C’était il y a quarante ans, le jeudi 1er septembre 1983. Un Boeing 747 commercial de la compagnie sud-coréenne Korean Airlines, le vol « KAL 007 », parti d’Anchorage (Alaska) pour Séoul (Corée du Sud) s’écrase en mer à proximité de l’île de Sakhaline, non loin de la côte sibérienne [1]. On ne retrouvera aucun survivant parmi les 269 passagers (dont 22 enfants de moins de 12 ans) et membres de l’équipage.
Fait à première vue étrange : après avoir quitté Anchorage, l’appareil s’est peu à peu éloigné de la route aérienne internationale qui lui était dévolue pour rejoindre Séoul ; il s’est bientôt retrouvé à survoler le territoire de l’Union soviétique, plus précisément la péninsule du Kamchatka, puis la Mer d’Okhotsk, ainsi que le sud de l’île de Sakhaline. Avant de disparaître corps et biens…
Mais il y a plus. Dans les heures qui suivent, les États-Unis révèlent que l’avion a été abattu par un chasseur soviétique, « un acte inqualifiable » que rien n’excuse. L’information suscite un tollé général contre le Kremlin (y compris en France). Une catastrophe aérienne se transforme en crise internationale [2] : les Soviétiques deviennent des assassins du ciel.
Et puis l’inquiétude règne : « Qu’un état-major militaire ait pu donner l’ordre à des pilotes de chasseurs à réaction d’utiliser leurs missiles pour anéantir un avion de ligne facilement reconnaissable – c’est le cas du Boeing 747 – laisse penser que le dérapage dans la guerre nucléaire est possible », résume Serge July dans Libération.
1983, année de tous les dangers
Revenons au contexte. La Guerre Froide, entre blocs de l’Ouest et de l’Est, bat alors son plein. Le Mur de Berlin semble intangible. La Russie soviétique, enlisée en Afghanistan, pays qu’elle a envahi en 1979, déploie depuis plusieurs années des missiles nucléaires SS-20, plus perfectionnés que jamais. En réaction, les Américains installent en Europe des missiles nucléaires Pershing et des missiles de croisière, ce qui se heurte à l’opposition des mouvements pacifistes [3]. Ronald Reagan, élu en 1980 Président des États-Unis, durcit le ton contre Moscou, proclamant que « l’Amérique est de retour ». De part et d’autre du Rideau de Fer, on redoute la « provocation » de trop, ou pire, une attaque surprise, un « Pearl Harbor » ou un « Barbarossa » atomique que camoufleraient de gigantesques exercices militaires [4].
En 1983, précisément, la tension est à son comble. Reagan lance « l’Initiative de défense stratégique », aux fins de doter l’Amérique d’un bouclier anti-missiles infaillible, puis qualifie l’URSS d’« empire du mal ». À Moscou, on peine à comprendre la doctrine du chef d’État américain, qui allie fermeté de principe, dureté rhétorique, sens du spectacle, le tout assaisonné d’une dose certaine de pragmatisme [5]. Si bien que le Kremlin intensifie l’opération RYAN, déclenchée en 1981 pour découvrir si la Maison-Blanche ne fomente pas une offensive nucléaire [6]. Et parce qu’on n’est jamais trop imprudent, il prépare une campagne d’attentats terroristes en Europe de l’Ouest [7]…
Il est vrai que les dirigeants soviétiques sont vieillissants et usés : Leonid Brejnev est décédé en 1982 ; son successeur, l’ancien directeur du KGB Iouri Andropov, est lui-même malade et mourra le 9 février 1984 [8]. À l’Ouest, on s’interroge : y a-t-il un pilote dans l’avion soviétique [9] ? Ce qui suscite une autre question : la destruction du vol KAL 007 aurait-elle été ordonnée par des « faucons » pour empêcher, sciemment, tout dialogue Est-Ouest ?
Protestations internationales, obstruction soviétique
Face à cette tragédie, le Président Reagan reste fidèle à son mantra : agressivité verbale, prudence diplomatique. Lors d’une allocution télévisée exceptionnelle, le 5 septembre 1983, il accuse l’URSS de « massacre », et même de « crime contre l’humanité ». Mais il ne cherche pas à mettre le feu aux poudres, et n’exerce aucune véritable mesure de rétorsion [10]. Ce dont il est question, c’est de mots, de médias, de scoops, bref : de récits [11].
À ce jeu, Washington marque indiscutablement des points, notamment en rendant publics le 5 septembre 1983, grâce aux interceptions réalisées par ses stations d’écoutes, les messages radio adressés à sa hiérarchie par le pilote de chasse soviétique ayant abattu le Boeing sud-coréen, non sans les expurger partiellement pour écarter l’hypothèse que les Soviétiques aient pu commettre une erreur. L’opinion publique internationale fulmine, les pacifistes occidentaux sont pris de court, ce qui facilite la mise en place des missiles Pershing en Europe de l’Ouest.
Au demeurant, les Soviétiques s’évertuent à indigner le monde. Ils refusent de participer aux investigations internationales, dépêchent même des navires militaires et civils sur place pour gêner les recherches. Comme le révélera la revue soviétique Izvestia en 1991 (en pleine Glasnost), ils retrouvent l’épave près de l’île de Moneron, deux mois après le crash, et récupèrent les boîtes noires… mais se gardent bien de le signaler. Il faudra attendre 1992 pour que Moscou, après avoir nié les avoir en sa possession, remette ces précieux enregistreurs à la Corée du Sud.
La version soviétique, une théorie complotiste…
En pratiquant l’obstruction, le Kremlin tente d’asseoir sa propre version des faits, laquelle peine à se mettre en place [12], et accumule les mensonges et les allégations complotistes.
Tout d’abord, les Soviétiques nient avoir connaissance du sort du Boeing ; puis, sans jamais avouer expressément l’avoir abattu, ils indiquent que l’avion a dévié de sa route pour violer leur espace aérien, tous feux éteints, sans répondre aux messages radio, ni réagir à des coups de semonces (par balles traçantes) d’un de leurs avions de chasse ; à partir du 3 septembre, ils décrivent le vol KAL 007 comme une mission d’espionnage, une provocation, mais sans exclure que leur armée de l’air ait pu le confondre avec un avion militaire américain RC-135 (dont la silhouette, quoique bien plus réduite, peut évoquer celle d’un Boeing 747) [13].
