Les BRICS ont, à leur programme, la « dédollarisation » du monde, c’est-à-dire la suppression de la dictature du dollar, et de ses succédanés , l’euro, le yen , dans les échanges internationaux. Cela devrait commencer par l’utilisation de quelques monnaies émergentes, le yuan, le rouble, la roupie etc.. dans les échanges commerciaux entre les pays du BRICS et avec d’autres pays, pour ensuite s’élargir à d’autres monnaies et d’autres pays.
La perspective est que, dans le futur, tous les pays utilisent leur monnaie nationale dans leurs échanges, alors que c’est jusqu’à présent, le privilège des États-Unis et des pays occidentaux. Les monnaies nationales deviendraient alors des devises. Ce serait probablement la plus grande révolution de ce siècle avec l’Internet.
Ainsi donc, tous les pays dont la devise est inconvertible, ont désormais cette perspective. Certes cela prendra du temps, ou pourra aller plus vite qu’on ne s’y attend, mais cela change tout, on croit rêver : il n’y aura plus alors toute cette criminalité diffuse liée à l’acquisition de devises : marché noir de devises, doubles facturations en monnaie nationale et en devises, fuite des capitaux, fraude fiscale, thésaurisation des devises etc.
Au niveau politique il n’y aura plus ces discours instrumentalisant la question des devises, la dramatisant, alertant ici sur le niveau des réserves de devises, et culpabilisant là sur le niveau des dépenses en devises. Il n’y aura plus ce double discours de contrôle des changes et en même temps de tolérance de leurs trafics, au vu et au su de tout le monde. Au niveau personnel aussi, il n’y aura plus ces humiliations de devoir mendier des devises aussi bien auprès des « connaissances » que des guichets des banques, pour n’importe quoi, voyager, se faire soigner. Il n’y aura plus ses quartiers où la location est réservée aux étrangers, en général des occidentaux, parce qu’ils paient en devises, et où les loyers sont versés à l’étranger sans que le fisc s’en émeuve ou puisse faire quelque chose. Il n’y aura plus ce parent ou cet ami qu’on choie ou qu’on supporte parce qu’il vous donne des devises.
Bref, on ne peut imaginer à quel point la question des devises a eu une influence sur la vie économique, commerciale, politique et même sur la vie quotidienne tout court, de bien des pays du monde non occidental, notamment de ceux qui avaient opté pour une économie administrée par l’État. On ne peut imaginer à quel point elle a rendu malade, au sens littéral du terme, des sociétés toutes entières et singulièrement leurs élites. À ce titre on peut parler de véritable pathologie.
Le mal des devises
L’attraction des devises, la course aux devises va pénétrer toutes les pores de la société. L’addiction aux devises ne va pas seulement concerner les activités économiques et commerciales mais jusqu’aux activités intellectuelles. La formation à l’étranger est une voie d’accès à l’attribution par l’État de devises. Elle va être le terrain d’une intense compétition et de risques de trafics d’influence, avec en prime un canal doré à l’exode de compétences puisque beaucoup des personnes formées restent à l’étranger où…ils n’auront plus ce problème de devises. Les missions et voyages scientifiques seront, eux aussi, contaminés par le mal des devises car ils sont la seule voie d’accès, pour bien des scientifiques et universitaires, à l’allocation en devises en dehors de celle dérisoire attribuée à chaque citoyen, une fois tous les deux ans, pour un voyage touristique. La motivation scientifique pourra alors se la disputer à la motivation d’une dotation en devises, avec une brèche ouverte ainsi dans l’éthique universitaire. De tout cela, il restera un sentiment tenace, à la fois de frustration et d’humiliation, en arrière-plan du mécontentement politique et social.
Une remarque, là, s’impose. Qu’on nous comprenne bien. Il ne s’agit pas ici de développer un jugement moralisateur comme le font souvent les gouvernants qui, faute de comprendre l’objectivité des rapports économiques, moralisent les rapports sociaux et en arrivent, au bout, à nier la réalité, et donc à se priver de pouvoir la transformer. Il ne s’agit pas ici de juger quiconque. Peut-on reprocher à un particulier d’avoir recours au marché noir des devises pour voyager ou se soigner par exemple et de contribuer ainsi, indépendamment de sa volonté, à la dévaluation de sa propre monnaie nationale. Qui peut être responsable si ce n’est le système lui-même, basé sur la dualité monnaie nationale-devise et qui crée ainsi de fait, continuellement, une double économie, un double circuit monétaire.
