su bâtir un consensus autant à l’intérieur de l’entreprise que dans l’opinion et dans l’ensemble des partis politiques. Là encore, ce n’était pas gagné d’avance.
A ses qualités professionnelles s’ajoutaient celles d’un homme d’exception. Marcel Boiteux était un homme délicieux, poli et cultivé, apprécié de ses collaborateurs et de l’ensemble des travailleurs de l’entreprise qu’il a tant contribué à construire. Jugement qui a survécu au passage des années : ce n’est pas tous les jours qu’une fédération syndicale publie un communiqué dithyrambique lors de la mort d’un ancien PDG. Marcel Boiteux était aussi un homme engagé, un militant du service public et de la souveraineté nationale, qu’il s’est employé à défendre jusqu’à son dernier souffle dans les papiers et les interventions qu’il publiait régulièrement.
Quel contraste, n’est-ce pas, entre cet homme discret et poli, dont l’intelligence et la ténacité nous laisse un œuvre dont nous profitons encore aujourd’hui – et pour laquelle il ne reçut qu’un juste salaire – et cet énergumène médiatique qui vécut comme un nabab de faillite en escroquerie, qui fit fortune en pompant les subventions publiques (2), qui truqua des matchs et acheta des arbitrages pour escroquer le trésor public. On s’attendrait à trouver ce contraste dans le traitement médiatique de leur souvenir… et on le retrouve bien, mais inversé. La mort de Tapie suscita il y a un an des réactions politiques de tous bords. Des réactions positives, cela va sans dire. Voici ce qu’écrivait « l’Obs », journal officiel de la gauche caviar, celle-là même qui fit de Tapie un ministre, le 4 octobre 2021 :
« Bernard Tapie, l’homme aux 1 001 vies, est mort dimanche 3 octobre à l’âge de 78 ans. Très vite, les réactions des personnalités politiques ont afflué : le président de la République Emmanuel Macron, le Premier ministre Jean Castex, le maire de Marseille Benoît Payan, la candidate socialiste à la présidentielle Anne Hidalgo, le patron des députés LREM Christophe Castaner et bien d’autres. Tous saluent l’homme d’affaires, le politique, le touche-à-tout. Et beaucoup louent son combat contre l’extrême droite. ». « Le Monde » de la même date, cite d’autres réactions dithyrambiques de personnalités du monde de la politique (Jean-Louis Borloo, Nicolas Sarkozy… et même Jean-Marie Le Pen). Les titres mêmes des articles sont révélateurs : « Après la mort de Bernard Tapie, Emmanuel Macron salue son « énergie », « source d’inspiration pour des générations ».
Maintenant, comparons avec les papiers annonçant la mort de Marcel Boiteux. Pour « l’Obs », c’est simple : il n’en parle même pas. Dans « Le Monde », on a droit au torrent de fiel : « L’ancien président d’EDF Marcel Boiteux, chantre du « tout-nucléaire, tout-électrique », est mort » ». Tapie est, pour ceux qui font les titres du quotidien du soir, une « source d’inspiration pour des générations », Boiteux n’est qu’un « chantre », un propagandiste du « tout-nucléaire, tout-électrique », et rien de plus. Et peu importe si l’un a consacré sa vie au service public, bâti le plus grand succès industriel français du XXème siècle, et l’autre n’a pensé qu’à lui-même ; que l’un ait dirigé avec distinction une entreprise vitale pour le pays, et l’autre un club de foot qu’il mena à la victoire en truquant des matchs.
Ce contraste devrait nous interroger sur les modèles que notre société propose à sa jeunesse. Quand elle fait de Tapie une « inspiration pour des générations » et de Boiteux un simple « chantre » d’idées discutables, quel message transmet-elle ? Quand la grossièreté est plus valorisée que la politesse, le bagout plus que la réflexion, l’amour de l’argent plus que celui du savoir, le service de soi plus que le service des autres, le cancre plus que l’étudiant brillant, les paillettes plus que la substance, quel genre de comportements encourage-t-on, quels modèles on donne ?
