Par Andrew Korybko − Le 24 juin 2023
Après que Poutine lui a demandé de mettre fin à sa campagne de rébellion “anti-corruption”, Prigojine a décidé de la poursuivre et de poser le risque d’un conflit domestique en plein milieu du conflit existentiel entre la Russie et l’Occident. Cela indique qu’il compte bien poursuivre le coup d’État dont les autorités russes l’accusent, même s’il le nie.
Prigojine présente sa tentative de coup d’État comme une campagne “anti-corruption” contre le ministère de la défense. Il réfute entretenir des projets de prise de pouvoir, et affirme ne vouloir que purger l’appareil militaire de ses éléments corrompus, qu’il accuse d’avoir provoqué les échecs de la Russie au cours des 16 derniers mois de l’opération spéciale menée en Ukraine. Ce qu’il dit peut résonner en Russie et à l’étranger, mais son récit n’est pas honnête et laisse de côté un détail d’importance.
Une campagne “anti-corruption” se transforme en coup d’État dès lors que le chef de l’État est remis en cause, et c’est exactement ce que fait Prigojine en essayant de contraindre le président Poutine à démettre le ministre de la défense et le chef d’état-major de leurs fonctions, sans doute en ayant pour idée de prendre leur place, lui ou certains de ses alliés. Le chef du groupe Wagner a beau avoir toujours nié entretenir des ambitions politiques, cette action a bien une nature politique intrinsèque, puisqu’elle revient à faire pression sur le gouvernement pour lui faire accepter des concessions sous la contrainte.
Cet agenda d’“ajustement de régime” est resté pour l’instant sans appel explicite à un changement de régime, mais il n’en induit pas moins fortement un tel objectif, étant donné qu’il est fort peu probable que le président Poutine obéisse aux demandes émises par Prigojine, surtout si du sang devait être versé. Capituler sous la pression porterait un coup très dommageable à l’autorité et au respect que le président russe a construits au cours de deux dernières décennies, et cela pourrait porter préjudice à la stabilité du pays ; Poutine n’est donc pas du tout enclin à se soumettre à ces exigences.
Cela étant dit, Prigojine a sans doute établi un plan secret visant à remplacer le président Poutine, car il doit avoir déjà conclu que c’est la seule manière réaliste de remplacer les dirigeants militaires du pays. Ce qui est présenté comme “scénario de désescalade”, consistant à poser la démission du ministre de la défense et du chef d’état-major russes, ne fait sans doute pas partie des projets de Prigojine, après que celui-ci a défié publiquement le président à ce sujet, en ordonnant à ses mercenaires de marcher sur Moscou. Qui plus est, le dirigeant russe a d’ores et déjà accusé Prigojine de trahison.
Après que Poutine lui a demandé de mettre fin à sa campagne de rébellion “anti-corruption”, Prigojine a décidé de la poursuivre et de poser le risque d’un conflit intestin en plein milieu du conflit existentiel entre la Russie et l’Occident. Cela indique qu’il compte bien poursuivre le coup d’État dont les autorités russes l’accusent. Si l’on a bien cela à l’esprit, on comprend que la récente séquence d’événements, qui mènent le pays à la pire crise politique qu’il ait connu depuis la crise constitutionnelle de 1993 prend un autre jour que celui qu’il énonce.
Il est inimaginable qu’il ait spontanément décidé de donner l’ordre à ses mercenaires de marcher sur Moscou en réponse à ce qu’il a décrit comme le bombardement par Moscou d’un camp établi par Wagner vendredi dernier, chose que ses rivaux et le FSB ont par ailleurs réfutée. Cet incident suspect apparaît plutôt avec le recul avoir été posé comme “justification” aux yeux du public du lancement de la rébellion armée des forces qu’il contrôle. Prigojine semble avoir fait le calcul que cette action lui permettrait d’affirmer que tirer sur l’armée régulière constituait une “auto-défense”.
Aucun Russe véritablement patriote ne voudrait jamais voir les Russes se tuer entre eux, et ce encore moins au moment ou l’État-civilisation millénaire se bat littéralement pour sa survie contre l’Occident. Il est plausible d’imaginer que l’incident de vendredi dernier a pu être fabriqué afin de manipuler les perceptions des Russes. En accusant le ministère de la défense d’avoir le premier fait couler le sang russe pour des raisons supposées de cupidité que Prigojine impute aux dirigeants de ce ministère, il a espéré que les Russes allaient le soutenir.