Devises et corruption
Ce qui est valable au niveau des personnes l’est aussi au niveau des États, pour la bonne raison que ce sont des personnes qui dirigent les États. Un bon exemple des imbrications de la question des devises avec celle de l’économie d’État, est le commerce extérieur. Les révolutionnaires du mouvement socialiste et des mouvements de libération nationale ont fait du monopole de l’État sur le commerce extérieur une sorte d’axiome d’un développement rapide, maitrisé : équilibre entre les exportations et les importations, planification etc.. Cela a donné des résultats, au départ, lorsque le personnel révolutionnaire était encore « pur et dur », que sa morale se confondait avec ses idéaux et son action, ou qu’il ne s’était pas épuisé à combler le fossé entre la théorie et la réalité.
Avec le capitalisme d’État, le pouvoir ne dispose plus seulement du pouvoir politique, mais aussi du pouvoir de l’argent, et sous sa forme la plus appréciée, la plus recherchée, celle des devises. D’ailleurs l’attraction vers celles-ci va augmenter en proportion des pénuries et des restrictions causées par la négation des réalités du marché. L’attribution des licences d’importation va être au centre d’extrêmes tensions politiques. L’accès aux devises de l’État qu’elles permettent, va constituer un appel d’air irrésistible à tous les passe-droit, et aussi à toutes les fausses justifications économiques Ce qui était au départ une solution est devenu avec le temps un problème, fragilisant l’économie, augmentant les pénuries, créant régulièrement des crises sociales.
Ainsi naquit, un peu partout dans les pays où l’économie est administrée par l’État, des nomenklatura ou des bureaucraties d’autant plus aptes à défendre l’inconvertibilité de la monnaie nationale pour les autres qu’ils pouvaient eux en bénéficier. Cette question des devises a été et demeure encore, probablement le baromètre de toutes les corruptions, et de tous les blocages économiques, ainsi que celui des relations sociales malsaines. Du moment que la propriété des devises, donc sa gestion, relève de la propriété d’’État, le terrain existe pour tous les trafics d’influence. La question des devises sera presque toujours au centre des affaires de corruption. Elle a été au final le récif sur lequel se sont brisées toutes les économies d’État, toutes les bonnes intentions de dirigeants sincèrement nationalistes, désireux au départ, de protéger leur économie nationale au développement si fragile. Beaucoup de dirigeants nationalistes ont pensé qu’ils se préservaient, par l’inconvertibilité, de leur monnaie, de l’évasion des capitaux, mais c’est ainsi qu’ils l’ont, en réalité, alimentée. Des capitaux fuient un pays lorsqu’ils sont menacés d’une manière ou d’une autre, par leur dévalorisation. Mais si les possesseurs de capitaux ont confiance, s’ils sont sûrs de pouvoir garder la valeur et la propriété de leurs capitaux, ils n’ont aucune raison de les faire fuir. De même pour le citoyen, lorsqu’il épargne des devises. En fait l’existence d’une monnaie nationale convertible, c’est à dire qui puisse être une devise, est la meilleure manière de pouvoir comparer son économie à celle des autres, au moyen de la valeur de cette monnaie, c’est-à-dire de la confiance placée en elle, laquelle en assure la stabilité et l’attraction.
À deux pas de la banque centrale
Les pays, à devise non convertible, finissent, dans les faits à n’avoir pas réellement de monnaie nationale, alors que l’argument est de la défendre au nom de la souveraineté. Ils n’ont qu’une monnaie locale. En effet, la monnaie est amputée de l’une de ces fonctions, celle de payer et d’acheter à l’extérieur du pays, c’est à dire d’assurer les échanges avec l’étranger. Elle abandonne cette fonction à la monnaie étrangère, le dollar ou autre. C’est supposé être le cas en dehors du sol national puis cela finit par être le cas, de fait, même sur le sol national, comme vient de le démontrer la catastrophe financière du Liban, ou la monnaie nationale n’a même plus la valeur du papier qui l’imprime et où la devise est de plus en plus la seule à avoir cours.
La survalorisation de la devise est allée jusqu’à imprégner le discours politique des dirigeants. Ainsi une activité économique sera donnée en exemple, jugée « véritable » parce qu’elle « rapporte des devises » ou qu’elle en économise ; elle sera décrite comme coûteuse, néfaste, voire dispendieuse lorsqu’elle amène à des dépenses en devises. Le mot « facture », avec une connotation négative dans le vocabulaire politico-économique officiel, est alors consacré aux dépenses en devises : « facture des médicaments », facture des importations de lait, de viande ». Ainsi s’installe, dans l’inconscient collectif, l’image d’un État d’autant plus puissant qu’il a le pouvoir, qui est devenu régalien, d’attribuer l’argent en devises aussi bien au citoyen qui part en vacances, qu’au producteur qui veut investir. Et lorsque celui-ci obtient un crédit d’investissement, toutes les procédures sont là pour lui signifier que la devise est propriété de l’’État, et qu’il a un privilège de pouvoir l’obtenir au taux fixé par l’État, « qui – est bien- plus avantageux -que celui du marché parallèle », lequel est précisément toléré par… l’État à deux pas de la banque centrale.
Bref, la monnaie, sous sa forme de devise, devient donc en fait monopole et propriété de l’État. Le producteur, le citoyen qui est celui, en définitive, qui l’a produite par son travail, y compris pour les revenus des hydrocarbures, en est dessaisi au nom de l’intérêt général. Le citoyen, lui, est donc payé en monnaie locale, par exemple en dinars. On s’est habitué, peu à peu, à un monde anormal, anomique. L’argent du citoyen, du travailleur, son salaire, ses dinars n’ont plus de valeur dès qu’il franchit la frontière. Au bout du compte, le travail payé en dinars s’en trouve dévalorisé Malheur à qui dirait, au guichet d’une banque, » mais le dinar est aussi de l’argent, et sans mon travail en dinars, il n’y aurait pas de devises et de …banques ».
La fétichisme de la devise
La monnaie nationale n’est pas dévalorisée ainsi seulement matériellement, mais moralement, culturellement. Le discours officiel, dans les pays notamment à économie administrée, y contribue glorifiant les opérateurs qui « font entrer des devises », stigmatisant les dépenses en devises.
La monnaie nationale est certes un symbole de sa souveraineté mais cela est valable aussi dans un autre sens, à savoir que sa dévalorisation est aussi celle de l’image du pays, pour ses habitants comme à l’étranger. La monnaie deviendra l’un des relais de l’aliénation culturelle.
Qu’on considère seulement un aspect anecdotique mais significatif : le papier monnaie national est froissé, plié, martyrisé. Mais le papier de la devise est rangé soigneusement, préservé, bref respecté, il en devient attirant, littéralement beau, séduisant. Le fétichisme de la monnaie est ici celui de la devise. Il sera proportionnel à la dévalorisation de la monnaie nationale sur le marché.
Au début, Staline
Tout cela a commencé en 1932 lorsque Staline décrète l’inconvertibilité du rouble et créée ainsi un argent qui n’est plus de l’argent, puisqu’il perd sa fonction d’échange avec la monnaie étrangère, c’est-à-dire sa fonction de devise. Après la deuxième guerre mondiale, puis après les indépendances, de nombreux États vont imiter l’URSS. L’économie d’État va s’y installer et la monnaie nationale deviendra inconvertible. Il faut replacer les choses dans leur contexte. Tout cela, au départ, donne de bons résultats. L’économie d’État permet de réagir aux urgences, elle permet un développement économique et social réel. Par exemple, un pays comme la Corée du Nord prend dans les années 60 une grande avance sur son voisin la Corée du Sud. Puis les économies d’État se sont mises à péricliter lorsque leurs défauts (bureaucratie, trafic d’influence, absence d’esprit d’initiative, corruption, et dévalorisation à la fin du travail lui-même) se sont mis à l’emporter sur leurs avantages (planification, solidarité sociale, services publics).
Au fond, ce n’est pas un hasard, si trois des pays fondateurs des BRICS, Chine, Inde, Russie, sont ceux aussi qui ont émergé puissamment économiquement en tirant les leçons de cette période historique et en rompant notamment avec les aspects les plus néfastes de l’économie d’État, et précisément sur la question des devises. Ce n’est pas un hasard que tous ont leur monnaie convertible, qu’ils veulent désormais en faire réellement des devises internationales, et qu’ils proposent un monde où chaque monnaie nationale aura cours, concrétisant ainsi, sur le plan financier, la vision d’un monde multipolaire.
Bien sûr, ce n’est pas demain que chacun pourra voyager et payer avec sa monnaie nationale, comme le font les étasuniens, les européens et quelques rares élus. Il y aura probablement d’abord d’autres monnaies fortes, appuyées sur une économie puissante, le yuan, la roupie, le rouble, qui accèderont au statut de devises et de réserves de change. Mais c’est une révolution qui s’annonce certainement, celle d’un monde où la planche à imprimer les dollars ne remplacera plus, comme elle le fait depuis des décennies, la production des richesses réelles, et où la dictature du dollar ne servira pas à faire payer aux autres la dette de l’Amérique, et à asservir des économies entières.
Cet article n’a pu explorer qu’une partie de la « pathologie de la devise », de sa genèse et de ses incidences. Cette question, a « pourri » la vie du monde non occidental sous des formes diverses, économiques, sociales, culturelles, psychologiques. Il reste tout un travail d’exploration à faire sur ce sujet. On ne peut imaginer combien la dictature du dollar, qui a été l’une des formes de l’hégémonie occidentale, a fait du mal à l’humanité. Les générations qui viennent auront la chance de ne pas la connaître.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir