par Gideon Levy
La mort était l’une des menaces qui guettaient le coup d’État judiciaire. Elle pouvait tout contenir, mais pas les menaces des familles endeuillées et des agents du deuil. Les cérémonies d’État, en premier lieu la Journée du Souvenir [Yom Hazikaron, journée de commémoration des soldats tombés au combat et des victimes du terrorisme, tombant le 24 avril] sont devenues des dates cibles menaçantes. Il était clair qu’elles ne pouvaient pas se dérouler au milieu de manifestations et de protestations. Même la fermeture de l’aéroport international Ben-Gourion pendant quelques heures a été réduite à néant face au danger tapi dans les cimetières du Mont Herzl et de Kiryat Shaul. Cela en dit long sur une société dont les cimetières militaires constituent la frontière, le dernier ciment qui l’unit. Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
La ligne rouge de la société israélienne est la ligne de la mort. Il s’avère que sous toutes les démonstrations de joie de vivre et les enquêtes classant Israël parmi les nations les plus heureuses, c’est la mort, et surtout le culte de la mort, qui ressort. Que se passerait-il si quelqu’un manifestait lors d’une cérémonie du Yom Hazikaron ? Ou criait pendant la cérémonie d’allumage de la flamme ? Comme la fin du monde. Mais c’est la fin du monde que nous nous sommes inventé. L’idée que tout doit s’arrêter aux portes du cimetière militaire est une auto-illusion. Il est permis de protester dans les maisons des vivants, mais aussi dans les maisons de la mort.
La protestation contre le projet de refonte judiciaire a ébranlé la société, abattu des vaches sacrées et, surtout, révélé des vérités. Israël s’est révélé beaucoup plus militariste qu’il n’y paraissait. Après que la manifestation, qui est aussi par essence une guerre de classes, a révélé que l’armée populaire est une armée de classes – remarquez la tension entre les pilotes insoumis et les mécaniciens qui les dénoncent -, ce sera au tour des soldats tombés au champ d’honneur. Dans la mort aussi, il y a des classes. Un pilote de chasse mort n’est pas la même chose qu’un soldat mort. Un soldat mort dans un accident de voiture n’est pas l’égal d’un soldat tombé au combat, et les héros sont presque toujours issus d’unités très spécifiques. Seule la douleur des familles est la même, et elles se battent même parfois sur la définition de la mort de leur proche – tombé au combat ou mort – comme si cela avait de l’importance aujourd’hui.
Le débat sur le deuil militaire n’est pas libre. Il se concentre sur l’aspect émotionnel et il est rare que l’on ose se demander s’il est toujours inévitable, décrété par le destin. Combien de personnes enterrées sous des pierres tombales militaires sont-elles mortes en vain ? Le sujet est tabou, mais il doit être abordé. Nous pouvons comprendre le sentiment national compatissant qui partage la douleur, mais il ne doit pas tout taire et tout occulter. C’est justement à cause de son coût terrible que le deuil doit servir aux vivants, qu’il doit servir de leçon, sinon, peut-être, il aura été vain.
Personne ne souhaite que les commémorations se transforment en manifestations. Mais l’interdiction d’accès aux cimetières est forcée et artificielle. La question n’est pas de savoir si les hommes politiques y prendront la parole – leurs discours sont toujours vides – la question est de savoir ce qui peut être fait et dit au nom des morts. Il est impensable que leur mémoire ne soit utilisée que dans un seul sens. Il est impensable que les familles endeuillées soient autorisées à faire autre chose que protester, ou que leur protestation soit considérée comme plus importante que celle de n’importe quel autre Israélien ; que la seule leçon à tirer de la mort de leurs proches soit de continuer à vivre par l’épée et de ne croire qu’en la force.
Remarquez la bataille laide, violente et répugnante contre le Cercle des parents – Forum des familles israéliennes et palestiniennes endeuillées. La loi [interdisant qu’on les invite dans des écoles] arrive. Ne touchez pas à notre deuil. Il n’appartient qu’à nous, les Juifs.
Face au tsunami de slogans sirupeux qui va déferler sur nous dans les semaines à venir, nous devons aussi constater que la société israélienne a changé. S’il y a bien eu un tremblement de terre ici, il doit aussi toucher les cimetières militaires. Le sentiment est que si la protestation atteint ce temple, ce sera la fin. Que si ce dernier ciment se dissout, la société se désagrège. Mais là aussi, le temps est venu d’exposer des vérités. Il n’y a pas d’égalité en Israël, pas même entre les morts. Les réservistes dissidents, si admirés aujourd’hui, disent qu’ils ne se battront pas pour une dictature. Ils sont prêts à s’enrôler avec enthousiasme pour l’occupation, même pour être tués. Les familles endeuillées de demain n’auront pas le droit de protester contre cela. Le chemin est encore long.
source : Haaretz via Tlaxcala
Adblock test (Why?)
Source : Lire l'article complet par Réseau International
Source: Lire l'article complet de Réseau International