BlackRock prend les commandes

BlackRock prend les commandes

par Joyce Nelson.

La presse financière traditionnelle a été remarquablement silencieuse au sujet de la désignation (le 24 mars) de BlackRock pour gérer l’énorme programme d’achat de dettes d’entreprise par la Réserve fédérale, en réponse à la crise du Covid-19. Ce silence pourrait avoir une explication simple : vous ne débinez pas votre patron si vous savez ce qui est bon pour vous.

Le PDG de BlackRock, Larry Fink, est sans doute maintenant l’homme le plus puissant du monde, supervisant non seulement le nouveau Fonds commun de placement de la Fed (potentiellement 4,500 milliards de dollars), mais également la gestion de 27,000 milliards de dollars de l’économie mondiale (cela avant même cette nomination en mars). En tant que plus grand gestionnaire d’actifs au monde, BlackRock gérait déjà 7,000 milliards de dollars pour ses clients-investisseurs mondiaux, ainsi que 20,000 milliards de dollars supplémentaires pour ses clients, via son logiciel de surveillance des risques financiers (appelé Aladdin).

Comme Andrew Gavin Marshall l’a expliqué : « Contrairement à une banque, les sociétés de gestion d’actifs ne gèrent pas et n’investissent pas leur propre argent mais le font au nom de leurs nombreux clients. Dans le cas de BlackRock, ces clients se présentent sous la forme de banques, sociétés, compagnies d’assurance, fonds de pension, fonds souverains, banques centrales et fondations »[1].

Avec 27,000 milliards de dollars sous diverses formes de gestion, BlackRock domine les secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier. Ce pouvoir financier largement consolidé est certainement sans précédent mais, comme BlackRock est impliqué dans pratiquement toutes les grandes entreprises de la planète (y compris les médias), même les concurrents de BlackRock (si tant est qu’on puisse les appeler ainsi) ne se sont pas exprimés à propos de la nomination de Fink.

À ce jour, seuls Pam Martens et Russ Martens à Wall Street sur Parade.com ont couvert l’événement de façon continue et intrépide[2].

Combien de renflouements ?

Matt Taibbi de Rolling Stone a appelé ce nouveau plan de sauvetage de Wall Street le « plan de sauvetage du dernier plan de sauvetage » de 2008[3]. On sait moins que le plan de sauvetage de Wall Street en 2008 était lui-même le plan de sauvetage d’un plan de sauvetage antérieur de Wall Street datant de 2001, dans lequel la Fed avait injecté plus de 100 milliards de dollars dans un secteur financier en difficulté (mis à mal par le dot.com bust, l’effondrement du dot.com) sous couvert de la crise du 11 septembre[4].

On a bien noté le fait que, lors du plan de sauvetage de 2008, Larry Fink, de BlackRock y a joué un rôle majeur, en conseillant les gouvernements et les entreprises sur la façon de gérer les actifs toxiques des banques en faillite. Mais quelque chose d’important est passé inaperçu.

Comme je l’ai écrit dans mon livre Beyond Banksters de 2016, ces gouvernements et sociétés ont demandé conseil à Fink, sans tenir compte du fait que, comme Fortune l’a rapporté en 2008, Larry Fink de BlackRock « avait été dès le départ un ardent promoteur de ces titres adossés à des hypothèques » qui sont responsables de la crise. « Maintenant, son entreprise gagne des millions à nettoyer ces actifs toxiques », ajoutait Fortune.

De toute évidence, au cours des années qui se sont écoulées entre le renflouement de Wall Street de 2001 et le renflouement de 2008, BlackRock a vu une opportunité et l’a saisie. Puis, lorsque ces titres sont devenus toxiques, BlackRock y a vu une autre opportunité et l’a de nouveau saisie. Malin.