Posons la question autrement : si vous aviez un enfant, préféreriez-vous qu’il ressemble à Bernard Tapie ou à Marcel Boiteux ? J’ose croire que la plupart de mes concitoyens choisiraient la seconde option, parce qu’il y a chez eux un fond de « common decency » que quarante ans de bourrage de crâne néolibéral n’ont pas réussi à effacer. Ou du moins, ils feraient ce choix s’ils savaient qui est Marcel Boiteux. Seulement voilà, ils ne le savent pas. Parce que les médias ne leur diront pas, ou si peu. Parce qu’il n’y aura pas de biopic sur Netflix – alors qu’il y aurait tant à montrer sur ce que fut l’aventure du nucléaire français. De toutes les choses dont on a privé notre jeunesse, la plus grande privation est certainement le vol de la mémoire.
A ce propos, une anecdote racontée par un ami qui est passé par l’ENA : Lors de la beuverie qui met fin à la « semaine d’intégration » à cette vénérable école aujourd’hui disparue, et durant laquelle après un débat acharné la promotion entrante choisit son nom, mon ami a proposé au débat le nom de Raoul Dautry (3). « Raoul qui ? » fut la réponse de ses condisciples. Imaginez-vous : pour des jeunes cultivés que sont les énarques nouvellement recrutés, censés connaître par le détail l’histoire administrative et institutionnelle de leur pays, le nom de Dautry, qui joua un rôle fondamental dans la reconstruction, qui participa à la création d’institutions aussi marquantes que le CEA ou la SNCF, n’évoque plus le moindre souvenir, la moindre référence. Il est vrai qu’il n’a jamais fait l’objet d’un film ou d’un biopic (4) pas plus qu’on ne songe – n’étant ni femme, ni membre d’une minorité visible – à le faire rentrer au Panthéon. Médiatiquement, Dautry n’existe pas. Et de nos jours, ce qui n’existe pas médiatiquement n’existe pas tout court. Et cette amnésie ne touche pas que « la France d’en bas ». Même les énarques sont les victimes de cette occultation.
Tapie était régulièrement dans le fenestron quand il était vivant, et on a droit périodiquement à une piqure de rappel – toujours bienveillante – de ses frasques depuis qu’il est mort. Même dans pour son (court) passage en prison ou sa démission honteuse, il est portraituré dans le rôle de la victime. Je ne me souviens pas d’avoir vu une seule émission sur Marcel Boiteux, sa vie et son œuvre, depuis au moins vingt ans. Les frasques de Tapie, que nous avons tous payés de notre poche, sont connus de tous, l’œuvre positive d’un Boiteux, dont nous profitons encore aujourd’hui, est oubliée en dehors des cercles restreints de technocrates – au bon sens du terme – pour qui il reste une référence. Alors que le décès de Boiteux n’est même mentionné aux journaux télévisés, Tapie droit à un biopic sorti ces jours-ci et qui bénéficie d’un accueil médiatique tout à fait bienveillant pour ne pas dire plus (5). Je prends les paris que Boiteux ne bénéficiera jamais d’un tel honneur. Et cela pour une raison simple : Tapie représente les valeurs d’une classe dominante, celle qui au tournant des années 1980 s’est vautrée dans les « années fric », qu’elle évoque toujours avec nostalgie, comme en témoigne la révérence avec laquelle elle parle toujours de cette période. Tapie, c’était le bon temps, celui de l’insouciance, celui où un peu de bagout vous amenait loin. Boiteux représente des valeurs de ténacité, de sacrifice de soi, d’effort, d’engagement, du travail bien fait, valeurs rejetées par la classe qui aujourd’hui contrôle l’espace idéologique, culturel, médiatique. Des valeurs d’une France « de grand papa », « rance », à mille lieux de l’idéologie libérale-libertaire qui est dominante aujourd’hui. Lorsqu’un grand site de paris en ligne tapisse le métro parisien d’affiches proclamant que « le plus important c’est de gagner », c’est la vision de Bernard Tapie qui nous est proposée. Et le fait que ces affiches ne provoquent pas le rejet – ce qui aurait été le cas il y a quarante ans – montre combien cette idéologie s’est imposée depuis, jusqu’à devenir naturelle.
Marcel Boiteux était un survivant, un témoin d’une autre époque, le porteur de valeurs démodées dans notre monde néolibéral. Ceux qui choisiront de les garder vivantes, un peu comme les hommes qui apprenaient les livres par cœur dans le « Fahrenheit 451 » de Bradbury, continuer ses combats, dans l’obscurité que n’éclaireront pas les médias, trop occupés à faire la promotion des « gagnants » éphémères. Et s’il existe un paradis pour les constructeurs, Marcel Boiteux doit y être, et discute peut-être amicalement avec un autre Marcel, Paul de son nom (6), lui aussi un grand oublié. Un autre Marcel avec lequel il était en désaccord sur beaucoup de choses, mais dont l’œuvre se confond avec la sienne. Preuve s’il en fallait une qu’il est possible de réunir autour d’un grand projet collectif des hommes que leurs origines et leurs idées séparent, pour peu qu’ils partagent le sens de l’intérêt général. Dans ces temps de recul et de confusion, cela fait du bien de se le rappeler.
Descartes
(1) Le CEA ne s’est jamais totalement remis de ce choix. Pour comprendre l’affaire, il faut aussi voir que les priorités du CEA et d’EDF n’étaient pas les mêmes. Pour EDF, la priorité était de se doter de réacteurs économiquement efficients et fiables pour la production d’électricité. Pour le CEA, c’était la production de radio-isotopes, et surtout de plutonium de qualité militaire, ce que permettaient les réacteurs graphite-gaz, mais pas ceux à eau pressurisée.
(2) On oublie maintenant que Tapie fait fortune dans les années 1980 en rachetant des entreprises en difficulté. Ces rachats étaient souvent rendus possibles par des aides publiques importantes consenties par des élus désespérés voulant à tout prix maintenir des activités dans le contexte de chômage de masse naissant. Une fois rachetées, et après une période de décence aussi courte que possible, le personnel était licencié, l’entreprise dépecée et ses actifs vendus. Les piles Wonder sont l’exemple le plus achevé de cette technique.
(3) Polytechnicien, entré à la compagnie des chemins de fer du Nord, il met en place en 1914 « la voie des cent jours » permettant de ravitailler les troupes efficacement. Il dirigera ensuite les chemins de fer de l’Etat, et participera à la nationalisation des chemins de fer et à la création de la SNCF en 1936. Ministre de l’Armement entre septembre 1939 et juin 1940, il fera l’impossible pour mettre l’industrie française en ordre de marche pour équiper les armées. C’est lui qui organise la récupération du stock d’eau lourde norvégien puis sa mise en sécurité en Grande Bretagne. Il passera la guerre 1939-45 retiré à Lourmarin, où il prépare discrètement la reconstruction industrielle du pays. Cela lui vaudra d’être nommé ministre de la reconstruction et de l’urbanisme au GPRF de 1944 à 1946, puis administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique nouvellement créé, dont il est l’un des promoteurs et des fondateurs.
(4) Il apparaît, jouant son propre rôle, dans le film de 1948 « La bataille de l’eau lourde » de Jean Dreville, à côté de plusieurs acteurs de l’épisode, dont Lev Kowarski et Frédéric Joliot. A l’époque, on savait mettre en valeur ce genre de personnage, ce genre d’évènement. Ô tempora, ô mores…
(5) Le fait que le biopic en question soit réalisé par Tristan Séguéla, fils de Jacques, dont on connait l’entregent dans le milieu médiatique, n’a certainement aucun rapport avec cette bienveillance.
(6) Par une étrange coïncidence, le deuxième prénom de Marcel Boiteux, tel qu’il figure dans le décret qui lui confère la dignité de Grand Officier de la Légion d’Honneur, est Paul…
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir