Par M.K. Bhadrakumar – Le 23 avril 2023 – Source Indian punchline
Le pire des scénarios est apparemment en train de se réaliser au Soudan. C’est en tout cas le message apocalyptique qui émane de Khartoum dans les médias occidentaux.
Le président Biden a accrédité cette perception alarmiste en confirmant que, sur son ordre, l’armée américaine a mené une opération « pour exfiltrer le personnel gouvernemental de Khartoum« .
Selon le département d’État américain, environ 16 000 ressortissants américains se trouvent actuellement au Soudan. L’ambassade américaine à Khartoum disposait d’un effectif excessif – à l’égal de sa mission à Kiev – qui n’était pas justifié par l’ampleur et le volume des relations bilatérales entre les États-Unis et le Soudan, ce qui a donné lieu à des spéculations selon lesquelles il s’agissait d’un avant-poste clé pour les services de renseignement.
Dans la Corne de l’Afrique, les États du Golfe ont traditionnellement plongé dans les complexités de la projection de puissance, de la rivalité politique et du conflit autour de la mer Rouge, qui a récemment réapparu comme un espace géostratégique dans lequel des acteurs mondiaux et régionaux concurrents ont cherché à projeter leur influence.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, d’une part, et le Qatar et la Turquie, d’autre part, ont intensément rivalisé pour contrer l’influence de l’autre et projeter leurs rivalités sur la politique de la Corne de l’Afrique, mais, après des années de concurrence féroce, des signes sont apparus dernièrement indiquant qu’ils ont commencé à recalibrer prudemment leurs rôles respectifs.
La pression post-Covid sur leurs ressources financières, le retrait du Yémen et l’empressement des États du Golfe à apparaître comme des partenaires constructifs et fiables, adoptant une approche plus pragmatique sur les questions régionales – tout cela a contribué aux signes notables de détente qui ont remplacé l’intense compétition intra-Golfe dans la Corne de l’Afrique.
Au Soudan, les efforts saoudiens et émiratis pour façonner la transition politique après l’éviction d’Omar al-Bashir en avril 2019 ont abouti à des succès partiels mais aussi à des difficultés significatives, car ils ont coûté cher en termes de réputation, sous le regard de la population soudanaise et de la communauté internationale.
Les États-Unis et l’UE considéraient les pays du Golfe comme des partenaires utiles dans la Corne de l’Afrique en raison de leurs capitaux excédentaires à investir, dont les puissances occidentales ne disposaient pas, ainsi que de leurs bons réseaux personnels. L’accord faustien entre l’administration Trump, Israël et les États du Golfe pour attirer les dirigeants militaires soudanais dans l’accord d’Abraham en 2020 a été un moment décisif.
Toutefois, cette alliance s’est avérée de courte durée et le plan de jeu des puissances occidentales consistant à s’appuyer sur les États du Golfe pour contrer l’influence croissante de la Russie et de la Chine en mer Rouge a également connu un arrêt brutal, car le sol sous les pieds de l’alliance américano-saoudienne s’est profondément modifié sous la présidence de Biden et Riyad a commencé à renforcer ses liens avec Moscou et Pékin.
Cela a contraint les puissances occidentales à explorer la possibilité d’une plus grande coordination et d’un engagement constructif directement avec les généraux de Khartoum, en misant sur leurs propres efforts et ressources parallèlement au recalibrage de l’engagement des États du Golfe dans la Corne de l’Afrique.
En bref, le nœud du problème est que la conception occidentale de la stabilité et du développement durable au Soudan à travers le prisme de l’idéologie néocon qui imprègne l’administration Biden est au cœur de l’aggravation de la crise politique interne au Soudan qui couve depuis 2019 entre l’armée dirigée par le leader de facto Abdel Fattah al-Burhan et les formations armées dirigées par Mohammed Hamdan Dagalo.
Les règlements politiques immatures et irréalistes promus par les démocraties libérales occidentales ont considérablement alimenté les luttes intestines des militaires. Les tractations anglo-américaines se sont largement limitées au Conseil militaire de transition et aux Forces pour la liberté et le changement, une coalition informelle de groupes civils et rebelles soudanais triés sur le volet (par exemple, l’Association professionnelle soudanaise, l’initiative « Non à l’oppression des femmes« ) qui ne représentaient en aucun cas les forces nationales du Soudan. Sans surprise, ces tentatives néoconservatrices d’imposer des règlements exotiques à une civilisation ancienne étaient vouées à l’échec.
L’image véhiculée par les médias occidentaux, qui réduit la crise actuelle au Soudan à un conflit au sein de l’establishment militaire, est une simplification grotesque et une tentative de dissimulation. En clair, cette crise ne peut être réduite à un conflit personnel entre les deux généraux – Burhan et Hemedti – qui étaient amis depuis très longtemps.
La crise ne peut être résolue que par une « solution sécuritaire« , ce qui signifie un processus d’intégration impliquant les forces de soutien rapide de manière appropriée en tant que partenaire politique dans la gouvernance, et pas seulement en tant que force militaire affiliée à l’armée.
Il ne faut pas oublier que le Soudan est un vaste pays d’une grande diversité ethnique et régionale, peuplé de quelque 400 à 500 tribus. La stabilité du pays dépend essentiellement d’un modèle optimal d’interaction entre les élites et les clans.
Fondamentalement, ce qui motive les forces spéciales dans le conflit actuel, c’est leur espoir d’accroître leur importance dans le processus politique interne du pays. Il faut comprendre que le conflit actuel ne porte pas sur l’accès à une ressource militaire, mais sur le contrôle de l’économie et la répartition du pouvoir.
Par ailleurs, la gestion maladroite et inepte de la formation du nouveau gouvernement par le représentant de l’ONU, Volker Perthes, a largement contribué à la crise actuelle. Perthes, un penseur de l’establishment allemand, enflammé par l’idéologie néoconservatrice, n’était pas l’homme qu’il fallait pour mener à bien une mission aussi délicate.
Il s’agit là d’un nouvel exemple édifiant de l’héritage du secrétaire général des Nations unies, M. Guterres, qui préfère que les envoyés soient des Occidentaux dans les points chauds où les intérêts géopolitiques de l’Occident sont en jeu. La réunion de l’ONU du 15 mars a montré que le trop zélé Perthes était détaché de la réalité en précipitant le transfert du pouvoir de l’administration militaire à l’administration civile – au lieu de se concentrer sur l’aide à la formation d’un gouvernement et la création d’un comité chargé de rédiger une nouvelle constitution – ce qui, hélas, a provoqué l’intensification de la confrontation entre les parties belligérantes.
Le point positif est qu’il n’y a pas encore de signes de radicalisation dans ce conflit pour des raisons religieuses. Il n’y a pas non plus de vide de pouvoir qui pourrait être exploité par un groupe terroriste. Dans le même temps, la médiation de puissances extérieures est nécessaire.
Les pays de la région peuvent contribuer à la résolution du conflit. Un règlement global n’interviendra peut-être pas de sitôt, car les contradictions internes qui se sont accumulées au fil du temps exigent des compromis et, jusqu’à présent du moins, les parties ne sont pas prêtes à les accepter.
Dans le climat actuel de résolution des conflits qui entoure la politique régionale en Asie occidentale et dans le Golfe en particulier, il n’y a pas de conditions objectives pour que le conflit passe à l’échelle régionale. Les principaux pays associés aux factions belligérantes ont pris des initiatives de maintien de la paix – les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte.
En outre, d’autres partenaires extérieurs, en particulier la Russie et la Chine, s’efforceront d’empêcher un conflit ouvert prolongé. En effet, le Soudan a une dette extérieure de moins de 60 milliards de dollars, dont la majeure partie incombe à la Chine. La Russie, quant à elle, est bien placée pour favoriser le rapprochement entre al-Burhan et Dagalo.
La Russie adopte une position équilibrée. Lors de sa visite au Soudan en février, le ministre des affaires étrangères Sergey Lavrov a rencontré les dirigeants des deux camps opposés. La Russie est partie prenante de la stabilité du Soudan.
Le ministère russe des affaires étrangères a déclaré dans un communiqué : « Les événements dramatiques qui se déroulent au Soudan suscitent de vives inquiétudes à Moscou. Nous appelons les parties au conflit à faire preuve de volonté politique et de retenue et à prendre des mesures urgentes en vue d’un cessez-le-feu. Nous partons du principe que les différends peuvent être réglés par la négociation« .
Cependant, l’agenda anglo-américain reste douteux. Leur objectif est d’internationaliser la crise, d’injecter les rivalités des grandes puissances dans la situation soudanaise et de créer, bon gré mal gré, des prétextes pour une intervention occidentale. Mais toute tentative de raviver les braises du printemps arabe aura des conséquences considérables sur la sécurité et la stabilité régionales. Les États du Golfe et l’Égypte devront être particulièrement vigilants.
Le Soudan aurait figuré dans la conversation téléphonique entre le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman et le président russe Vladimir Poutine, vendredi dernier.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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