BlackRock est un élément clé de mon livre (avec McKinsey & Company) parce que les deux sociétés jouent un rôle démesuré dans la politique du Canada depuis l’élection du premier ministre Justin Trudeau en 2015. Trudeau a créé une Banque des Infrastructures du Canada – que nous autres, serfs, appelons communément « Banque des Privatisations » – et a proposé de consacrer quelque 120 milliards de dollars aux dépenses d’infrastructure afin d’attirer les investissements du secteur financier international. Comme je l’ai écrit, en août 2016 Trudeau « faisait la cour à BlackRock » dans l’espoir qu’une partie de son énorme fleuve d’argent serait dirigée vers le Canada pour financer des projets d’infrastructure.

Bien sûr, ces investisseurs privés réclameraient un retour important sur leurs investissements (au moins 9%). Donc, la plupart de ces projets devaient être ; soit 1) la conversion pure et simple d’un actif public en un actif privé (vente de routes, ponts, ports, aéroports, compagnies des eaux, égouts, etc.) ; soit 2) la construction de nouvelles infrastructures (comme les transports en commun) dans le cadre d’un partenariat public-privé (P3) le secteur privé empochant les péages et fonctionnant sans risques avec des contrats à long terme ; soit 3) la combinaison intelligente des deux, permettant à un bien public existant de devenir un P3.

Affichant de façon scandaleuse l’arrogance des entreprises, le 14 novembre 2016, BlackRock organisa un sommet privé à Toronto auquel participa « un groupe restreint de grands investisseurs internationaux » avec des billions de dollars d’actifs. Ils eurent la possibilité de rencontrer et d’interroger le Premier ministre Trudeau, le ministre des Finances Bill Morneau, le ministre des Infrastructures Amarjeet Sohi et d’autres fonctionnaires fédéraux, mais la presse ne fut pas autorisée à y assister ni à enregistrer les « opportunités » que nos politiciens élus offraient à ces banquiers.

En dernier lieu, le 27 mars – le jour même où le Congrès américain  approuvait le projet de plan de sauvetage et faisait de BlackRock un surveillant financier clé – la banque centrale du Canada, l’établissement public la Banque du Canada (BoC), a soudainement annoncé que BlackRock agirait en tant que conseiller pour mettre en œuvre un nouveau programme de quantitative easing (baisse des taux d’intérêt pour les entreprises, création de monnaie, rachat des produits toxiques, ndt) – essentiellement un robinet d’argent pour le secteur des entreprises en difficulté.

Il n’y eut pas de processus d’appel d’offres pour cette désignation, et comme l’a noté un spécialiste financier, le gouverneur de la BoC, Stephen Poloz, parut « vouloir agir dans l’urgence, plutôt que de perdre du temps dans des procédures hasardeuses telles que des conflits d’intérêts, un processus d’appel d’offres précipité ou de ‘bad optics’ »[5].

Mais soyons clairs : les banques centrales des deux côtés de la frontière canado-américaine ont désormais placé BlackRock dans une position privilégiée pour conduire la politique monétaire et budgétaire des deux pays. C’est bien plus qu’une « bad optic ». C’est du corporatisme flagrant.

Il y a là une certaine ironie, qui mérite attention.

Lorsque j’ai écrit Beyond Banksters en 2016, BlackRock gérait à peine 15,000 milliards de dollars (pas les 27,000 milliards de dollars qu’il gère actuellement). Il n’est pas surprenant que, depuis plusieurs années, certains experts financiers demandaient que BlackRock soit reconnu comme un « Institut Financier d’importance systémique » (SIFI), ce qui signifierait qu’il serait soumis à beaucoup plus de régulations et devrait répondre à des exigences capitalistiques plus élevées de la part des régulateurs américains.

J’ai, par exemple, cité The Economist qui, en 2013, craignait qu’en raison du nombre de sociétés utilisant le logiciel de surveillance des risques financiers Aladdin de BlackRock, il existe un danger qu’elles « sautent toutes de la même manière » et ce faisant « aggravent la situation ».

De même, le Bureau de Recherche financière du Département du Trésor américain avait publié en 2013 un rapport indiquant en conclusion que les sociétés de gestion d’actifs comme BlackRock et les fonds qu’elles dirigent sont « vulnérables aux chocs » et « peuvent adopter un comportement de troupeau » qui pourrait amplifier une crise financière.

Mais BlackRock a longtemps exercé un lobbying intense pour ne pas être considéré comme un SIFI.

Plus tard, en 2014, les dirigeants de BlackRock ont ​​visionné une présentation PowerPoint confidentielle de la Réserve fédérale, qui expliquait que BlackRock pouvait poser le même risque financier que les grandes banques[6]. Irrité par cette nouvelle mise en question, BlackRock a exercé de fortes pressions pour contrer ce point de vue, et, comme je l’ai écrit en avril 2016, la société « a réussi à éviter une plus grande surveillance de la part des régulateurs des États-Unis ».

Considérons maintenant la position de BlackRock : le nouveau plan de sauvetage non seulement efface davantage la frontière entre la Réserve fédérale et le Trésor américain, mais place effectivement BlackRock dans une position de surveillance pour les deux organismes. Les malheureux employés de ces deux institutions qui avaient tenté de transformer BlackRock en SIFI ont maintenant affaire à Larry Fink. Malin.

Dans ce qui est à ce jour la critique la plus rigoureuse de la désignation de BlackRock, une lettre du mouvement Sunrise, datée du 27 mars et adressée au président de la Réserve fédérale Jerome Powell, a spécifié : « En donnant à BlackRock le contrôle total du programme de rachat des dettes, la Fed imbrique davantage les rôles du gouvernement et d’acteurs privés. Ce faisant, cela donne à BlackRock encore plus d’importance systémique dans le système financier. Et pourtant, BlackRock n’est pas soumis aux contrôles réglementaires que subissent des institutions financières d’importance systémique plus petites »[7].

Renflouements « cachés »

Les 30 signataires de cette lettre à Powell incluent Public Citizen, ainsi que de nombreuses organisations environnementales telles que Greenpeace, Indigenous Environmental Network, Amazon Watch, Stand.Earth et Rainforest Action Network. Ils expriment à juste titre leur inquiétude face aux nombreux conflits d’intérêts de BlackRock et notent en particulier : « …des programmes d’achat d’obligations d’entreprises tels que ceux-ci peuvent être en réalité des plans de sauvetage cachés de sociétés de combustibles fossiles, si des garanties climatiques adéquates ne sont pas appliquées. La Réserve fédérale ne devrait pas soutenir l’industrie qui détruit le climat et crée des risques supplémentaires pour le système financier. Un bon nombre de nos organisations demanderont au Congrès de prendre des mesures législatives pour empêcher cela »[8].

Quelques jours plus tard, le 3 avril, sept PDG d’Exxon Mobil, Chevron Corp., Continental Resources, Occidental Petroleum, Devon Energy, Phillips 66 et Energy Transfer ont eu une réunion privée avec le président Trump. Qui sait ce qu’ils ont demandé ou ce qui leur a été promis ?

Le New York Times a tenté d’assurer à ses lecteurs que BlackRock « ne crèerait pas de monnaie hors de la Réserve fédérale » et « ne gagnerait que des rémunérations relativement modestes » pour aider la Fed « à exécuter un programme d’achat d’obligations destiné à stabiliser les marchés perturbés par la pandémie »[9]. [9] Mais cette assurance passe largement à côté de l’essentiel: le «comportement de troupeau» dont un grand gestionnaire d’actifs comme BlackRock est capable et à propos duquel divers économistes ont exprimé leur inquiétude est beaucoup plus grave. Avec soixante-dix bureaux dans trente pays et une ferme de données appelée Aladdin qui surveille 24 heures sur 24 les 20 000 milliards de dollars d’investissements de ses clients, BlackRock a le potentiel pour façonner l’économie mondiale à son goût. Ajouté à cela le fait que BlackRock conseille désormais également la banque centrale du Canada.

Ici au Canada, nous attendons de voir si le gouvernement Trudeau accorde un nouveau plan de sauvetage à la société pétrolière d’Alberta. Il est probable que l’annonce en sera faite cette semaine – pour un montant probable de 15 milliards de dollars. Sachant que BlackRock est un actionnaire majeur de presque toutes les sociétés pétrolières impliquées dans les sables bitumineux (dans le monde entier), il sera difficile pour le gouvernement d’expliquer un tel sauvetage sans avoir l’air d’avoir suivi les directives de Larry Fink.

