Patrick Lagacé, chroniqueur-vedette à La Presse, entre autres occupations médiatiques, publiait dernièrement une série de trois textes portant sur la vie d’un homme peu ordinaire. Yves Bélair est né avec une paralysie cérébrale dans les années 1950 et a malgré tout mené une vie remplie d’accomplissements, d’autonomie et de don de soi. L’éducation qu’il avait reçue de sa mère, qui avait levé un doigt d’honneur bien droit à tous les pronostics des médecins, y est certainement pour beaucoup.
Le journaliste tente donc, en trois chroniques (1, 2, 3), de rendre hommage à cet homme « qui s’est battu pour sa liberté […] jusqu’à son dernier souffle ». Voilà qui semble noble: utiliser sa tribune pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas.
Toutefois, alors que M. Bélair avait contacté Lagacé pour qu’il écrive un texte dénonçant la piètre qualité des soins à domicile, pour que le monde sache qu’il demandait l’aide médicale à mourir à cause des soins de mauvaise qualité qu’il recevait sur une base régulière, on comprend, au fil de la lecture, que la prémisse est rapidement détournée pour nourrir l’idéologie de l’auteur.
« La chronique pourrait n’être que ça et elle serait spectaculaire, coup-de-poing: un homme handicapé demande l’aide médicale à mourir parce qu’il estime que ses soins à domicile sont de mauvaise qualité.
C’est la manchette qu’Yves souhaite voir un jour dans La Presse. Pour dénoncer les soins à domicile, Yves Bélair a demandé l’aide médicale à mourir. »
La fin des soins ou les soins de la fin
Mais un tel texte serait une tache sur le conte de fée qu’est l’aide médicale à mourir au Québec. Lagacé le sait. C’est pour ça qu’il continue comme ça:
« Cette manchette serait véridique. Mais pas totalement véridique. »
Il excuse ensuite son détournement de la question en citant quelques amis proches de l’homme, qui affirment que c’était une idée qu’il cogitait depuis un bout, qu’il était de plus en plus dépendant du système, de plus en plus « poqué ». Au fond, il était rendu fatigué, et c’est bien compréhensible.
On le comprend bien, et Lagacé ne pourrait être plus empathique à la cause: « C’est ça, la vie d’une personne handicapée comme Yves Bélair. […] Tout, absolument tout est compliqué, à cause de la paralysie cérébrale […]. Tout a été compliqué dans la vie d’Yves Bélair. »
Pour reprendre les mots de l’auteur, on pourrait dire que cette dernière citation est véridique. Mais pas totalement véridique.
Déranger
La vie d’Yves Bélair a été compliquée à cause de son handicap, certes. Mais certainement pas que.
Notre société de performance n’a assurément pas aidé à améliorer la qualité de vie de cet homme pourtant déterminé et plein de moyens et d’ambitions. Les combats qu’il a eu à mener sont liés à sa condition, mais pas tous intrinsèquement. La majorité d’entre eux relèvent bien davantage du domaine public et seraient évitables si cette société si « ouverte » et « inclusive » l’était réellement pour tous.
Les combats qu’il a eu à mener sont liés à sa condition, mais pas tous intrinsèquement. La majorité d’entre eux relèvent bien davantage du domaine public et seraient évitables si cette société si « ouverte »
et « inclusive » l’était réellement pour tous.
Qu’on parle d’accessibilité aux lieux, aux transports en commun, qu’on parle du regard et de l’attitude des corps médicaux à l’égard du handicap en général, qu’on parle d’eugénisme médical, d’avortements systématiques. Qu’on parle de la marginalisation préfabriquée par un système qui, à force de les éliminer d’un bout à l’autre de la ligne de la vie, a fini par faire comprendre aux personnes handicapées qu’elles sont, au fond, indésirables.
Plusieurs organismes pour personnes handicapées le constatent: l’aide est difficile, sinon impossible à recevoir des instances gouvernementales.
Yves Bélair se plaignait des soins à domicile qu’il recevait. Dans sa condition, il avait besoin que quelqu’un vienne pour l’aider quatre fois par jour, sept jours par semaine. Évidemment, bien que la plupart des soignants étaient compétents et attentifs, ce serait utopique de penser que 100% des soins qu’ils recevaient dans une semaine étaient parfaitement dispensés, note Lagacé. Après tout, c’est Bélair lui-même qui refusait d’aller en CHSLD. Plutôt mourir, qu’il pensait. Littéralement.
Mais cette fois dans la semaine, peut-être, où le préposé quittait son domicile alors qu’il n’était pas bien lavé, cette fois-là enlevait chaque fois un peu de dignité à Yves Bélair. Pas étonnant que l’idée du CHSLD le rebutait autant…
Des soins à domicile aux soins du domicile
On parle de plus en plus de l’importance à accorder aux soins à domicile dans le système de la santé. D’une part, ces programmes permettent aux personnes limitées physiquement de garder le peu d’autonomie qu’il leur reste en demeurant chez elles, dans leurs choses, dans des lieux connus. D’autre part, il s’agit d’une solution alléchante pour le portefeuille de l’État, qui débourse beaucoup moins d’argent que si la personne en besoin était institutionnalisée. C’est win-win.
Mais il semble qu’on évacue encore une fois la question des proches aidants de l’équation, comme dans le cas des personnes âgées. De la même manière qu’on oublie les mères au foyer quand on parle du système d’éducation, on ne mentionne que rarement ceux et celles qui donnent leur vie pour prendre soin de leurs proches en situation d’incapacité physique ou cognitive lorsqu’il est question du système de santé.
Vous trouvez que j’exagère? Allez en parler aux parents qui se voient contraints de placer leurs enfants handicapés en famille d’accueil, faute d’une aide financière suffisante. Ai-je besoin d’ajouter que ces familles d’accueil reçoivent presque le double du gouvernement pour s’occuper du même enfant?
Or, la qualité des soins donnés n’est-elle pas en forte corrélation avec la qualité de la relation soignant-soigné? Il y a certainement des exceptions, mais le parent qui connait son enfant depuis sa naissance n’est-il pas le mieux placé pour savoir et comprendre ses besoins? Ou le fils qui prend soin de son vieux père? Ou la femme qui héberge son amie de longue date pour lui éviter le centre de soins longue durée?
Aimer la vulnérabilité
Ce dont on oublie de parler, c’est que ces soignants, les proches aidants, répondent aussi, et surtout, aux besoins affectifs des personnes dont ils prennent soin. Entendez-moi bien, je ne dis pas que tous les préposés aux bénéficiaires manquent d’empathie et de considération pour leurs clients. Mais voyez, le système de santé utilise le mot « client » pour désigner les bénéficiaires de soins. Je pense que ça en dit beaucoup.
Je suis convaincue que, si Yves Bélair avait reçu des soins quotidiens de la part de ses proches, il n’aurait pas demandé l’aide médicale à mourir. Parce que ce sentiment d’être un numéro, il ne l’aurait pas eu. Ce sentiment d’être un poids pour les autres au fur et à mesure que ses infirmités prennent en gravité – cette phrase qu’on entend de la bouche de pratiquement tous ceux qui demandent l’ultime piqure –, il ne l’aurait pas eu parce qu’il aurait vu l’amour et la charité de son entourage.
La honte et l’embarras auraient laissé la place à la conviction d’être aimé, même faible.
Je n’accuse personne. Je sais bien que tous ne peuvent pas arrêter de travailler pour s’occuper de leurs proches. Tous les malades n’acceptent pas l’aide avec la même facilité non plus. Mais je crois profondément qu’un changement de mentalité est ici nécessaire. De part et d’autre.
En fait, nous devons valoriser le fait de perdre sa vie pour les autres: nous avons tous à gagner de nous occuper des plus faibles. C’est un cycle. Ce n’est qu’en prenant soin du démuni, en se sacrifiant pour que l’autre soit bien, en aimant l’autre dans ce qu’il a de moins aimable que l’on peut prendre conscience que l’on est soi-même aimable. Dans ce qu’on a de moins lisse et de plus odorant.
Cette conviction de se savoir aimé dans toutes ses infirmités, dans toutes ses incapacités, n’est-ce pas ce qui nous sauvera tous?
Complaisance, quand tu nous tiens
Patrick Lagacé aurait dû écrire un texte plus critique. Il est capable d’être acéré, de se poser en justicier de l’individu face au système. Il ne l’a pas fait, en se félicitant probablement d’avoir su conserver un côté humain – à la fois touchant et inoffensif. Inoffensif parce qu’au lieu de remettre en question les soins reçus et d’avoir à trouver des solutions, on se retrouve avec un récit convenu sur la force de caractère et la beauté d’une vie libre.
Un peu comme si, face à la pénurie d’enseignants dans le système d’éducation, on se croisait les bras et, pour se libérer un peu la conscience, on se mettait à composer des chants à la résistance héroïque d’un prof d’école primaire. Ce n’est pas suffisant.
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