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Un vent centralisateur souffle sur la fédération canadienne. Dans le contexte postpandémique, la santé est particulièrement concernée. Les propositions des partis fédéraux relatives à cette compétence exclusive des provinces se multiplient, normes et programmes pancanadiens sont envisagés et les transferts fédéraux demeurent largement insuffisants.
À cela s’ajoutent le refus d’accorder au Québec plus de pouvoirs en immigration ainsi que l’intention d’Ottawa de contester les lois québécoises sur la laïcité et la langue française et d’encadrer le recours à la disposition de dérogation. Bref, les points de tension ne manquent pas. Or, loin de se résoudre par le seul passage du temps, les dysfonctionnements du fédéralisme canadien sont profondément enracinés dans l’histoire.
Le contexte actuel en rappelle un autre. La Grande Dépression et l’après-guerre avaient jeté les bases d’une ambition centralisatrice d’Ottawa. En 1940, dans son rapport, la Commission fédérale Rowell-Sirois préconise une centralisation fiscale et sociale. Deux ans plus tard, les provinces, y compris le Québec, acceptent de céder temporairement au fédéral leur champ d’imposition directe. Si Duplessis refuse de renouveler cet accord une fois la guerre terminée, les autres provinces finissent toutes par capituler devant la volonté du fédéral de conserver son monopole sur les impôts directs. Ce qui devait n’être que temporaire devint permanent.
À partir de 1952, le Québec poursuit donc seul la lutte pour l’autonomie provinciale face à un gouvernement fédéral quasi tout-puissant fiscalement parlant. Ce déséquilibre des forces place le gouvernement québécois dans une impasse. « Duplessis [paraît] impuissant à arrêter la politique centralisatrice d’Ottawa », soulignent les historiens René Durocher et Michèle Jean.
Une commission
Dans ce contexte, l’idée de mettre sur pied une commission fait son chemin jusqu’au bureau du premier ministre Duplessis. Elle est portée principalement par la Chambre de commerce de l’époque, ce qui peut étonner aujourd’hui.
Le 12 février 1953, la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels est créée. Le préambule de la loi qui institue ce qu’on appellera la commission Tremblay est imposant et chargé. Il proclame que la Confédération canadienne est un pacte entre deux peuples, dont la survivance est intimement liée au respect des droits, des prérogatives et des libertés des provinces, en particulier ceux du Québec. Il dénonce par ailleurs l’envahissement par le fédéral d’importants domaines de taxation réservés aux provinces et la centralisation de pouvoirs qui en découlent, jugés « inconciliables avec le système fédératif et démocratique », ajoutant qu’ils « fau[ssent] l’application du pacte confédératif ».
Le mandat est vaste : soumettre des recommandations « quant aux mesures à prendre pour la sauvegarde des droits » de l’État québécois et des administrations dans ses champs de compétence. Dès l’automne, la commission entame une série d’audiences publiques à travers le Québec. La société civile se mobilise. Dans leur rapport, les commissaires soutiennent que « jamais peut-être la pensée profonde de la Province ne s’est exprimée avec autant d’ampleur et de force sur des questions aussi fondamentales ».
Avant la fin de ses travaux, la commission Tremblay exerce déjà une influence. Elle permet, au sein de la collectivité, une prise de conscience des problèmes constitutionnels dont découlent des tensions entre Ottawa et Québec. Les dirigeants, quant à eux, prennent le pouls de l’opinion publique. À cet égard, les audiences révèlent un appétit de la population à voir le gouvernement du Québec jouer un rôle plus important dans les déterminants de la vie collective des Canadiens français.
Duplessis a désormais l’aval populaire et le rapport de force dont il a besoin pour agir unilatéralement et tenir un tant soit peu le haut du pavé. C’est ainsi qu’en février 1954, il crée l’impôt québécois sur le revenu. Fort de l’impulsion que la commission a suscitée, il arrive à imposer son action fiscale au fédéral. Victoire qui sera, quelques années plus tard, déterminante pour la réalisation de la Révolution tranquille.
Un rapport « caché », mais influent
L’impôt sur le revenu est pratiquement la seule chose que Duplessis retirera de la commission Tremblay. Les commissaires embrassent plus large et s’avèrent plus audacieux que ce à quoi le premier ministre s’attendait. Si bien que, lorsqu’il reçoit le rapport en février 1956, il tente de l’enterrer. C’est grâce à l’acharnement du Devoir, qui dénonce inlassablement cette mise à l’index, que son contenu est en partie rescapé.
Le rapport demeure imprégné d’un nationalisme traditionnel et d’un conservatisme en phase avec la politique unioniste. Certains le qualifieront de « bible des Canadiens français » ou y verront le « testament d’une époque ». Malgré tout, les commissaires, comme s’ils avaient pressenti la période de transformations majeures qui s’en venait, osent certaines propositions avant-gardistes et posent les premiers jalons d’un nationalisme progressiste.
