Article de Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, pour la Rossiyskaya Gazeta sur le 50e anniversaire du coup d’État militaire chilien, 11 septembre 2023.
Source : Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, le 11 septembre 2023
Traduction : lecridespeuples.fr
Il y a cinquante ans, le 11 septembre 1973, un événement important s’est produit au Chili, qui a été un immense choc pour la communauté mondiale. Le gouvernement d’unité populaire a été renversé par un coup d’État sanglant et la dictature militaire de la junte dirigée par le général Pinochet a été créée. Le monde entier a vu des photos d’avions de combat patrouillant au-dessus du palais présidentiel de La Moneda, dans le centre de Santiago, ainsi que du président légitimement élu Salvador Allende dans ses derniers instants, défendant les fondements démocratiques du pays avec un casque sur la tête et une mitrailleuse à la main.
Pour citer Pablo Neruda, célèbre poète chilien et prix Nobel, qui a ardemment condamné les usurpateurs : « … des hyènes ravageant notre histoire, des nuisibles rongeant des drapeaux hissés avec tant de sang et de feu ». Le poète, décédé peu après le coup d’État, est considéré comme l’une de ses victimes les plus connues.
Le coup d’État dans le lointain Chili a également ébranlé notre pays : Salvador Allende était largement connu ici, pour s’être rendu à Moscou à plusieurs reprises, notamment pendant son mandat de président. L’Union soviétique s’est activement engagée dans la campagne internationale visant à manifester sa solidarité avec le peuple chilien et à offrir refuge à de nombreux exilés politiques. Nous avons exigé la libération du fils héroïque du Chili, Luis Corvalan, de son emprisonnement dans un camp de concentration, et nous avons réussi à atteindre cet objectif. Nous avons refusé de participer à un match de football important au Stade national de Santiago, qui servait de centre de détention et était baigné du sang des patriotes chiliens. Nos citoyens chantaient des chansons écrites par Victor Jara, auteur-compositeur-interprète chilien emblématique brutalement assassiné, Venceremos (Nous gagnerons) et El Pueblo Unido Jamas Sera Vencido (Le peuple uni ne sera jamais vaincu).
J’irais jusqu’à dire que la tragédie du Chili est devenue notre tragédie, et que l’histoire du Chili est également devenue une page de notre histoire.
Les événements violents qui ont eu lieu il y a un demi-siècle ont éteint la tradition démocratique au Chili pendant dix-sept ans, devenant une fracture politique dans l’histoire moderne du pays et apportant au monde entier certaines leçons importantes pour les générations à venir.
Il est de notoriété publique que le gouvernement de l’Unité populaire, dirigé par le leader socialiste Salvador Allende, est arrivé au pouvoir en 1970 à la suite de la libre expression de la volonté des électeurs chiliens, conformément à la procédure prévue par la Constitution de la République. L’Unité Populaire avait acquis une dimension internationale évidente, cherchant à abandonner la dépendance extérieure et à renforcer les bases nationales et latino-américaines. L’alliance de gauche vise l’indépendance politique et économique du Chili et rejette les méthodes d’influence internationale telles que la discrimination, la pression, l’intervention ou le blocus. L’Unité Populaire va revoir et, si nécessaire, dénoncer les accords qui imposent au pays des obligations limitant sa souveraineté ; elle entend également maintenir des relations avec tous les pays, quelle que soit leur orientation politique et idéologique. L’alliance considère l’Organisation des États américains comme un instrument de l’impérialisme nord-américain et demande que l’on s’efforce de créer une organisation qui représente réellement les États d’Amérique latine.
Si l’on suit la logique néocoloniale notoire de la Maison Blanche, ces plans stratégiques des dirigeants chiliens représentaient de toute évidence une menace quasi existentielle pour les États-Unis. Washington a toujours été opposé à l’idée même que d’autres États aient le droit de choisir leur propre modèle de développement politique et socio-économique, qu’ils soient guidés par leurs propres intérêts nationaux, qu’ils renforcent la souveraineté des États et qu’ils respectent l’identité culturelle et civilisationnelle.
Je préfère ne pas entrer dans les détails de la situation politique et de la politique économique du Chili pendant cette période. Il s’agit d’une question exclusivement interne au pays, et c’est au peuple chilien d’en tirer les conclusions. Cependant, il est évident que bon nombre des défis auxquels le gouvernement Allende était confronté ont été, dans une large mesure, non seulement provoqués, mais aussi directement orchestrés par des hommes politiques et des hommes d’affaires occidentaux.
Les documents d’archives américains déclassifiés n’ont fait que confirmer ce que l’on savait déjà immédiatement après le coup d’État. Avant même que Salvador Allende ne prenne ses fonctions, Washington avait mené une politique visant à le renverser, en utilisant tout un arsenal de méthodes de chantage politique et de pression, en s’efforçant de déstabiliser la situation interne du pays.
Cette vaste panoplie d’outils comprenait le déclenchement d’une guerre économique multiforme (y compris l’isolement extérieur et les menaces de restrictions à l’encontre des partenaires étrangers du Chili) ; le financement de l’opposition et des organisations de la société civile antagonistes ainsi que de la fameuse « cinquième colonne » ; des mesures de pression informationnelle et psychologique et la désinformation des citoyens par le biais de médias contrôlés ; la promotion de la « fuite des cerveaux » ; la provocation de la confusion dans le mouvement professionnel ; la création et le parrainage d’organisations d’extrême-droite et de groupes militants radicaux ; le chantage politique, les provocations et la violence à l’encontre des partisans du nouveau gouvernement. En d’autres termes, les Américains ont fait un usage intensif des outils qui, sous leur forme concentrée, ont été baptisés plus tard « révolutions de couleur ».