D’un autre côté, peut-être que cette pandémie a engendré une « nouvelle normalité » où il n’existe plus de « bad optics », seulement des actions urgentes et pragmatiques. Très malin.

Au fait

La dernière fois que la presse financière a consacré de nombreux reportages à BlackRock, c’était pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, lorsque de nombreux experts financiers ont échangé des ragots sur le désir et la capacité de Fink de devenir le secrétaire au Trésor d’Hillary Clinton. Bien sûr, le résultat des élections a changé tout cela. Mais maintenant, avec Larry Fink supervisant la fusion virtuelle de la Fed et du Trésor tout en conseillant Steve Mnuchin du Trésor, sa position pourrait être encore plus puissante que n’importe quelle nomination que Clinton aurait faite. Malin.

Comme Matt Taibbi l’a observé en 2009 lors du précédent sauvetage, « en créant une crise urgente qui ne peut être résolue que par ceux qui parlent couramment une langue trop complexe pour être comprise par les gens ordinaires, Wall Street a fait que la grande majorité des Américains ne peuvent plus contribuer à leur propre avenir politique ». C’était un crime dans les États confédérés d’apprendre à un esclave à lire, pourquoi : parce que l’alphabétisation, c’est le pouvoir. À l’ère des CDS [swaps sur défaillance] et des CDO [titres de créance garantie], la plupart d’entre nous sont des analphabètes financiers. En rendant une économie déjà trop complexe encore plus complexe, Wall Street a utilisé la crise de 2008 pour effectuer un changement historique et révolutionnaire dans notre système politique – transformer une démocratie en un État à deux niveaux, l’un avec des bureaucrates financiers branchés au-dessus et des clients désemparés au-dessous[10].

Gardez donc l’œil fixé sur votre caisse de retraite et sur la sécurité sociale, mes confrères serfs (ou devrais-je dire mes camarades esclaves ?). Larry Fink envisage depuis longtemps de privatiser la sécurité sociale et cette crise actuelle pourrait bien être la bonne occasion. Bien sûr, cela s’appellera quelque chose d’inoffensif, de tiède, de flou, comme la loi CARES, et elle sera accueillie dans les médias traditionnels comme une décision urgente et pragmatique.

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[1] Andrew Gavin Marshall, Dénoncer BlackRock : qui a peur de Laurence Fink et de son écrasante institution ? Occupy.com, 23 décembre 2015.

[2] Pam Martens et Russ Martens, Icahn appelle BlackRock «une entreprise extrêmement dangereuse»; la Fed l’a choisie pour gérer ses programmes de renflouement d’obligations d’entreprises, wallstreetonparade.com, 30 mars 2020.

[3] Matt Taibbi, Bailing Out the Bailout, Rolling Stone, 31 mars 2020.

[4] Pam Martens, Regard sur le 11 septembre dans le contexte du renflouement de Wall Street en 2008, Wall Street sur Parade.com, 8 septembre 2016.

[5] Kevin Carmichael, Pourquoi la Banque du Canada a besoin de l’aide de BlackRock, Financial Post, 27 mars 2020.

[6] Ryan Tracy et Sarah Krouse, Une entreprise obtient tout ce qu’elle veut à Washington : BlackRock, The Wall Street Journal, 20 avril 2016.

[7] Sunrise Movement, Trente groupes publient une lettre à la Fed exprimant leurs préoccupations concernant les détails de l’accord BlackRock, Common Dreams, 27 mars 2020.

[8] Ibid., Lettre à l’honorable Jerome Powell, 27 mars 2020.

[9] Matthew Goldstein, La Fed publie les détails du BlackRock deal en réponse au virus, The New York Times, 27 mars 2020.

[10] Matt Taibbi, Comment Wall Street utilise le plan de sauvetage pour organiser une révolution, Rolling Stone, 2 avril 2009.

source : https://www.counterpunch.org

via http://lagazetteducitoyen.over-blog.com

Source: Lire l'article complet de Réseau International

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