Sur le plan constitutionnel, le rapport Tremblay répond à celui de la commission Rowell-Sirois. Il plaide pour une réelle « fédéralisation » du Canada et de ses institutions. Notamment un réaménagement en profondeur des champs d’imposition au profit des entités fédérées, en toute cohérence avec le droit constitutionnel canadien et l’esprit d’un « fédéralisme authentique ». Le rapport recommande une réforme de la Cour suprême, notamment du mode de nomination des juges, mais aussi une représentation des provinces au conseil d’administration de la Banque centrale et la création d’un organisme de concertation des provinces.
Les auteurs estiment qu’au cœur de l’imbroglio constitutionnel, il y a « une divergence fondamentale d’interprétation du fédéralisme canadien ». Il faut se méfier, préviennent-ils, du « nouveau fédéralisme », cette conception unitaire et centralisatrice du régime, se traduisant concrètement par l’intervention de l’administration fédérale dans des domaines qui, juridiquement, relèvent des entités fédérées.
Les commissaires concluent que l’immense majorité des Québécois rejette le séparatisme et l’unitarisme, mais « se déclare encore fidèlement attachée au fédéralisme ». Pas n’importe lequel, cependant : celui fondé sur l’autonomie des provinces, et en particulier celle du Québec en tant que foyer national et milieu politique fondamental du Canada français.
État et autonomie
Au-delà des relations fédérales-provinciales, les commissaires proposent des réformes au Québec. Ils recommandent l’amélioration des services sociaux ainsi que la création de divers organismes, dont un Office de la langue française, un Conseil des arts et des lettres, un Conseil des ressources naturelles. Ils suggèrent par ailleurs qu’une nouvelle enquête se penche spécifiquement sur la réorganisation du système d’enseignement, une recommandation présageant, cinq ans plus tard, la mise sur pied de la commission Parent, laquelle modernisera le système québécois d’éducation.
En définitive, les commissaires prônent l’élargissement du rôle de l’État du Québec. Cadre politique qui est, pour les Canadiens français, le seul « dont l’effort de plusieurs générations [leur] a assuré la possession ». Il représente le produit de leur caractère social et culturel distinct ainsi que l’instrument de leur autonomie politique. Il doit donc à tout prix être préservé, nous disent les auteurs, et, pour ce faire, « il [faut] s’en servir et apprendre à s’en servir ».
Cette idée du rôle accru et particulier de l’État québécois sera au cœur de l’esprit de la Révolution tranquille. René Lévesque aimait décrire notre État comme « le plus puissant instrument collectif ». Si Duplessis n’a rien voulu savoir du rapport Tremblay, les libéraux, eux, y puisèrent le fondement d’une politique constitutionnelle. D’ailleurs, Georges-Émile Lapalme, chef du PLQ dans les années 1950, y vit une parenté avec ses idées. « On dirait presque que la commission Tremblay, en rédigeant son rapport, y a laissé entrer toutes crues des parties complètes de mes discours sur le sujet ! » déclare-t-il en 1956.
En mai 1971, un autre chef libéral, Robert Bourassa, affirme : « La commission Tremblay formula les grandes orientations qui devaient nous guider dans la recherche d’une nouvelle constitution canadienne. L’ensemble des relations fédérales-provinciales de 1960 à 1970 ont essentiellement consisté à mettre en pratique ces principes exposés par la commission Tremblay. »
Une œuvre à poursuivre
Depuis le rapatriement de 1982, qui imposa au Québec une constitution plus rigide et contraignante, après les échecs des négociations constitutionnelles de Meech et de Charlottetown, le non au référendum de 1992, les non aux référendums sur la souveraineté de 1980 et de 1995, l’impasse constitutionnelle s’est complexifiée.
Devant pareils obstacles, le gouvernement québécois ne peut vraiment faire l’économie d’une réflexion profonde sur les fondements du fédéralisme canadien et sur son évolution. Pour faire prendre conscience aux Québécois que la Constitution, malgré les apparences, a des conséquences bien concrètes sur leur quotidien et leurs aspirations collectives, il faut pouvoir reconnaître et nommer les problèmes constitutionnels. La voie autonomiste n’a d’avenir que si elle signifie la revendication continuelle d’un « fédéralisme authentique ».
Cette revendication devrait se traduire par l’utilisation proactive, voire créative, de l’État québécois et des mécanismes constitutionnels existants. Le plus prometteur de ces mécanismes est sans doute celui qui permet au Québec de se doter de sa propre constitution. S’en pourvoir enfin permettrait, commele disait Jacques-Yvan Morin, de « renouer avec la Révolution tranquille et ses sources », dont le rapport Tremblay fait indéniablement partie.
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Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec