Par M.K. Bhadrakumar – Le 13 juin 2023 – Source Indian Punchline
La classe politique allemande est abasourdie par les résultats d’un sondage YouGov publié vendredi, selon lequel 20 % des électeurs allemands donneraient leur voix à l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) d’extrême droite, ce qui en fait le deuxième parti derrière la CDU de centre-droit (28 %) et devant le SPD du chancelier Olaf Scholz (19 %). Il s’agit là d’un véritable séisme politique.
Compte tenu du système de représentation proportionnelle de l’Allemagne – qui n’a rien à voir avec celui des États-Unis ou du Royaume-Uni, où la politique est aussi fracturée mais protégée par le système de vote uninominal – il est raisonnable d’estimer que l’actuelle coalition nommée “feu tricolore” entre le SPD de centre-gauche, les Verts (qui ont recueilli 15 %) et les Démocrates libres néolibéraux ou FDP (7 %) n’a plus de mandat pour gouverner, après seulement un an et demi d’exercice du pouvoir.
Lors des élections générales de 2021, le SPD avait obtenu 25,7 % des voix, le FDP 11,5 % et les Verts 14,8 %. Cette chute précipitée de la coalition en seulement 18 mois introduit des incertitudes politiques à un moment où l’économie est en profonde récession, où la guerre en Ukraine est à un point de basculement et où la montée de l’AfD d’extrême droite, qui couvre d’ailleurs tout le spectre de l’extrême droite, des nationalistes démocrates aux néo-nazis, signifie en soi un changement fondamental dans la politique allemande depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des conséquences importantes.
20 % est déjà un seuil important dans un pays aussi fragmenté que l’Allemagne, et certains observateurs politiques estiment que le potentiel de l’AfD peut atteindre les 30 %. Jusqu’à présent, une coalition avec l’AfD était un tabou pour les deux partis traditionnels, la CDU et le SPD. Dans la situation actuelle, la CDU est confrontée à un choix cornélien : un retour à la “grande coalition” avec le SPD (pour laquelle il n’y a pas d’appétit, compte tenu du bilan sordide des périodes 2005-2009 et 2013-2021 sous la direction de la chancelière Angela Merkel). L’alternative sera une coalition avec l’AfD d’extrême droite, qui pourrait devenir inévitable à un moment donné.
En fait, dans l’ensemble de la politique européenne, c’est la tendance actuelle : l’extrême droite est de retour. C’est ce qui s’est passé récemment en Suède et c’est ce qui se passe actuellement en Finlande. Le fait est que l’AfD a le vent en poupe et qu’une fois qu’elle aura franchi la barre des 20 %, il sera de plus en plus difficile pour les partis centristes de l’exclure de la politique générale en tant que partenaire de coalition.
La récession en Allemagne devrait être longue, ce qui garantit pratiquement qu’à court terme au moins, le cycle économique sera à l’avantage de l’AfD. L’immigration est une autre question qui contribue à la base de soutien de l’AfD. Selon les chiffres officiels, le nombre de demandes d’asile en Allemagne a augmenté de 80 % entre janvier et mars 2023 par rapport à la même période l’année dernière.
Deux autres questions agitent l’opinion publique : la désapprobation du soutien de Scholz à l’Ukraine et la colère suscitée par ses politiques énergétiques. Scholz et le SPD se sont positionnés du côté de l’Ukraine. Il s’agit d’un changement de politique et la question continue de diviser les gens. L’AfD, qui est eurosceptique et prône l’amélioration des relations avec la Russie, profite du fait qu’environ un tiers des Allemands ne sont pas d’accord avec les politiques de Scholz concernant l’Ukraine et la Russie.
Est-ce important ? Oui, cela a de l’importance. Alors que l’économie est en récession – et que l’Allemagne entraîne avec elle l’ensemble de la zone euro – la montée en puissance de l’AfD est susceptible d’atténuer l’enthousiasme pour l’injection de fonds et de matériel en Ukraine. Par exemple, seulement 28 % des personnes interrogées dans le dernier sondage soutiennent la livraison d’avions de combat allemands à l’Ukraine. Selon un rapport de Deutsche Welle, “dans l’ensemble, le soutien aux livraisons d’armes à l’Ukraine est en baisse, seule une minorité estime que les livraisons d’armes devraient être intensifiées. L’appel à la diplomatie se fait de plus en plus pressant : 55 % des personnes interrogées estiment qu’il faut intensifier les efforts du gouvernement allemand pour parvenir à des négociations en vue de mettre fin aux combats.”
De même, on observe une polarisation croissante des opinions des Allemands sur leur identité “européenne“. Comme l’a souligné un commentateur, ce n’est peut-être qu’une coïncidence numérique si les 18 % qui sont en désaccord total avec la notion d’identité européenne sont les mêmes que les chiffres actuels de l’AfD dans les sondages. Il est plus probable qu’il s’agisse d’un chevauchement. Paradoxalement, le nombre d’europhobes et d’eurosceptiques augmente, ces derniers ayant un net avantage (56 %) sur les europhobes (41 %) ! Cette situation peut finir par piéger l’UE, car si le taux d’approbation de l’UE est faible, il est plus difficile pour les États membres d’accepter une intégration plus poussée, alors qu’une intégration plus poussée est nécessaire pour que l’UE soit plus performante. Le tableau d’ensemble est que le type d’intégration de l’UE par des moyens détournés qui s’est produit jusqu’à présent pourrait ne plus fonctionner.
Le potentiel futur de l’AfD est important car, dans le système allemand basé sur la représentation proportionnelle, il n’a pas besoin de remporter des majorités absolues pour gouverner. À court terme, cependant, une impasse politique se profile en Allemagne, aggravée par le fait que la gauche se rétrécit et pourrait même ne pas obtenir le minimum de 5 % des voix requis pour faire partie du prochain parlement. Quant aux Verts, ils sont eux aussi embourbés, leur réputation étant ternie par un scandale de népotisme qui rayonnera longtemps (les Verts étant une communauté très soudée, ils auront désormais du mal à utiliser la force des arguments moraux, qui a été un élément clé de leur ascension politique).
En outre, pendant qu’ils étaient au pouvoir, l’année dernière, les Verts ont débranché l’énergie nucléaire et ont accéléré la transition de l’Allemagne vers les énergies renouvelables, ce qui provoque une réaction brutale de la part des électeurs. Une loi visant à obliger les propriétaires à remplacer leurs systèmes de chauffage au fioul et au gaz par des pompes à chaleur, à partir de janvier prochain, a fait long feu, car les coûts pour les ménages sont potentiellement écrasants – ils varient entre 15 000 et 40000 livres sterling, en fonction de la taille de l’habitation. Les propriétaires les plus pauvres appartiennent pour la plupart à la classe moyenne inférieure, et il se trouve qu’ils constituent la partie de l’électorat la plus ouverte à l’extrême droite.
Il semble évident que, dans un avenir prévisible, les Verts ne seront pas en mesure de remplacer les partis traditionnels. Ainsi, un fossé énorme se creuse dans le paysage idéologique au centre de l’échiquier politique. Les choses évoluent dans une telle direction que l’AfD pourrait devenir indispensable à la formation d’un gouvernement fédéral à Berlin à un moment donné.
Hélas, tout le discours selon lequel l’Allemagne serait la prochaine superpuissance aux côtés de la Chine s’est dissipé. Ce n’est plus qu’un rêve lointain. Le moteur de l’Europe est en ruine. La crise ukrainienne a gâché la fête. Mais l’élite dirigeante allemande doit être largement blâmée pour cela, car elle a joué un rôle douteux en Ukraine depuis le changement de régime en 2014 – en particulier dans le complot visant à ne pas respecter les accords de Minsk qui prévoyaient une autonomie régionale pour le Donbass au sein d’une Ukraine fédérée.
Fondamentalement, les élites allemandes ont été incapables ou n’ont pas voulu comprendre que l’économie de leur pays et la prospérité de la nation ont été construites sur les approvisionnements énergétiques illimités et bon marché de la Russie et sur les potentiels du marché russe en croissance pour l’industrie allemande de haute technologie. Ils en payent maintenant les conséquences.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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