Enfin, le 9 septembre, plus d’une semaine après les faits, le maréchal Ogarkov, chef de l’État-Major Général de l’Armée rouge, admet que la chasse soviétique a « interrompu » le vol KAL 007, mais que ce dernier n’était autre qu’un avion espion maquillé en appareil civil : le Boeing survolait illégalement l’URSS, notamment une base nucléaire de la péninsule du Kamchatka ; d’ailleurs, un avion de reconnaissance américain de type RC-135 avait également été repéré, sa trajectoire croisant parfois la route empruntée par l’avion sud-coréen, ce qui avait alerté la défense anti-aérienne russe ; le Boeing, loin de répondre aux signalements, aurait tenté d’échapper aux poursuites avant d’être abattu. « Nous avons tenté de sauver des vies », ose ajouter un responsable du Parti communiste d’URSS.
En d’autres termes, raille Ronald Reagan dans son journal, « les Soviétiques ont intensifié leur campagne de propagande pour nous dépeindre comme les méchants, le KAL comme un avion espion et eux-mêmes comme protégeant leurs droits ».
« La provocation sophistiquée, organisée par les services spéciaux américains et utilisant un avion sud-coréen, est un exemple d’aventurisme extrême en politique », insiste Andropov dans la Pravda du 29 septembre 1983 [14]. Qu’ils y croient ou non, les Soviétiques n’en démordront pas jusqu’à l’effondrement du Bloc de l’Est (y compris sous formes de caricatures, non sans se répéter) [15].
Pour les besoins de la cause, ils font feu de tout bois. Le vol KAL 007 aurait décollé d’Anchorage avec quarante minutes de retard ? Un tel délai aura servi à coordonner son vol avec un satellite espion américain ! L’ancien chef d’État américain Richard Nixon avait été invité à une conférence en Corée du Sud ? Il aurait également réservé une place sur le vol tragique… puis l’aurait annulée sur demande de l’inévitable CIA !
Allégations vite réfutées : l’heure de décollage a été fixée de telle sorte que l’avion, qui avait atterri avec de l’avance à Anchorage, se pose à Séoul après 6 heures du matin (heure locale), à savoir l’heure d’ouverture des services de douane et de police de l’aéroport [16] ; quant à Richard Nixon, il n’a jamais été question qu’il voyage à bord du Boeing [17].
… indirectement confortée par des cachotteries américaines, sud-coréennes et japonaises
Tout de même, ces dissimulations, combinées à ces allégations, épaississent l’écran de fumée soviétique autour de l’événement. Dans le « monde libre », les médias sont bien en peine de compléter un puzzle auquel manquent plusieurs pièces d’importance.
L’attitude d’autres protagonistes n’aide guère à y voir clair. Les États-Unis, notamment, admettent le 4 septembre 1983 qu’un de leurs avions de reconnaissance RC-135 volait dans les parages quelques heures avant le passage du vol KAL 007 : dont acte, mais le fait les embarrasse, car il pourrait établir que l’aviation russe a abattu le Boeing par erreur, et donc que Washington est allé trop vite en besogne, voire a manipulé la vérité en accusant Moscou de « crime contre l’humanité » [18]. Quant au Japon, qui a également intercepté le trafic radio soviétique, il refuse de divulguer ses transcriptions pour protéger son propre système de renseignements [19].
De surcroît, les actions indemnitaires des ayants droit des victimes épaississent involontairement le mystère. D’abord parce que leurs avocats surexploitent des éléments du dossier pour mettre en cause la responsabilité de l’État américain (accusé de carences dans son système radar [20] et aussi de ne pas avoir alerté le Boeing des risques qu’il encourait [21]). Ensuite parce que ces procès incitent la Federal Aviation Administration (l’agence fédérale américaine chargée de la réglementation et du contrôle des vols aériens) à garder le silence pour les besoins de sa défense ; la Corée du Sud, à commencer par les KAL elles-mêmes (dans la tourmente après la catastrophe), font également preuve de retenue, de crainte de froisser l’allié américain et de voir leur responsabilité juridique engagée, de sorte qu’elles défendent l’équipage du Boeing, qui n’aurait pas commis d’erreur de pilotage [22].
Prolifération des allégations conspirationnistes
Mensonges soviétiques et réticences occidentales servent les théories du complot sur le sujet. D’abord en stimulant des pseudo-enquêteurs érigeant le fantasme à la hauteur de méthode historique, et ignorant (volontairement ou non) les bases de la navigation aérienne. Ensuite en amenant les médias, qui maîtrisent mal un dossier incomplet (et techniquement ardu), à offrir trop de résonance à leurs divagations [23].
Dès lors, se répand l’idée, d’inspiration soviétique, que le vol KAL 007 camouflait une opération d’espionnage sophistiquée, organisée au plus haut niveau et destinée à « tester » la défense aérienne russe, ou à espionner des bases militaires de Sibérie. Un de ses principaux propagateurs, David Pearson [24], a même droit à des commentaires élogieux dans le New York Times alors que, titulaire d’un diplôme de sociologie, il révèle en la matière une ignorance aussi abyssale qu’est colossale sa mauvaise foi, comme l’établira un authentique spécialiste. D’autres plumitifs, tout aussi ignares, s’inscrivent dans son sillage, bâclant leurs recherches et manipulant leurs sources [25].
Au fond, il faudrait croire à une conspiration réunissant l’US Air Force, la CIA, Korean Airlines et ses pilotes, la NSA, sans oublier la Maison-Blanche, les gouvernements japonais et sud-coréen, ainsi que l’Organisation de l’aviation civile internationale (ci-après OACI), l’organisme de l’ONU qui a enquêté sur l’affaire ! Et comme pour tout événement historique déformé par le complotisme, ces légendes vont aller en s’amplifiant. Un célèbre complotiste, Fletcher Prouty, pseudo-spécialiste de l’Affaire Kennedy, partisan de la Scientologie et mythomane à ses heures, soutient ainsi que la CIA a fait exploser le Boeing [26]. Selon d’autres, le Boeing aurait amerri, ou aurait atterri sur une île, puis les Soviétiques auraient capturé et mis au secret équipage et passagers [27] ! À moins qu’il n’ait été mêlé à une véritable bataille aérienne opposant l’armée de l’air soviétique à l’US Air Force [28]…
A l’origine du drame : une erreur grossière de navigation de l’équipage sud-coréen…
Revenons donc aux données du problème, à savoir : comment le Boeing sud-coréen a-t-il pu à ce point dévier de sa route ? Et pourquoi les Soviétiques l’ont-ils descendu ? Des enquêtes, notamment celle de l’OACI, mise à jour en 1993, ou encore celles d’experts non-officiels tels que Murray Seale, ont, à dire vrai, établi des hypothèses crédibles dès la première moitié des années 1980 [29]. La chute de l’URSS a également permis de rendre publics le contenu des boîtes noires ainsi que les messages échangés par l’Armée rouge lors du drame, si bien que les transcriptions des communications de l’ensemble des protagonistes ont été mises en ligne.
De ces investigations, il ressort qu’à l’évidence l’équipage du Boeing sud-coréen a commis « une énorme bourde », selon l’expression d’un spécialiste aéronautique, Jean-Pierre Otelli [30]. Et pour cause : l’équipage s’est trompé dans la programmation d’un instrument de navigation !
L’appareil, en effet, devait voler en pilotage automatique, indispensable sur une aussi longue distance, de surcroît en pleine nuit. Pour ce faire, il appartenait à l’équipage, avant le départ, d’introduire dans le dispositif INS, c’est-à-dire des centrales inertielles, les différentes coordonnées de la route aérienne, pour, après avoir quitté l’aéroport d’Anchorage, « laisser voler » et atterrir sans erreur ni retard à Séoul. Hélas, les pilotes ont utilisé, sans doute par négligence, un autre mode de pilotage automatique, la « tenue de cap », à savoir laisser le Boeing suivre un cap précis, plutôt qu’une route préalablement enregistrée sur l’INS… De sorte que le Boeing a volé en tenant le même cap [31], s’éloignant d’heure en heure de la route commerciale vers Séoul, mais se rapprochant dangereusement du territoire soviétique, jusqu’à survoler la péninsule du Kamchatka. Petite cause, grosses conséquences !
Erreur grossière, assurément, aggravée par l’absence de vérification de l’équipage [32]. Erreur rarissime, c’est exact, mais déjà commise [33]. Faut-il incriminer les conditions de travail au sein des KAL, qui auraient épuisé l’équipage ou l’auraient incité à ne pas corriger leur erreur [34] ? Comme le note l’OACI, les pilotes étaient bien formés, expérimentés, et en bonne condition physique [35]. Leurs échanges étaient d’ailleurs détendus et d’une grande banalité, ce qui réfute la thèse selon laquelle ils étaient en mission d’espionnage (et, incidemment, amène à comprendre pourquoi les Soviétiques tenaient tant à conserver les boîtes noires, qui disqualifiaient leur propagande).
… doublée d’une réaction calamiteuse de la défense aérienne soviétique
À l’inverse, lorsque le Boeing est détecté par leurs radars, les Soviétiques sont sur les nerfs. « 1983 a été une année difficile pour nous, déclarera en 1991 le pilote de chasse Gennady N. Osipovitch, affecté dans le secteur. Les Américains ont intensifié leurs vols de reconnaissance dans notre région. Et nous avons donc été obligés de réagir. Nous détestions particulièrement l’avion de reconnaissance électronique RC-135. » Sans doute, mais c’était de bonne guerre : l’armée de l’air russe missionnait elle aussi des avions de reconnaissance, notamment des TU-95 Bear, pour photographier les territoires étrangers, tels que l’Alaska, et tester les défenses antiaériennes locales [36] – et continue de le faire, y compris en 2022.
Toujours est-il que, dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1983, les Soviétiques repèrent un avion RC-135, en mission au nord-est du Kamchatka pour espionner un test de missile russe. L’intrus s’éloigne ensuite, disparaissant des écrans radars, mais lorsque c’est au tour du Boeing d’apparaître non loin, les opérateurs russes supposent logiquement, faute de système de détection plus précis, qu’il s’agit du RC-135… lequel, cette fois, viole crânement l’espace aérien de l’URSS !
Ce qui suit n’est guère à l’honneur des compétences soviétiques. La chaîne hiérarchique se disloque dans la confusion la plus extrême : c’est la nuit, il faut réveiller pilotes et responsables, lesquels ne donnent pas l’impression d’être au mieux de leur forme ; si des officiers supérieurs n’excluent pas avoir affaire à un vol commercial malencontreusement égaré, d’autres, comme le général Anatoly Kornukov, qui commande sur place la 40e division aérienne de chasse, n’y croient pas une seconde [37]. Il faut attendre un peu moins de deux heures après la découverte du mystérieux avion pour que décollent enfin les premiers chasseurs, des Mig-23. Réaction trop tardive, d’autant que les intercepteurs soviétiques n’ont droit qu’à une quantité limitée de carburant pour les empêcher de faire défection au Japon, ce qui réduit d’autant leur autonomie [38] !
Des tentatives d’identification et de signalement particulièrement bâclées
Les Mig-23 vont donc manquer le vol KAL 007. Mais un autre intercepteur, un Sukhoï-15 piloté par Gennady Osipovitch, repère la « cible » et s’en rapproche. Contrairement à ce que prétendront ensuite les Soviétiques, Osipovitch découvre un avion volant feux allumés (ce qu’il communique à sa hiérarchie), l’identifie comme un Boeing (ce qu’il tait à sa hiérarchie) [39], ne tente pas de le joindre par radio, tente des appels lumineux, ne tire aucune balle traçante mais des obus perforants, sans utilité.
