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par Guy Mettan
Il y a une quinzaine d’années, j’essayais de muscler mes mollets et accessoirement mes neurones en jouant parfois au badminton avec de jeunes Asiatiques qui ne boudaient pas leur plaisir de me battre 15 à 0, ou 15 à 4 dans les très bons jours. Il y avait là une étudiante Coréenne, devenue aujourd’hui diplomate dans son pays, un Indonésien qui fait carrière dans les organisations internationales, et Dildar, un Indien du Bengale devenu partenaire-fondateur, avec une poignée de ses compatriotes installés à Londres, Los Angeles, Dakka, Singapour ou Mumbai, d’une entreprise de logiciels de gestion active partout en Asie et forte de 900 employés à ce jour.
J’ai abandonné le badminton depuis longtemps mais Dildar, qui sillonne l’Asie avant de rentrer à Genève de temps en temps pour voir ses filles, suit mes publications sur internet et m’envoie régulièrement des commentaires et des articles de journaux, ou m’appelle sur WhatsApp pour signaler la chronique de tel ou tel commentateur de ce sud global en pleine reconquête d’un nord devenu complètement égocentré. La semaine dernière, entre deux avions et quelques affaires locales à régler, nous avons eu le temps de boire un café pour parler de l’état lamentable (pour nous) et fantastique (pour eux) du monde.
Il m’avait ainsi envoyé la déclaration du ministre indien des Affaires étrangères qui avait fait le tour du globe (hors Occident) au début de la guerre en Ukraine : « L’Europe devrait commencer à arrêter de penser que les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde et que les problèmes du monde ne sont pas son problème. » Il appelait les Européens à sortir du syllogisme « Ce qui vous concerne ne m’intéresse pas mais ce qui me concerne doit nécessairement vous intéresser. »
Un conseil qui, huit mois plus tard, n’a toujours pas été entendu.
Mais là n’est pas l’essentiel. Pour lui, l’Europe, Suisse y comprise (à cause de sa gestion incohérente et moralisante de l’immigration, laquelle consiste à ouvrir tout grand ses portes à des assistés potentiels et à les fermer aux gens compétents, estime-t-il en pur réaliste), est obsolète. Elle n’est pas fichue – Dildar n’est pas un complotiste – elle est simplement en train de sortir de l’histoire économique et politique du monde. L’économie du Royaume-Uni est en train d’imploser et son système politique n’est plus capable de former un dirigeant compétent. La France et l’Allemagne sont en voie de détruire leur industrie par dogmatisme atlantiste et se font marginaliser par la Pologne et l’Ukraine. La Suisse a sabordé son rôle de médiation et réduit à néant la Genève internationale en abandonnant sa neutralité tandis que ses banques ont capitulé face aux exigences de l’OCDE, perdant ainsi leurs avantages comparatifs.
Même les écoles, qui accueillaient naguère la fine fleur de l’élite internationale, sont en déclin, faute d’exigences suffisantes. Dildar éduque ses filles à la dure, de façon traditionnelle, loin du pédagogisme et des théories à la mode. Des bons résultats partout, même en maths, point final. Du coup, il les prépare à étudier ailleurs, aux États-Unis, à Singapour ou en Chine, là « où ça se passe ».
« Et où est-ce que ça se passe ? » lui demandé-je. Où est-il exactement, ce nouveau « nouveau monde » qui rend l’Europe et le vieux Nouveau Monde américain obsolètes ?
Sa réponse a fusé : « Son épicentre est à Dacca », la vibrante capitale du Bangla Desh, sur laquelle je n’aurai parié ni un kopeck, ni une roupie, et encore moins un taka (0,0086 franc suisse selon le dernier cours). « Oui, soupire-t-il avec commisération, le dernier rapport du Boston Consulting Group place le Bangla Desh dans les économies les plus dynamiques d’Asie. Je t’envoie le lien. » Et moi qui croyais qu’on y croupissait toujours dans la misère et que son économie se réduisait à des ateliers de confection de jeans exploitant le travail des enfants…
Le dernier rapport du BCG, qui date du mois de novembre, balaie en effet mes derniers doutes. Son titre est éloquent : « The Trillion-Dollar Prize : Local Champions Leading the Way ». Il constate que ces dernières années l’économie bangladeshie a crû plus vite que toutes ses voisines (+6,4% par an en moyenne depuis 2016 contre 5,4% pour le Vietnam, 3,9% pour l’Inde, 3,4% pour l’Indonésie, etc.) et que son PNB devrait doubler pour atteindre le trillion de dollars et devenir le 9ème marché de consommateurs au monde d’ici 2030, devant l’Allemagne et l’ancien colonisateur britannique.
Avec une population de 170 millions d’habitants âgée de 28 ans en moyenne (Suisse : 42,1 ans), le pays se caractérise par un solide optimisme – une denrée devenue rare sous nos latitudes – une croissance des classes moyennes et de la consommation, un gouvernement engagé dans la formation et la transformation économique, un secteur privé en expansion et surtout un « momentum numérique », à savoir une force de 650 000 créatifs digitaux, la seconde au monde, 177 millions d’abonnés mobiles et des dizaines d’entreprises leaders dans l’innovation logicielle.
À cela s’ajoute un autre facteur qui n’est pas mentionné dans l’étude, à savoir un fort désir de revanche. Les Bengalis, de part et d’autre de la frontière qui coupe aujourd’hui le Bengale en deux, n’ont pas oublié qu’ils ont été pendant des siècles les premiers producteurs de mousseline au monde avant que l’industrie des Indiennes soit ruinée par les Anglais à la fin du XVIIIe siècle. Ils sont, avec leurs voisins indiens, en train de dresser le bilan de la colonisation britannique et ont évalué à 45 000 milliards de dollars les richesses volées par l’occupant pendant les deux siècles du Raj.
Le diplomate et historien indien Shashi Tharoor a publié de nombreux livres et vidéos dans lesquels il montre, preuves à l’appui, comment le colonialisme britannique a détruit l’économie indienne (au même titre que la chinoise avec les guerres de l’opium) et ravalé celles-ci en queue de peloton des économies mondiales.
De même, les uns et les autres ont dénoncé avec virulence l’attitude de Churchill, qui passe pour un héros en Europe mais qui, par racisme anti-hindou (« Je hais les Indiens. C’est un peu peuple bestial avec une religion bestiale »), a condamné sans nécessité aucune trois millions d’Indiens à mourir de faim en 1943 en empêchant le débarquement de cargaisons de blé australien.
Oui, les gueux, les coolies en pagne, les paysans déguenillés à turban, les descendants des cipayes massacrés n’ont pas dit leur dernier mot. Il va falloir s’y faire.
source : Arrêt sur Info
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