Si l’on considère les choses sous cet angle, et que l’on tient compte de la malhonnêteté de la démarche consistant à présenter sa tentative comme mue par des motivations d’“anti-corruption”, il ne fait aucun doute que la marche sur Moscou lancée par le dirigeant de Wagner correspond bel et bien à un coup d’État préparé. On ne sait pas depuis combien de temps lui-même et ses conspirateurs ont machiné ce plan, mais il n’est pas imaginable qu’il ait réellement pu penser qu’une telle campagne pourrait amener Poutine à souscrire à ses exigences au vu de sa méthode.
Il convient également de prendre en compte le sujet évident de la logistique derrière le déplacement potentiel de milliers de mercenaires sur les quelques 1000 kilomètres qui séparent Rostov de Moscou. Les combattants armés qui le suivent dans son projet de rébellion n’ont sans doute accepté de mettre leur vie en jeu qu’après s’être vu présenter des plans soigneusement établis juste avant le départ de l’opération. Il est tout simplement absurde d’imaginer qu’ils aient décidé de se jeter bille en tête dans un complot de coup d’État d’une autre manière.
Ils se sont donc sans doute vu affirmer qu’ils avaient des “camarades” au sein de l’élite militaire et du renseignements, prêts à “lâcher” le président Poutine et les deux dirigeants militaires qui sont dans le viseur du patron de Wagner. Et cela leur a sans doute laissé à penser qu’ils disposaient de chances crédibles de parvenir à leurs fins. À l’instar de leurs compatriotes, l’écrasante majorité des combattants de Wagner ne veulent probablement pas non plus verser de sang russe, et il est difficile de les imaginer combattre pour leurs compatriotes pour ensuite se retourner et les massacrer.
Les observateurs doivent se souvenir que le rôle de Wagner a été capital dans la victoire de la Russie au cours de la bataille d’Artyomovsk, et que ces combattants ne sont pas des mercenaires sortis de nulle part et simplement mus par l’appât du gain essayant de mener un coup d’État dans l’un des plus grands pays du monde. Ces combattants ont véritablement mis en jeu leur vie pour leur pays. Cela explique que le président Poutine ait prononcé dans son allocution nationale : “Je m’adresse à ceux qui ont été entraînés dans cette aventure criminelle par la menace ou la duperie, et ont pris la voie d’un crime grave — une mutinerie armée.”
Le dirigeant russe a ajouté que “Des ambitions exagérées et des intérêts personnels ont mené à la trahison — la trahison contre notre pays, notre peuple et la cause commune pour laquelle les soldats et officiers du groupe Wagner se sont battus et sont morts côte à côte avec d’autres unités et soldats. Les héros qui ont libéré Soledar et Artyomovsk, les villes et les villages du Donbass, ont combattu et ont payé de leur vie pour la Novorussie et l’unité du monde russe.” Très clairement, il estime que ces combattants ont été trompés.
Les mots employés par Poutine apportent du crédit à la thèse développée ci-avant, à savoir que les participants à la tentative de coup d’État lancée par Prigojine ont été manipulés et qu’on leur a fait penser qu’il ne s’agissait que d’une campagne “anti-corruption” menée avec l’approbation d’une élite militaire et de renseignements à eux alliée. Après que le président Poutine a publiquement condamné leur chef, il se peut qu’on soit allé jusqu’à leur affirmer que le dirigeant russe était devenu “otage de palais” détenu par les dirigeants supposément incompétents et corrompus du ministère de la défense.
Quoi qu’il en soit, même si les combattants de cette rébellion ont véritablement cela à l’esprit, il faut qu’ils assument les responsabilités de leur décision de suivre Prigojine dans sa tentative de coup d’État en sachant que celle-ci défie le chef de l’État russe et a donc plongé leur pays dans la crise politique la pire qu’il ait connu en trois décennies. Au présent stade, un peu moins de 24 heures après le début des mouvements ce vendredi, on n’a aucune raison de penser que ceux qui restent impliqués dans ces actions n’ont pas conscience du fait que leurs actions correspondent à une trahison.
Par conséquent, l’écrasante majorité des forces armées, des autres groupes de mercenaires, et des services de sécurité restés loyaux au président Poutine, leur commandant en chef suprême, pourrait fort bien recourir à la force armée, qu’ils ont eu l’autorisation d’utiliser pour rétablir la loi et l’ordre, si nécessaire. Espérons que les choses n’en arrivent pas à ce stade, car c’est l’Occident qui pourrait bien être le vainqueur final d’une hypothétique “Bataille de Moscou”, dont la responsabilité incomberait sur Prigojine dans ce scénario du pire.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone
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