Après ces tentatives d’identification et de signalement manifestement bâclées [40], Osipovitch remarque que le Boeing ralentit. En effet, l’équipage sud-coréen, totalement inconscient du danger, s’apprête à gagner de l’altitude, procédure standard quand l’appareil a consommé une partie du carburant, ce qui l’a rendu plus léger. Le pilote soviétique en déduit que l’appareil effectue une manœuvre d’évitement. Le général Kornukov, qui redoute que l’avion ne s’échappe vers les eaux internationales, donne l’ordre de mise à mort [41]. Il faut encore plusieurs minutes à Osipovitch pour se positionner, puis tirer deux missiles, et rapporter, sans se douter que les Américains l’écoutent et l’enregistrent : « La cible est détruite. »
En vérité, le Boeing n’a pas explosé en plein vol mais, sérieusement endommagé, perd de l’altitude. Kornukov exige de l’achever. Des Mig-23 arrivent sur les lieux mais ne l’aperçoivent pas – ou, peut-être peu désireux de descendre ce qu’ils auraient identifié comme un avion civil, feignent de ne rien voir pour justifier leur abstention [42]. C’est sans importance, car tout est consommé : le Boeing s’écrase en mer quelques minutes après les tirs d’Osipovitch [43]. Lequel est félicité à son retour de mission.
L’OACI, pour sa part, ne manquera pas de faire courtoisement observer que « des efforts exhaustifs pour identifier l’aéronef intrus n’ont pas été effectués, bien qu’apparemment des doutes subsistaient quant à son identité » et que « l’avion militaire de l’URSS n’a pas respecté les normes et pratiques recommandées de l’OACI pour l’interception des aéronefs civils avant d’attaquer le KAL 007. » Confusion il y a eu, mais la réaction soviétique a allègrement violé les recommandations internationales en la matière.
Le vol KAL 007 a ainsi été victime d’une erreur majeure de navigation de son équipage, et, surtout, de l’incurie de la défense anti-aérienne soviétique [44]. Si l’on récapitule, cette dernière repère un avion de ligne dans son espace aérien, mais le confond avec un avion militaire ; laisse ledit avion de ligne survoler le territoire sibérien pendant un peu moins de deux heures avant de faire décoller ses chasseurs ; lorsque l’un d’eux aperçoit enfin le Boeing, il l’identifie correctement mais le garde pour lui ; ses supérieurs, à tout le moins informés que l’appareil vole feux allumés, ce qui accréditerait l’idée qu’il n’est pas militaire, sont divisés sur la marche à suivre et se laissent entraîner par un général fanatique [44] ; le pilote de chasse réduit au minimum ses tentatives de signalement à l’adresse de l’avion « suspect » et, une fois reçu l’ordre de tir, perd encore plusieurs minutes avant de lui décocher deux missiles, sans d’ailleurs le détruire immédiatement… On le comprend : les Soviétiques, en dissimulant les preuves et multipliant les mensonges, cherchaient autant à dissimuler un crime que leur gabegie [46].
Trente ans plus tard, la destruction du vol Malaysian Airlines 17 au-dessus de l’Ukraine prend des allures de « remake » du drame du vol KAL 007. Le 17 juillet 2014, un missile sol-air pulvérise un avion de ligne de type Boeing 777 au-dessus du Donbass, où l’armée régulière ukrainienne affronte des séparatistes pro-russes. Les enquêtes révèleront que la fusée provenait d’une brigade de l’armée russe et a été tirée par des militaires russes et « séparatistes pro-russes ».
La Russie, mise en cause, utilise les mêmes ficelles qu’en 1983 : obstruction à la Justice et désinformation à tout va. Ses services de renseignements ou ses « trolls » répandent un écran de fumée sans souci de cohérence, ni même de vraisemblance : l’Ukraine aurait abattu l’avion, sur ordre des États-Unis, ou aurait visé l’avion du Président Poutine ; le missile serait de fabrication israélienne (ou d’origine russe, mais d’un stock ukrainien) ; un chasseur ukrainien serait impliqué ; l’avion aurait été dynamité de l’intérieur, ou aurait été rempli de cadavres morts avant le crash ; Ukrainiens et Occidentaux manipuleraient les preuves ; le gouvernement américain pourrait contrôler les Boeing et les faire s’écraser au sol…
À force de mentir lui-même, le Kremlin finit par faire mentir Karl Marx, pour qui les grands événements adviennent deux fois, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Ici, l’histoire reste tragique. Et la désinformation perdure.
Notes :
[1] Une rumeur circule quelques heures, selon laquelle l’appareil aurait été forcé d’atterrir en territoire soviétique, hélas vite démentie. Pour ajouter à la confusion, le Ministère sud-coréen des Affaires étrangères mentionne que l’information lui a été transmise par la CIA, mais les autorités américaines déclareront dans la foulée ne pouvoir infirmer ni confirmer ce rapport. Le Département d’État américain n’en informera pas moins certains proches des passagers que ces derniers étaient sains et saufs, avant de devoir faire machine arrière (Alexander Dallin, Black Box. KAL 007 and the Superpowers, Berkeley, University of California Press, 1985, p. 2). Ce mécompte génèrera, des années plus tard, une théorie du complot selon laquelle les passagers du Boeing auraient survécu mais auraient été internés en URSS.
[2] D’autant que les victimes sont de nationalités diverses : 105 sud-coréennes, 62 américaines, 28 japonaises, 23 taïwanaises, 16 philippines, 12 hongkongaises, 8 canadiennes, 5 thaïlandaises, 2 britanniques, 2 australiennes, 1 dominicaine, 1 indienne, 1 vietnamienne, 1 iranienne, 1 malaisienne, 1 suédoise. Parmi les disparus, on note un représentant du Congrès américain, Larry McDonald. Ce dernier, fervent anticommuniste, était président de la John Birch Society, une organisation d’extrême droite. Des auteurs partageant son idéologie prétendront qu’il était la véritable cible des Soviétiques, lesquels auraient attiré le vol KAL 007 dans un piège (notamment Jeffrey St. John, Day of the Cobra. The true story of KAL flight 007, Nashville, Thomas Nelson, 1984).
[3] Dans l’ensemble, cependant, les pays d’Europe de l’Ouest ne s’opposeront pas à l’installation des Pershing. François Mitterrand, élu Président de la République française en 1981, ira jusqu’à déclarer : « Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est ».
[4] Au début des années 1980, le Pacte de Varsovie et l’OTAN effectuent de vastes manœuvres militaires qui constituent autant de déploiements de forces : les soviétiques Zapad-81 (1981) et Bouclier-82 (1982) ou, du côté des Occidentaux, Able Archer et FleetEx 83-1 en 1983. Ces exercices, complaisamment filmés par les Soviétiques (Zapad-81 comme Bouclier-82), visaient à impressionner tant l’autre Bloc que le sien propre, mais alimenteront la psychose à Washington comme à Moscou. Trois semaines après la disparition du vol KAL 007, le 26 septembre 1983, l’Apocalypse sera même évitée de justesse : le système informatique de défense anti-missiles soviétique dysfonctionne et indique qu’une attaque nucléaire est en cours, mais l’officier de permanence vérifiera sagement l’information, réalisera qu’il n’en est rien et tranquillisera ses supérieurs.
[5] Reagan s’inscrit dans la continuité de la politique étrangère des États-Unis pendant la Guerre Froide, à savoir endiguer le communisme, ce qui suppose de réarmer ou de soutenir des dictatures étrangères confrontées à des guérillas communistes. Malgré (ou à cause) de la débâcle de la guerre du Viêt-Nam, il ne veut plus céder un pouce de terrain, et surtout il tient à le faire comprendre, quitte à user publiquement de formules-choc, telles que le célèbre « On gagne, ils perdent. » Mais si l’Amérique doit rechercher la position de force, Reagan ne tient pas à déclencher de guerre, et n’exclut pas le dialogue avec Moscou – une politique d’équilibriste habilement résumée par une fameuse publicité télévisée de 1984. Le chef d’État américain a ainsi tenté de correspondre directement avec Brejnev, ou de laisser agir le Département d’État, sous la houlette de George Shultz (voir Louis Vallières, « Vers la fin de la Guerre Froide ? George P. Shultz et l’ouverture d’un dialogue américano-soviétique, 1982-1984 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2020/4, n°280, p. 141-158). C’est ainsi qu’au cours de l’été 1983 ledit Département d’État s’efforçait de renouer le dialogue avec l’Union soviétique, notamment sur la crise causée par le déploiement des missiles SS-20 et Pershing. Il était même envisagé une conférence au sommet en 1984. Ce processus sera provisoirement remis en cause par la crise causée par le vol KAL 007.
[6] Voir Christopher Andrew et Vassili Mitrokhin, The Sword and the Shield. The Mitrokhin Archives and the secret history of the KGB, New York, Perseus, 1999, p. 213-214. Le terme RYAN était un acronyme pour Raketno-Yadernoe Napadenie, « attaque de missile nucléaire »…
[7] Andrew et Mitrokhin, The Sword and the Shield, op. cit., p. 392. Cette opération sera annulée avec le réchauffement des relations Est-Ouest (ibid.).
[8] Il sera remplacé par un autre fossile, Konstantin Tchernenko… qui succombera à son tour le 10 mars 1985, ce qui portera Mikhail Gorbatchev au pouvoir.
[9] Reagan finira par s’en plaindre à son épouse, Nancy : « Comment suis-je censé aller quelque part avec les Russes s’ils ne cessent de mourir ? », ce qui n’aide certes pas à dialoguer…
[10] Apprenant la catastrophe aérienne alors qu’il se repose dans son ranch près de Santa Barbara (Californie), le Président Reagan déplore d’abord de devoir écourter son séjour : « Nous devions retourner à Washington le jour de la fête du Travail [lundi 5 septembre], mais nous avons réalisé que nous ne pouvions pas attendre, alors nous sommes partis le vendredi. C’était déchirant – j’avais vraiment attendu ces trois derniers jours avec impatience. » Il recommande également, en privé, d’éviter toute réaction excessive. Le Secrétaire d’État américain George Shultz lui-même, qui avait révélé lors d’une conférence de presse du 1er septembre 1983 que le Boeing avait été descendu par les Soviétiques, affirmera avoir cherché à tempérer son discours, jugeant trop agressifs les brouillons qui lui étaient communiqués (George Shultz, Turmoil and Triumph. My years as Secretary of State, New York, Scribner, 1993, p. 361-362). Les États-Unis se limiteront, concrètement, à renforcer les mesures d’interdiction du territoire américain visant la compagnie aérienne soviétique Aeroflot (laquelle était déjà interdite de vol à destination et en provenance des États-Unis depuis 1982, en réponse à la proclamation de l’état de siège en Pologne communiste). La suspension de la licence d’Aeroflot, couplée à la crise causée par la destruction du vol KAL 007, va également bloquer les négociations tendant à ouvrir un consulat soviétique à New York et un consulat américain à Kiev (U.S.-Soviet Relations. New Promise Or Peril. Report of a Staff Study Mission to the Soviet Union and the United Kingdom, Washingon, U.S. Government Printing Office, janvier 1985, p. 11).
[11] L’homologue soviétique de Reagan, Youri Andropov, l’avait lui-même très bien compris, déclarant le 29 septembre 1983 à la Pravda : « Transformer une confrontation des idées en confrontation armée coûterait trop cher à l’humanité » (cité par Raymond L. Garthoff, The Great Transition. American-Soviet Relations and the End of the Cold War, Washington, Brookings Institution, 1994, p. 130).
[12] Au point que Le Monde finit par écrire, le 3 septembre 1983 : « Les dénégations de l’agence Tass manquent de conviction, le lourd silence où Moscou s’enferme depuis jeudi soir aggrave les soupçons, et les preuves semblent bien accablantes de la culpabilité soviétique ».
[13] Dallin, Black Box, op. cit., p. 1-11.
[14] Cité dans Ben B. Fischer, « A Cold War Conundrum. The 1983 Soviet War Scare », Central Intelligence Agency, Center for the study of intelligence, septembre 1997, p. 22.
[15] Ibid., p. 19-24. Ironiquement, les rumeurs propagées par l’URSS seront également répandues par des mouvements trotskystes.
[16] Report of the completion of the ICAO fact-finding investigation, juin 1993, p. 4 ; Jean-Pierre Otelli, « Korean Air 007 », Erreurs de pilotage, vol. 8 : Toujours le facteur humain…, Paris, JPO, 2014 et 2016, p. 21-22.
[17] Nixon avait été effectivement invité pour assister à une conférence politique en Corée du Sud (conférence à laquelle se rendait Larry McDonald), ce qui poussera le magazine ouest-allemand Quick à indiquer, inexactement, qu’il devait prendre place à bord du vol KAL 007. L’agence TASS n’aura plus qu’à prétendre que Nixon aurait annulé sa réservation sur recommandation des services de renseignements américains. Voir Dallin, Black Box, op. cit., p. 112. L’allégation soviétique évoque l’un des futurs mensonges complotistes relatifs aux attentats du 11 septembre 2001, selon lequel les Juifs auraient été avertis de l’attaque.