S’adressant à la communauté internationale lors de l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 1972, Salvador Allende a exprimé sa frustration face à la situation : « Il y a eu des efforts pour nous isoler du monde, étrangler l’économie et paralyser la vente du cuivre, notre principal produit d’exportation, et nous empêcher d’accéder au financement international. Nous sommes conscients que lorsque nous dénonçons le blocus financier et économique par lequel nous avons été attaqués, il est difficile pour l’opinion publique internationale et même pour beaucoup de nos compatriotes de comprendre facilement la situation, car il ne s’agit pas d’une agression ouverte, proclamée publiquement devant le monde entier. Bien au contraire, il s’agit d’une attaque sournoise et double, tout aussi préjudiciable pour le Chili ».
Nous disposons aujourd’hui d’un grand nombre de documents accessibles au public qui révèlent le rôle peu recommandable du Département d’État américain et de la Central Intelligence Agency (CIA), ainsi que d’autres départements américains, dans ces événements. Il s’agit notamment de documents, déclassifiés en 1998, sur une opération de la CIA portant le nom de code FUBELT, qui visait à renverser Allende. Dès septembre 1974, Seymour Hersh, célèbre journaliste d’investigation américain et lauréat du prix Pulitzer, a été l’un des premiers à révéler les activités subversives de la Maison Blanche à l’égard du Chili. En 1982, il a publié un article d’investigation sur le sujet, « Le Prix du Pouvoir : Kissinger, Nixon et le Chili ». De quoi ouvrir les yeux.
Le cynisme des hommes politiques américains est stupéfiant. Selon des documents de la CIA, Richard Nixon, alors président, a ordonné que des mesures soient prises pour « faire hurler l’économie » au Chili, tandis qu’Edward Korry, ambassadeur des États-Unis au Chili à l’époque, a déclaré que la tâche des États-Unis était « de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour condamner le Chili et les Chiliens au dénuement et à la pauvreté les plus extrêmes ». Les États-Unis ont lancé un boycott des exportations de cuivre chilien, un produit stratégique dont le pays tirait ses principales recettes en devises, et ont gelé les comptes bancaires chiliens. Les entrepreneurs locaux ont commencé à transférer des capitaux à l’étranger, supprimant des emplois et créant des pénuries alimentaires délibérées.
Un rapport remis au Sénat américain, Covert Action in Chile, 1963-1973, révèle que dès 1971, l’Export-Import Bank of the United States a interrompu ses transactions chiliennes et que, de 1971 à 1973, la Banque mondiale n’a pas accordé de nouveaux prêts au Chili.
Des entreprises américaines ont été directement impliquées dans les activités clandestines illégales de la CIA. Il s’agit notamment d’ITT, une célèbre société de télécommunications qui a collaboré avec les nazis et que le gouvernement Allende a tenté de nationaliser.
Ce mode opératoire véritablement machiavélique a permis à ceux qui ont orchestré le coup d’État dans le pays sud-américain d’atteindre leur objectif. Ce « test » ayant été couronné de succès, cet ensemble d’actions destructrices est devenu une sorte de modèle que Washington et ses satellites continuent d’utiliser à l’égard des gouvernements souverains du monde entier.
Les Occidentaux violent constamment le principe fondamental de la Charte des Nations unies de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Le troisième tour des élections en Ukraine, orchestré fin 2004, ainsi que les révolutions colorées en Yougoslavie, en Géorgie et au Kirghizstan en sont des exemples. Enfin, il y a eu le soutien franc au coup d’État sanglant de Kiev en février 2014, ainsi que les tentatives persistantes de répéter le scénario de la prise de pouvoir par la force au Belarus en 2020. Il convient également de mentionner la fameuse doctrine Monroe, que les Américains semblent vouloir étendre à l’échelle mondiale afin de faire du monde leur « arrière-cour ».
Mais cette politique néocoloniale et ouvertement cynique menée par l’Occident collectif se heurte à une résistance croissante de la part de la majorité mondiale, qui est manifestement fatiguée du chantage et des pressions, y compris des jeux de pouvoir, et également lasse des sales guerres de l’information et des jeux géopolitiques à somme nulle. Les États du Sud et de l’Est sont prêts à choisir leur propre destin et à mener une politique intérieure et étrangère nationale plutôt que de tirer les marrons du feu pour les anciennes puissances coloniales.
Les relations diplomatiques entre la Russie et le Chili ont été rétablies immédiatement après l’effondrement du régime de Pinochet en mars 1990 ; elles n’ont cessé de se développer depuis lors. Je suis persuadé que cela restera le cas à l’avenir, quelles que soient les tendances opportunistes que certains hommes politiques chiliens pourraient suivre. Nous sommes unis par des chapitres communs de l’histoire, par le grand océan Pacifique et par nos liens commerciaux et économiques, ainsi que par nos échanges culturels, humanitaires et éducatifs. Au fil des ans, la Russie a reçu la visite des présidents chiliens Patricio Aylwin, Ricardo Lagos et Michelle Bachelet, tous trois représentant des courants politiques différents, mais accordant toujours une attention particulière au développement des liens d’amitié entre nos pays. Je suis convaincu que les traditions établies par Salvador Allende et poursuivies par ses fidèles disciples se renforceront dans l’intérêt de nos nations.
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