Le 20 juillet dernier, dans une décision sans précédent, une victime d’abus sexuels dans l’enfance a obtenu une indemnisation historique de 40 millions de dollars dans le cadre d’un procès contre la congrégation des témoins de Jéhovah de Makaha (Hawaii), aux États-Unis.
La victime, dont nous ne connaissons que les initiales N. P., a raconté au cours du procès comment elle avait été violée et abusée sexuellement par Keneth Apana en 1992, alors qu’elle avait 12 ans. L’accusé, un « ancien » – terme qui désigne les pasteurs dans la communauté jéhoviste – a admis avoir agressé sexuellement trois autres filles au cours de la période de 23 ans entre 1988 et 2011, dont un membre de la famille.
À l’issue du jugement, les responsables de la Watchtower, l’organisation qui dirige le mouvement religieux, ont publié un communiqué concernant l’affaire, affirmant que « les Témoins de Jéhovah condamnent les actions répugnantes de quiconque agresse des enfants. De plus, les anciens de notre foi se conforment aux lois sur le signalement et ne découragent pas les victimes ou leurs familles de signaler les abus à la police ».
Cependant, derrière ces belles paroles se cache un double langage et des pratiques bien différentes.
En pratique, en cas d’abus sexuel, les anciens doivent mettre en place un « comité judiciaire » interne. Si l’agresseur présumé nie et s’il n’y a pas au minimum deux témoins oculaires du crime – un principe énoncé en Deutéronome 19:15 [1] –, le dossier est classé sans suite ! Une procédure qui ne manque pas d’étonner, car on imagine mal un pédophile commettre son crime devant des témoins ! Mais il y a pire. Étant dans l’impossibilité, bien souvent, de prouver la réalité des sévices subis, la victime continuera à devoir fréquenter son agresseur présumé. Il lui sera en plus demandé de ne pas parler de l’affaire à d’autres personnes, y compris à la police. Si elle le fait, elle pourrait être accusée de calomnie et être exclue de la congrégation. Si l’agresseur est reconnu coupable, il sera sanctionné en interne, mais, s’il fait amende honorable, il pourra rester ou revenir dans la congrégation.
Voici par exemple ce que La Tour de garde, le principal magazine de propagande jéhoviste, conseillait en 1995, dans l’édition du 1er novembre :
« S’il y a de bonnes raisons de penser que l’agresseur présumé commet toujours des agressions sur des enfants, il faudra peut-être lui donner un avertissement. Dans une telle circonstance, les anciens de la congrégation peuvent apporter leur aide. Mais si ce n’est pas le cas, ne vous précipitez pas. Avec le temps, vous vous accommoderez peut-être de ne pas donner suite à l’affaire. » [2]
Un peu plus loin, le même article ajoute :
« Quand un membre de la congrégation vient trouver les anciens et leur explique qu’il souffre de réminiscences ou de « souvenirs refoulés » d’abus sexuel alors qu’il était enfant, deux anciens sont généralement chargés de lui apporter de l’aide. Avec bienveillance, ils encourageront l’affligé, dans un premier temps, à chercher à surmonter sa détresse affective. Le nom de tout agresseur présumé devra être tenu strictement confidentiel. »
Que faire si la victime décider de confronter son agresseur ? L’article nous explique la procédure à suivre :
« Les deux anciens peuvent l’informer qu’ […] il devrait en parler personnellement à l’accusé. […] De cette façon, l’accusé aura la possibilité de faire une déclaration solennelle devant Jéhovah pour répondre à l’accusation. Il sera peut-être même en mesure de prouver qu’il n’a pas pu commettre l’agression. Ou alors, l’accusé avouera peut-être et l’on parviendra éventuellement à une réconciliation. Quelle bénédiction ce serait ! […] Si l’accusation est niée, les anciens devraient expliquer au plaignant qu’ils ne peuvent rien faire de plus dans le domaine judiciaire. Et la congrégation continuera de tenir l’accusé pour innocent. […] Même si plusieurs plaignants se « souviennent » avoir subi des sévices de la même personne, la nature de ces souvenirs est en soi trop incertaine pour servir de fondement à des décisions judiciaires s’il n’y a pas d’autres éléments à charge. » [3]
Ces directives surréalistes, qui traduisent une totale méconnaissance de ce qu’est la pédophilie, ne représentent cependant que la partie visible de l’iceberg, le message destiné aux fidèles pour les rassurer et tenter de désamorcer une situation potentiellement explosive. Cependant, à l’abri des regards, la Watchtower pratique sans rougir un double discours. Ainsi, les dirigeants des Témoins de Jéhovah publient des directives secrètes destinées aux anciens des congrégations. Entre 1989 et 2014, on dénombre au moins dix mémos concernant la manière de traiter les abus sur mineur. Ces documents internes montrent ainsi que l’Organisation des Témoins de Jéhovah a systématiquement demandé aux anciens de garder confidentiels les abus sexuels sur les enfants, tout en collectant des informations détaillées sur les fidèles qui s’attaquent aux enfants [4].
Par exemple, dans un courrier daté du 1er juillet 1989, la Société Watchtower décourageait les anciens de signaler les actes répréhensibles aux autorités civiles. « Il y a « un temps pour se taire », où « vos paroles devraient s’avérer peu nombreuses » (Ecclésiaste 3:7 ; 5:2) », disait-il. « L’utilisation inappropriée de la langue par un ancien peut entraîner de graves problèmes juridiques pour l’individu, la congrégation et même la Société. »
Dans un autre de ces mémos secret, datant de 2012, nous trouvons une étonnante définition de ce qu’est un pédophile aux yeux de la Watchtower : « Tout individu qui a abusé sexuellement d’un enfant dans le passé n’est pas considéré comme un « prédateur ». La succursale [branche locale de la Watchtower], et non le collège local des anciens, détermine si un individu qui a abusé sexuellement d’un enfant dans le passé sera considéré comme un « prédateur » » Ne serait-ce pas plutôt à la justice et aux personnes compétentes (policiers, psychologues, psychiatres, juges, etc…) de déterminer cela ?
Comme on pouvait s’y attendre, ces pratiques ont conduit à des situations aberrantes et surréalistes, qui prêteraient à sourire si elles n’étaient pas l’origine de vraies souffrances. C’est ainsi que, par exemple, des anciens connaissant les penchants pédophiles de certains membres de leur communauté les laissaient interagir sans surveillance avec des enfants, sans même se soucier de mettre en garde les parents contre de tels individus, sous prétexte qu’ils étaient « repentants » !
Telle fut l’amère expérience que fit Candace Conti en 1994 alors qu’elle n’avait que 9 ans. Elle fut abusée sexuellement par Jonathan Kendrick, un Témoin de Jéhovah de sa congrégation. Plusieurs mois avant les faits, ce dernier avait pourtant avoué aux anciens qu’il avait abusé sexuellement de sa belle-fille. L’affaire était remontée jusqu’au siège new-yorkais de la Watchtower, mais aucune action n’avait été prise par la suite et aucune dénonciation ou exclusion n’avait eu lieu, laissant l’opportunité à Kendrick de faire une autre victime.
En juin 2012, la Cour supérieure du comté d’Alameda, en Californie, condamna non seulement Kendrick mais aussi l’Organisation des Témoins de Jéhovah elle-même à cause de sa politique de non-dénonciation des pédophiles aux autorités compétentes. Le mouvement religieux fut ainsi condamné à une amende de 28 millions de dollars [5]. Une somme qui fut rabaissée en appel à 2,8 millions de dollars [6].
Malheureusement, Candace Conti n’est pas un cas isolé et beaucoup d’autres enfants témoins de Jéhovah ont fait des expériences similaires. Quelques mois après sa création en 2001, SilentLambs [Agneau silencieux], une association qui vient en aide aux victimes d’agressions sexuelles dans leur enfance et qui ont été empêchées de s’exprimer ou de demander une assistance appropriée, a reçu des rapports de plus de 5 000 Témoins de Jéhovah affirmant que la secte avait mal géré les d’abus sexuels dont ils avaient été victimes étant enfant [7]. Son fondateur, William Bowen, est un ex-ancien qui démissionna définitivement de son poste en 2000 à cause de ses désaccords avec la manière dont la Société Watchtower gérait les cas de pédophilie. Il fut expulsé du mouvement en 2002, au motif qu’il « créait des division » !
En 2015, l’Australie a mis en place une Commission d’enquête afin d’enquêter sur la manière dont la Watchtower gérait les cas d’abus sexuels. Il a ainsi été mis en évidence que, sur une période de 60 ans, la branche australienne des Témoins de Jéhovah avait des dossiers de 1 006 auteurs présumés d’abus sexuels sur des enfants, impliquant plus de 1 800 victimes. Dans plus de la moitié des cas – 576 pour être précis – le prédateur avait avoué son crime. Néanmoins, et c’est sûrement ce qu’il y a de plus révoltant, aucune de ces agressions sexuelles n’avait été signalée à la police [8]. Cela confirme que la secte des Témoins de Jéhovah a pour pratique de ne pas signaler les allégations d’abus sexuels sur des enfants à la police ou à d’autres autorités compétentes, préférant garder ces informations secrètes. Dans sa conclusion, la commission royale australienne écrivit :
« Nous ne considérons pas l’organisation des Témoins de Jéhovah comme une organisation qui répond de manière adéquate aux abus sexuels sur enfants. […] Le maintien et l’application continue par l’organisation de politiques telles que la règle des deux témoins dans les cas d’enfants l’abus sexuel montre un grave manque de compréhension de la nature de l’abus sexuel des enfants. » [9]
En juillet 2002, dans un reportage intitulé « Suffer the Little Children » [« Laissez les petits enfants »… venir à moi], la BBC a révélé que le siège central des Témoins de Jéhovah exigeait depuis au moins 1997 que toutes les congrégations soumettent des détails sur les allégations d’agressions sexuelles sur mineur. Ces informations étaient ensuite compilées dans une base de données interne sur tous les cas d’abus sexuels sur des enfants qui leur étaient signalés [10]. Ce document liste donc TOUS les témoins de Jéhovah, de TOUTES les filiales nationales de l’organisation (dont évidemment la France !) impliqués dans des affaires de pédophilie. Selon Barbara Anderson, qui révéla l’existence de ce document secret au début des années 2000 et qui fut exclue du mouvement pour cela [11], ce fichier contenait en 2002 près de 24 000 noms ! Pour bien mesurer l’ampleur du phénomène, il faut savoir qu’à cette époque, les Témoins de Jéhovah comptaient environ six millions d’adeptes à travers le monde.
En 2016, la cour d’appel de San Diego aux États-Unis ordonna que la Société Watchtower remette à la justice américaine l’intégralité du fichier. Un ordre auquel les dirigeants jéhovistes refusèrent de se plier. Le journal The San Diego Union-Tribute nous explique quelles furent les conséquences de cette décision : « La Cour d’appel du 4e district a confirmé une amende de 4 000 dollars par jour contre la Watchtower pour ne pas avoir respecté l’ordonnance du tribunal de remettre ces documents. » [12]
Ces dernières années, suite à plusieurs enquêtes à travers le monde, débouchant le plus souvent sur des condamnations s’élevant à plusieurs millions de dollars, les Témoins de Jéhovah ont été amenés à revoir leurs procédures internes. Il faut souligner que beaucoup de ces changements sont de réelles améliorations et vont dans le bon sens. Ainsi, bien que la Watchtower continue à se référer à la règle deutéronomiste « des deux témoins », le témoignage de deux victimes différentes est aujourd’hui pris en compte. Dans l’édition de 2020 du Livre des anciens (un manuel secret destiné aux pasteurs jéhovistes), il est désormais écrit que « le traitement par l’assemblée d’une accusation d’abus sexuel sur enfant n’a pas vocation à remplacer la gestion de l’affaire par les autorités publiques » et que les anciens doivent informer « la victime, ses parents, ou toute autre personne portant devant les anciens une accusation de cette nature qu’ils ont le droit de signaler les faits aux autorités publiques » et ne doivent faire « aucun reproche à celui qui décide de faire un tel signalement » [13].
Cependant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’y a toujours aucune dénonciation directe et systématique des faits à la police, car s’il est vrai que les victimes ne sont plus découragées de dénoncer les abus – du moins en théorie –, elles ne sont pas encourager à le faire non plus. La marche à suivre, longuement détaillé dans le manuel des anciens (édition 2020), est la suivante :
« Les anciens peuvent être informés d’une accusation d’abus sexuel sur enfant directement par la victime, par ses parents, ou par un confident de la victime. Après avoir consulté la filiale, et si la personne accusée est un membre de l’assemblée, le collège des anciens chargera deux anciens d’établir les faits. […] Au cours de l’établissement des faits et durant la procédure de discipline religieuse, une victime d’abus sexuel sur enfant n’est pas tenue de faire ses déclarations en présence de l’agresseur présumé. […] Si, dans une situation exceptionnelle, les deux anciens estiment nécessaire de s’entretenir avec un mineur victime d’un abus sexuel, ils doivent d’abord prendre contact avec le département pour le service.
Si le collège des anciens estime que les éléments de preuve sont suffisants d’après la Bible pour justifier la formation d’un comité de discipline religieuse au motif d’abus sexuel sur enfant, le coordinateur du collège des anciens prendra d’abord contact avec le responsable de circonscription (le supérieur hiérarchique des anciens). […] S’il est établi que la faute a bien été commise et que le pécheur n’est pas repentant, il sera excommunié. À l’inverse, si le pécheur est repentant et reçoit donc un blâme, le blâme sera annoncé à l’assemblée locale lors de la réunion de semaine qui suit. […]
Si une personne excommuniée au motif d’abus sexuel sur enfant demande sa réintégration, le coordinateur du collège des anciens prendra contact avec le responsable de circonscription et lui donnera les noms des anciens qui ont fait partie du comité initial. […] Si le comité décide de réintégrer cette personne, deux anciens du comité téléphoneront immédiatement au département pour le service. […]
Si une personne excommuniée pour abus sexuel sur enfant déménage et demande sa réintégration dans une autre assemblée, le coordinateur du collège des anciens de la nouvelle assemblée prendra contact avec son responsable de circonscription. […] Si ce comité recommande la réintégration de la personne, il entrera en contact avec le coordinateur du collège des anciens de l’assemblée d’origine, qui à son tour joindra son responsable de circonscription et lui donnera les noms des anciens qui ont fait partie du comité initial. […] Si ce comité est d’accord sur la réintégration, deux anciens de chaque comité téléphoneront immédiatement au département pour le service. […]
Si un collège d’anciens arrive à la conclusion qu’une personne ayant commis un abus sexuel sur enfant il y a des dizaines d’années pourrait maintenant remplir les conditions requises pour de petites attributions (comme passer les micros ou les régler, faire fonctionner le matériel audio-vidéo ou apporter une aide aux services de l’accueil, des comptes, des publications ou des territoires), ce collège désignera deux anciens pour téléphoner au département pour le service. Les deux anciens téléphoneront au département pour le service avant que la moindre attribution soit confiée à cette personne dans l’assemblée. » [14]
Dans ce long extrait, on s’aperçoit qu’en 2020 les Témoins de Jéhovah préfèrent toujours nettoyer leurs linges sales en interne et ne font que rarement – pour ne pas dire jamais – appel à la police. Dès le moment où les premières accusations d’abus sexuels sur mineur ont été proférées jusqu’à une éventuelle réintégration du prédateur quelques années plus tard, voire l’accès à « de petites attributions » des dizaines années après les faits, les anciens doivent systématiquement prendre contact avec leurs supérieurs ecclésiastiques, mais jamais avec le commissariat le plus proche.
En fait, pour qui sait lire entre les lignes du jargon bureaucratique jéhoviste, il semblerait que les dénonciations aux autorités n’ont lieu que dans les pays où la législation l’exige :
« Dans certaines législations, une personne qui a connaissance d’une accusation d’abus sur enfant est légalement tenue de la signaler aux autorités publiques. Pour être certains de se conformer aux lois sur le signalement des abus sur enfant, quand les anciens ont connaissance d’une accusation d’abus sur enfant, deux d’entre eux doivent immédiatement téléphoner au service juridique de la filiale pour avis. […] Le service juridique donnera un avis sur la base des faits et des lois applicables. » [15]
Le but de cette manœuvre, qui combine double langage, loi du silence et procédures secrètes, est d’éviter autant que possible que les multiples scandales pédophiles ne viennent éclabousser l’image et la réputation du mouvement religieux, ce qui impacte grandement le nombre de conversions et la stabilité du mouvement. En dépit des belles déclarations officielles, l’intérêt et le bien-être des enfants ne semblent guère rentrer en ligne de compte. Sans oublier les lanceurs d’alerte qui sont systématiquement exclus et dénigrés par la Watchtower.
Les abus dans leurs rangs étant révélés, les leaders jéhovistes sont maintenant obligés de remédier aux défaillances systémiques qui ont permis à de tels abus de se poursuivre sans contrôle pendant des années. D’une certaine manière, le récent verdict hawaïen est un avertissement qui vient s’ajouter à la longue liste de procès et amendes sanctionnant les méthodes scandaleuses que les Témoins de Jéhovah utilisent pour gérer les agressions sexuelles sur mineur au sein de leur communauté. Si Watchtower persiste dans son intégrisme têtu qui rejette le bon sens le plus élémentaire au profit d’une loi vieille de 3 000 ans issue du Deutéronome, nulle doute qu’elle s’exposera à d’autres scandales et condamnations du même genre. Tant qu’elle ne se montrera pas plus proactive dans la protection des enfants et des personnes vulnérables, notamment en dénonçant les prédateurs sexuels aux autorités compétentes, l’Organisation des Témoins de Jéhovah continuera à être tenue pour responsable dans la perpétration des abus sexuels sur mineurs.
Aujourd’hui, la balle est donc dans le camp de la caste dirigeante jéhoviste. Choisira-t-elle la voie de la radicalisation ou optera-t-elle pour un chemin plus concilient ? L’avenir nous le dira. Au vu des directives idiotes et inadaptées que la Watchtower a abandonné au fil des années, il y a des raisons d’espérer. Il est cependant regrettable de constater que la route ait été si longue et tortueuse, que le fanatisme soit plus puissant que le bon sens et que les changements dans les politiques du mouvement se fassent sous le poids des amendes et des sanctions plutôt que sous les poids des larmes et des souffrances infligées aux enfants victimes d’abus sexuels.
Source: Lire l'article complet de Égalité et Réconciliation