[18] L’US Air Force, l’armée de l’air américaine, a établi très rapidement que son homologue soviétique avait pu confondre le Boeing sud-coréen avec le RC-135, ce dont le gouvernement Reagan ne tiendra guère compte, comme l’établira l’enquête minutieuse de Seymour Hersh, The target is destroyed. What really happened to Flight 007 and what America knew about it, New York, Random House, 1986. Les conclusions de Seymour Hersh feront l’objet d’une adaption en téléfilm en 1989 (titre français : Absence Radar). Voir également ces extraits en ligne. Il est vrai que, comme on le verra, la retranscription des messages radio du pilote de chasse soviétique révélait qu’il n’avait guère tenté d’identifier le Boeing, et que ses tentatives de signalement avaient été des plus réduites, ce qui légitimait les premières réactions officielles américaines. Voir également l’analyse conduite par la National Security Agency américaine (ci-après NSA) en 1984.
[19] Desmond Ball et Richard Tanter, Japan’s Signals Intelligence (SIGINT) Ground Stations: A Visual Guide, Nautilus Institute for Security and Sustainability, Special Report, 6 août 2015, p. 28-31.
[20] Comme le rappellera un chercheur, Murray Seale, il n’existait alors aucune station radar civile capable de reconnaître des avions de ligne empruntant la route aérienne du Pacifique Nord (cette même route qu’aurait dû suivre le vol KAL 007), carence à laquelle il ne sera remédiée qu’en 1984. Si tel avait été le cas, l’erreur de navigation du Boeing sud-coréen aurait pu lui être signalée. L’US Air Force possédait sur l’île de Shemya (dernière île américaine de la chaîne des Aléoutiennes) un radar capable d’identifier les avions de ligne, mais cette station était consacrée à des opérations militaires, non à la surveillance du flux d’avions commerciaux.
[21] Les États-Unis possédaient des stations d’écoutes au Japon, dont une à Misawa (à l’extrémité nord de Honshu), et une autre, secondaire, à Wakkanai (à l’extrémité nord d’Hokkaido), où les Japonais disposaient également d’un système d’interception. Cependant, Misawa ne pouvait intercepter tout le trafic radio soviétique (notamment, lui échappaient les échanges entre l’aviateur soviétique ayant abattu le Boeing et sa base), tandis que Wakkanai n’a pu écouter (et enregistrer) que les messages radio émis par le chasseur soviétique (mais pas ceux qu’il recevait de sa hiérarchie). Les opérateurs américains croiront, dans un premier temps, que l’agitation soviétique n’était qu’un exercice, avant de réaliser qu’il n’en est rien, sans parvenir toutefois à identifier la « cible ». Ils ne feront le lien avec le vol KAL 007 qu’après avoir été avisés de sa disparition – mais leurs alertes sur ce point ne seront pas immédiatement prises au sérieux. Voir Hersh, The target is destroyed, op. cit., p. 57-72 ainsi que le rapport de la NSA de 1984, p. 321-324.
[22] Les KAL verseront même quatre millions de dollars au président – et dictateur – sud-coréen Chun Doo-wan en échange de la protection de son régime. Le 2 août 1989, un jury fédéral américain déclarera le défunt équipage coupable de « négligence délibérée », condamnant les KAL à verser une indemnité de 50 millions de dollars aux familles des victimes ayant saisi la Justice. Jugement infirmé par décision d’une Cour d’appel fédérale en 1991, laquelle sera à son tour annulée par la Cour suprême des États-Unis. D’autres condamnations interviendront les années suivantes au détriment de Korean Airlines.
[23] Un fameux journaliste d’investigation britannique, Duncan Campbell, qui révèlera l’existence du réseau de surveillance électronique ECHELON en 1988, va ainsi se fourvoyer en suggérant que le vol 007 était une opération secrète (« What really happened to KE007 », New Statesman, 26 avril 1985, p. 8-10), non sans être poliment retoqué par un spécialiste du dossier, Murray Seale.
[24] David Pearson, KAL 007. The Cover-Up, New York, Summit Books/Simon & Shuster, 1987, qui reprend des allégations du même auteur parues dans The Nation en 1984.
[25] Pearson inspirera effectivement d’autres complotistes, tels qu’Oliver Clubb (Kal Flight 007. The Hidden Story, Sag Harbor, The Permanent Press, 1985), professeur de sciences politiques à la Syracuse University, et tout aussi ignare en matière aéronautique, ou encore Richard W. Johnson, également chercheur en sciences politiques à Oxford (Shootdown. Flight 007 and the American Connection, New York, Viking, 1986), de même qu’un Japonais se présentant comme un ancien officier des services de renseignements nippons, Yoshiro Tanaka, auteur de Daikankōkū 007-bin jiken no shinsō (« La vérité sur l’incident du vol 007 de Korean Air », Tokyo, Sanichi Shobo, 1997). Un autre, Robert Allardyce, ancien mécanicien de bord et navigateur pour la compagnie TWA, aidé d’un journaliste, James Gollin, semble constituer la caution technique de ces complotistes, jusqu’à coucher ses théories sur le papier : « Various perceptions of the death of KAL 007 », ETC. A Review of General Semantics, vol. 44, n°2, Summer 1987, p. 129-140 ; Desired Track. The Tragic Flight of KAL 007, Findlay, American Vision, 1994, 2 vol. Comme pour David Pearson, le New York Times ne témoignera pas d’un grand esprit critique contre les allégations d’Allardyce. Pire encore, un téléfilm américain de 1988, avec Angela Lansbury, se montrera des plus complaisants envers cette théorie, non sans relancer la polémique, y compris pendant le tournage. L’un des personnages principaux du film était fortement inspiré d’Allardyce.
[26] Fletcher Prouty, « The Last Flight of 007 », Gallery Magazine, 1984.
[27] Théorie propagée par Bert Schlossberg, gendre d’une des victimes de l’accident, et un dissident soviétique émigré aux Etats-Unis, Avraham Shifrin (Bert Schlossberg, Rescue 007. The untold story of KAL 007 and its survivors, Jerusalem, Xlibris, 2000). Bert Schlossberg va ainsi noyauter le site encyclopédique conservateur et pro-américain Conservapedia, pour diffuser ses allégations.
[28] Théorie d’un ancien marin et aviateur français, Michel Brun (Incident at Sakhalin. The True Mission of KAL Flight 007, New York, Four Walls and Eight Windows, 1995). Selon lui, le vol KAL 007, en pénétrant délibérément l’espace aérien soviétique, aurait été accompagné de plusieurs avions américains, lesquels auraient été, pour dix d’entre eux, abattus par la défense aérienne russe lors d’une bataille aérienne de plus de deux heures, le Boeing ayant pu être détruit par un tir américain accidentel ! Le plus étonnant, dans cette dernière théorie, consiste en la survie de l’humanité après un tel affrontement, et dans le fait que Le Monde ait pu la prendre au sérieux… Michel Brun indique avoir analysé des débris retrouvés en mer, mais écarte les éléments de preuve qui le gênent, tels que les transcriptions des échanges radio, qu’il juge, bien entendu, trafiquées. L’OACI en a pourtant confirmé l’authenticité, d’autant que lesdites transcriptions, qu’elles soient américaines, russes, ou japonaises, concordent toutes (Report of the completion of the ICAO fact-finding investigation, op. cit., p. 1-2). Reprenant les allégations de de Robert W. Johnson (Shootdown, op. cit., p. 296, qui lui-même s’inspire des « trouvailles » d’Allardyce et Gollin), ainsi que David Pearson (KAL 007. The Cover-up, op. cit., p. 353), Michel Brun croit entendre, dans une transmission radio du Boeing KAL 007 à l’aéroport de Tokyo-Narita peu après le tir des missiles soviétiques, les mots suivants : « Ça va être un bain de sang » (Incident at Sakhalin, op. cit., p. 79-81, 235, 262-263, 315-316), ce que dément la retranscription effectuée par l’OACI (Report of the completion of the ICAO fact-finding investigation, op. cit., p. 15), qu’il désapprouve, bien entendu, mais sans rien démontrer à ce titre.
[29] Un fait, pourtant connu dès 1983, aurait dû alerter les médias : à partir d’Anchorage, le vol KAL 007 a volé en « ligne droite », sur un cap de 245-246 degrés magnétiques à partir d’Anchorage, et c’est sur ce cap qu’il a été abattu. S’il a effectivement dévié de sa route commerciale, il n’a jamais dévié de sa propre route, notamment lors du survol des territoires soviétiques. Ce qui plaide en faveur d’une erreur de navigation, plus précisément une utilisation inadéquate du pilote automatique.
[30] Otelli, Erreurs de pilotage, vol. 8, op. cit., p. 11.
[31] En l’occurrence, l’avion a voyagé à cap de 245-246 degrés à partir d’Anchorage. Les Soviétiques et les complotistes prétendront que l’appareil aurait effectué des virages sur son parcours, avant d’être abattu, mais il n’en est rien, une telle allégation reposant sur une lecture grossièrement inexacte des données radar, comme l’a établi le chercheur Murray Seale dès 1985.
[32] Comme le conclura l’OACI (Report of the completion of the ICAO fact-finding investigation, op. cit., p. 59), le vol KAL 007 « a viré au cap magnétique d’environ 245° qu’il atteint trois minutes après le décollage puis l’a maintenu jusqu’à l’attaque. […] Le maintien d’un cap magnétique constant et l’écart de trajectoire qui en a résulté étaient dus au fait que l’équipage n’avait pas noté que le pilote automatique avait été laissé en mode cap ou avait été commuté sur INS lorsque l’avion était au-delà de la distance (7,5 milles nautiques) permettant à l’INS de reprendre la route souhaitée. Le maintien d’un cap magnétique constant n’était pas dû à un dysfonctionnement des systèmes de l’avion. Le pilote automatique n’était pas contrôlé par un INS. Le contrôle manuel du pilote automatique n’était pas exercé par l’équipage au moyen de la sélection de cap. L’affichage inadéquat des modes opérationnels sélectionnés a pu contribuer à empêcher que l’équipage découvre que les systèmes de navigation n’avaient pas été sélectionnés correctement pour maintenir la trajectoire souhaitée. L’équipage n’a pas mis en œuvre les procédures de navigation appropriées pour s’assurer que l’avion était resté sur sa trajectoire assignée tout au long du vol. L’incapacité à détecter la déviation de l’avion par rapport à sa trajectoire assignée pendant plus de cinq heures indique un manque de conscience de la situation et de coordination du poste de pilotage de la part de l’équipage. »
[33] Comme le fait observer Murray Seale en 1985, les dossiers de la British Civil Aviation Authority font état, pour les vols au-dessus de l’Atlantique Nord, « de cinq cas d’erreurs de navigation grossières depuis 1975 causées par le fait que le pilote automatique a été laissé par inadvertance en mode cap magnétique, avec une fréquence récente de : 1981 – aucun ; 1982 – un ; 1983 – deux ; 1984 – aucun ». L’on songe à une précédente mésaventure d’un autre appareil civil sud-coréen : le 20 avril 1978, un Boeing 707 des Korean Airlines qui effectuait la liaison Paris-Séoul s’était égaré dans l’espace aérien de l’URSS et avait été intercepté par la chasse soviétique dans la région de Mourmansk (autre secteur sensible s’il en est), avant de devoir atterrir sur un lac gelé. Un chasseur Sukhoï-15 avait tiré des coups de semonce sur l’appareil, tuant deux des quatre-vingt-dix-sept personnes à se trouvant à bord. L’avion n’était pas doté d’INS et les pilotes sud-coréens avaient commis une erreur de cap. Ce qui n’avait pas empêché les KAL d’imputer leur dérive à une panne technique…
[34] En 1986, un pilote sud-coréen, démissionnaire des KAL (et dont l’avion, codé KAL 015, était censé suivre le KAL 007 au cours de la nuit tragique) prétendra que l’équipage du Boeing abattu aurait réalisé avoir commis une erreur de navigation, mais n’aurait pas fait demi-tour de crainte de perdre la face et d’être durement sanctionné par leur compagnie aérienne. Selon une autre théorie (Richard Rohmer, Massacre 007. The story of the Korean Airlines disaster, Londres, Hodder & Stoughton, 1984), le commandant de bord aurait dévié de sa route pour économiser du carburant, ce qui s’inscrirait dans les pratiques commerciales des KAL qui, il est vrai, s’efforçaient alors de réduire systématiquement les coûts (ibid., p. 64-67). Les éléments du dossier ne corroborent pas ces hypothèses, et suggèrent plutôt que l’équipage a commis une erreur de navigation et n’a tout simplement pas compris de quoi il retournait.
[35] L’expérience du commandant de bord, Chun Byung-in (10 600 heures de vol), de même que sa rigueur, ne l’ont pas empêché de commettre des erreurs pour le moins surprenantes pendant le vol (Otelli, Erreurs de pilotage, vol. 8, op. cit., p. 54-55).
[36] Otelli, Erreurs de pilotage, vol. 8, op. cit., p. 91. Toutefois, l’exerce militaire américain FleetEx 83-1, qui s’était déroulé dans le Pacifique Nord, près des Aléoutiennes, en avril 1983, cinq mois avant l’affaire du KAL 007, avait conduit à simuler une guerre aéronavale et sous-marine avec l’URSS, y compris des attaques sur des bases russes dans l’archipel des Kouriles. De quoi donner quelques sueurs froides aux forces soviétiques d’Extrême-Orient…
[37] Le général Kornukov croira même que l’avion repéré par les radars possédait des canons à l’arrière, alors que plus aucun aéronef ne disposait d’un tel armement depuis… la Seconde Guerre mondiale (Otelli, Erreurs de pilotage, vol. 8, op. cit., p. 51-52).
[38] Cette décision faisait suite à la défection du lieutenant Viktor Belenko, qui avait fui l’URSS et avait atterri au Japon avec son Mig-25.
[39] Osipovitch a varié dans ses témoignages, prétendant aux Izvestia, en 1991 : « Je n’ai jamais pensé une seule minute que j’allais abattre un avion de ligne. Tout sauf ça ! Pourrais-je admettre poursuivre un « Boeing ? »… A ce moment-là, je voyais devant moi un gros avion avec des feux clignotants… » En 1996, interrogé par le New York Times, il finira par avouer, non sans se justifier : « J’ai vu deux rangées de fenêtres et j’ai su qu’il s’agissait d’un Boeing. Je savais que c’était un avion civil. Mais pour moi, cela ne signifiait rien. Il est facile de transformer un avion de type civil en un avion à usage militaire. »
[40] Report of the completion of the ICAO fact-finding investigation, op. cit., p. 60-61.
[41] Il n’est pas certain que Moscou en ait été préalablement avisé. Au demeurant, le commandement des forces aériennes soviétiques avait été réorganisé en 1981, ce qui a pu conduire à des tensions entre l’exigence d’une centralisation de l’autorité et une pratique plus aléatoire sur le terrain, ainsi qu’à des chevauchements de compétences, ce qui laissait la part belle à l’indécision… et aux fortes personnalités, telles que Kornukov (voir notamment John William Rix Lepingwell, Organizational and bureaucratic politics in Soviet defense decisionmaking. a case study of the Soviet air defense forces, Massachusetts Institute of Technology, 1988, p. 268-301).
[42] Otelli, Erreurs de pilotage, vol. 8, op. cit., p. 76, 79 et 84.
[43] Le rapport de l’OACI fait mention d’un témoin oculaire (Report of the completion of the ICAO fact-finding investigation, op. cit., p. 5) : « Au moment de la destruction du KAL 007, un bateau de pêche japonais, le Chidori Maru 58, se trouvait à environ 46°36’N, 141°16’E. Le pêcheur en chef a déclaré lors d’entretiens avec l’Agence japonaise de sécurité maritime qu’il se trouvait sur le pont avant lorsqu’il a entendu le bruit d’un avion qui augmentait progressivement. Il a conclu du bruit que l’avion était à basse altitude mais ne l’a pas vu. Puis il a entendu un grand bruit suivi d’un éclair de lumière intense à l’horizon, puis un autre bruit sourd et un éclair de lumière moins intense. Il a estimé que les éclairs de lumière qu’il a vus se sont produits dans une direction sud-est par rapport à lui, quelque part au sud du phare de Mys Lopatina sur l’île de Sakhaline. Dix à quinze minutes plus tard, il a senti une forte odeur d’huile qui s’est progressivement estompée. »
[44] La défense aérienne de l’URSS acquiert dans les années 1980 la réputation d’être une véritable « passoire ». Notamment, en 1987, un petit monomoteur Cessna piloté par un touriste, Mathias Rust, atterrira sans encombre à Moscou, sur la Place Rouge, après avoir décollé de Finlande, offrant à Gorbatchev l’opportunité de purger les forces armées soviétiques.
[45] Le général Kornukov connaîtra une brillante carrière, jusqu’à prendre la tête de l’armée de l’air russe de 1998 à 2002. En 2004, il déclarera à la Pravda qu’« en raison de l’expansion de l’OTAN, nous devons appliquer une politique sévère, y compris vis-à-vis des avions de l’OTAN. Si un avion a violé la frontière de l’État, il doit être abattu. Le droit international le permet. »
[46] Impliqué ultérieurement dans une semblable affaire en 1988 (un navire de guerre américain, l’USS Vincennes, abattra par missile un avion de ligne iranien en le prenant à tort pour un appareil militaire sur le point de les attaquer), le gouvernement américain, sans jamais présenter ses excuses ni reconnaître sa responsabilité, fera part de ses « profonds regrets » et versera 61,8 millions de dollars aux ayants droit des victimes. Non sans décorer, en 1990, les deux officiers supérieurs qui servaient sur le Vincennes pour « services méritoires » accomplis lors de leur affectation dans le Golfe Persique. Ce sinistre épisode, qui obéit aux mêmes facteurs idéologiques et psychologiques que la destruction du KAL 007, jette une autre lumière sur l’affirmation de Ronald Reagan, le 5 septembre 1983, selon laquelle seule l’Union soviétique tirait sur des avions de ligne…
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch