Les résultats des élections présidentielle et parlementaires imminentes (14 mai) en Turquie vont visiblement décevoir les États-Unis et leurs alliés. Jamais auparavant ils n’avaient pris position aussi ouvertement contre le président Recep Tayyip Erdogan et n’avaient investi autant de ressources pour unir les forces politiques turques pro-occidentales qui s’opposent à lui. Il leur semblait récemment que l’opposition remporterait certainement la victoire, mais il s’avère que les atlantistes se sont précipités.
Encore en mars-avril, selon la plupart des sondages turcs, le représentant de l’opposition, l’Alliance nationale composée de six partis, et le chef du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kılıçdaroğlu, était largement en tête(53%-55%). Le 4 mai, une interdiction de sondages est entrée en vigueur jusqu’à la fin du vote. À cette date, les deux principaux candidats étaient pratiquement à égalité, et selon certains d’entre eux, Erdogan (47,8%, 51%) a même pris de l’avance sur son principal rival (45,4%). On suppose que la majorité des indécis voteront également pour le président en exercice. Dans tous les cas, la dynamique est de son côté.
De plus, dans les rangs de la coalition d’opposition, qui rassemble l’ultra-gauche et l’ultra-droite, des sécularistes et des fondamentalistes religieux, des querelles ont commencé avant même les élections. Avant leur début, selon les mêmes sondages, l’Alliance populaire dirigée par Erdogan, dont le noyau est le Parti de la justice et du développement (AKP), est en tête. Cela augmente ses chances de victoire à la présidentielle.
L’un de leurs arguments les plus convaincants contre l’opposition est qu’elle aurait conclu une entente avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et aurait l’intention d’amnistier son leader, Abdullah Öcalan, condamné à perpétuité. C’est ce dont on accuse notamment le Parti démocratique des peuples (HDP), traditionnellement soutenu par la minorité kurde. Formellement, il reste en dehors de l’Alliance nationale, mais il soutient la candidature de Kılıçdaroğlu.
Et même en cas de victoire de ce dernier, les espoirs de l’Occident d’un changement de cap de la Turquie en sa faveur pourraient ne pas se réaliser. Sur certaines questions, Kılıçdaroğlu pourrait adopter une position encore plus défavorable pour les États-Unis que celle d’Erdogan. Par exemple, se présentant comme un alévi (qui peuvent représenter jusqu’à 20% de la population turque), Kılıçdaroğlu plaide pour la reconnaissance totale du pouvoir de Bachar al-Assad, d’origine religieuse proche, en Syrie voisine. Cela signifierait de fait l’adhésion des Turcs à l’ultimatum de ce dernier de retirer les troupes américaines de Syrie. Il envisage de créer une alliance régionale entre la Turquie et l’Iran, la Syrie, l’Irak et le Liban « contrôlés par les chiites », ce qui serait un cauchemar géopolitique pour les Américains.
Ses déclarations sur sa disposition à coopérer plus étroitement avec l’Otan et les États-Unis sont « diluées »par des précisions indiquant que cela ne signifie pas l’intention de détériorer les relations avec la Russie. « Une coopération utile avec elle continuera, bien sûr. »
L’un des auteurs du principal organe de presse du CHP, le journal Cumhuriyet, Mehmet Ali Güller, a publié le 6 mai un manifeste pratiquement anti-Otan, ce qui a également préoccupé les partisans de la « révolution turque » en Occident.
Selon lui, c’est sur l’Otan que repose la principale responsabilité de l’escalade de la situation internationale. « Le résultat de la stratégie américaine dirigée contre la Russie en étendant l’Otan à l’Ukraine est évident. »
En guise de preuve, il cite notamment les propos du candidat à la présidence des États-Unis, Robert F. Kennedy Jr: « Zelensky aurait pu éviter la confrontation avec la Russie en disant simplement: je n’ai pas l’intention de rejoindre l’Otan. » Selon Güller, « l’expansion de l’Otan est pratiquement une expansion de la guerre. L’antidote à cela est le plan de paix en 12 points proposé par la Chine en rapport avec la crise ukrainienne. »
Sur ses réseaux sociaux, Kemal Kılıçdaroğlu a proclamé le slogan « La voie du Turc n’est ni l’Occident ni l’Est! Nous construirons une ligne allant vers la Chine en passant par la Turquie, l’Iran, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan! ». Washington devrait réfléchir à ce que signifie alors le « virage vers l’ouest » proclamé par l’opposition turque. Dans la coalition dirigée par Kılıçdaroğlu, il y a des éléments russophobes qui pourraient le pousser à la confrontation avec Moscou, et c’est sur quoi comptaient les États-Unis. Mais ce à condition que cette alliance remporte également les élections parlementaires, bien que les chances de cela soient minces précisément en raison de l’inacceptabilité pour la majorité de la population des appels à un « virage vers l’ouest ».
Ce n’est pas un hasard si, à la veille des élections, Erdogan a tenté de rencontrer le président syrien Bachar al-Assad afin de montrer qu’il est également prêt à une normalisation complète des relations avec lui, éliminant ainsi un atout majeur entre les mains de son adversaire.
L’importance de ce sujet pour l’agenda intérieur turc, compte tenu du fardeau économique pour la Turquie d’accueillir jusqu’à 4 millions de réfugiés syriens et des dépenses globales pour son intervention en Syrie, est illustrée par le fait qu’Ankara a instamment demandé que la prochaine rencontre quadrilatérale sur la résolution syrienne ait lieu avant les élections. Le 10 mai à Moscou, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu a participé à cette rencontre, présentée à l’opinion publique turque comme une étape importante vers une résolution rapide de la crise syrienne qui la préoccupe.
Dans une interview à CNN Türk le 9 mai, Çavuşoğlu a déclaré que l’un des principaux sujets qu’il évoquerait serait le retour des réfugiés syriens. Il a également annoncé qu’une rencontre entre les dirigeants de la Turquie et de la Syrie pourrait avoir lieu en 2023, laissant entendre que c’est Erdogan qui y participerait du côté turc.
L’intervention de l’Occident dans les élections turques a battu tous les records. De nombreux dirigeants occidentaux, dont le président américain Joe Biden et le secrétaire d’État Blinken, ont exprimé à plusieurs reprises leur soutien aux opposants d’Erdogan. L’article publié le 4 mai dans The Economist britannique était particulièrement sans vergogne. Presque tous les grands médias occidentaux l’ont relayé. La couverture du magazine portait les slogans « Sauver la démocratie! » et « Erdogan doit partir! »
Beaucoup en Turquie ont été choqués. Le président turc a également exprimé son indignation, écrivant sur Twitter que ses compatriotes « ne permettront pas aux couvertures de magazines, qui sont un instrument opérationnel des grandes puissances mondiales, d’interférer avec la volonté de la nation ».
Les Turcs notent cependant que plus les élections approchent, plus les médias occidentaux deviennent intransigeants envers le régime, et leurs attentes élevées concernant une possible arrivée de Kılıçdaroğlu s’affaiblissent. Les commentateurs estiment que la raison de ces métamorphoses est que l’espoir d’une défaite d’Erdogan commence à s’estomper. Par exemple, le Washington Post constate que « la politique étrangère de la Turquie pourrait ne pas changer, même si Kılıçdaroğlu gagne ».
Quelle que soit l’issue des élections, la Turquie maintiendra probablement sa politique étrangère déjà établie et qui est dictée par ses intérêts nationaux.
Alexandre Lemoine
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Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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