« T’es vraiment masochiste, me dit un collègue, de lire les conservateurs québécois. Personnellement, il y a longtemps que je fais comme s’ils n’existaient pas. » Je crois fermement, au contraire, qu’il faut lire cette famille politique, qui est de plus en plus présente et prégnante dans les médias. Pour connaître tous les points de vue, idéalement. Pour ouvrir un dialogue, si possible. Pour les contrer, sinon.
Le spécialiste des droites québécoise et canadienne, Frédéric Boily, publie une étude qui se veut critique – mais n’y arrive pas toujours – du conservatisme québécois. Le titre de l’ouvrage – Génération MBC : Mathieu Bock-Côté et les nouveaux intellectuels conservateurs (PUL) – est en soi problématique.
Un concept réducteur
D’abord, parce que le concept de « génération » est réducteur et généralement délaissé dans les études universitaires. D’autant plus que le bref panorama de l’histoire de l’indépendantisme québécois qu’il dresse ne laisse que peu de place à la gauche, comme si le débat n’était qu’entre souverainistes et fédéralistes, et comme si la génération actuelle était pratiquement homogène. Mais le titre est surtout problématique parce que Boily montre bien que, au fond, cette «génération» ne contient pas vraiment de «nouveaux intellectuels conservateurs», en ce sens qu’elle ressasse de vieilles idées.
Néanmoins, l’auteur esquisse adéquatement les grands traits de cette famille politique. Au-delà du cliché, comme on aime les dépeindre, il montre que ces intellectuels sont plus profonds qu’ils ne le laissent paraître et que leur projet politique tient la route, eux qui ont peur que l’Occident soit en train de «s’enfermer dans l’esprit d’ouverture», pour reprendre les mots de l’auteur Sylvain Tesson dans Blanc (Gallimard).
Boily explique que ces « conservateurs contestataires » se réclament, sans grande armature théorique, du libéralisme politique pour mieux le critiquer. Pour eux, le libéralisme est suspect parce qu’individualiste et apatride. Ils ne voient pas de remplacement à cette doctrine en dehors d’un retour à la communauté nationale entendue dans le sens d’une société organique.
Reprenant une vieille tradition canadienne-française, ils ne conçoivent le libéralisme que comme une attaque envers la nation québécoise. Autrefois, ce libéralisme était décrié comme une « idée anglaise », c’est-à-dire une façon que les Britanniques, puis les Canadiens, avaient trouvé de dissoudre notre identité dans la leur.
La menace, le multiculturalisme
Aujourd’hui, les conservateurs perçoivent surtout le libéralisme comme une menace provenant des idées multiculturelles qu’ils associent à la gauche canadienne et québécoise. Selon eux, le libéralisme, qui devait au départ servir à la liberté du peuple – entendu de la nation – est aujourd’hui perverti par le multiculturalisme qui ne penserait qu’à la liberté des individus.
Mais plus profondément, ce multiculturalisme serait le nouveau nom de l’assimilation des Québécois et de la dissolution de la communauté nationale. C’est pourquoi le multiculturalisme est sans cesse évoqué par ces conservateurs, qui dénoncent de manière obsessive ce qu’ils qualifient de religion politique.
Boily est parfois trop magnanime envers certains auteurs de cette étude, notamment MBC. S’il montre bien que leur critique du multiculturalisme emprunte la voie de la défense de la « civilisation chrétienne » contre l’islamisme et que cette chrétienté devrait, selon eux, résister au « Nouveau Monde » anti-occidental que souhaiterait ériger cette gauche, il ne va pas jusqu’au bout de la logique de certains de ces auteurs.
Plus qu’un « populisme lite »
Il affirme que MBC verse dans le « populisme lite » et que d’autres ont des idées carrément illibérales, mais il s’arrête en chemin. Dans son essai Dans quel camp êtes-vous ?, Pierre Dubuc a pourtant montré comment MBC flirtait avec des idées d’extrême droite, dont celles de Charles Maurras, et comment l’extrême-droite revendiquait souvent les idées du sociologue. C’est donc à toute autre chose qu’à une simple critique du multiculturalisme que s’attèle MBC.
Et le « politiquement correct », selon lui, n’est que l’autre nom de l’invasion barbare des bonnes valeurs occidentales. À ce sujet, Boily explique bien que leur critique sans nuance du « politiquement correct » – qui serait, selon eux, un totalitarisme qui cherche à les discréditer en les faisant passer pour des fascistes – est tout aussi délétère que ce qu’ils croient dénoncer puisqu’ils « reproduisent la même mécanique en essayant de lier toute l’idéologie diversitaire au gauchisme vu comme un néostalinisme ».
Il est en ce sens paradoxal de voir ces conservateurs fustiger le multiculturalisme, le « wokisme » et l’écologisme comme des idéologies religieuses, alors qu’ils font un même appel à la nécessité d’un « sauveur », d’un « chef », et qu’ils se disent pour la plupart des « catholiques culturels ». Comme si la religion de l’autre ne valait pas sa propre religion. Comme au bon vieux temps des guerres de religion. MBC, par exemple, ne discute pas, n’échange pas: il excommunie et ridiculise publiquement ses détracteurs, ce qu’ils lui rendent bien. Dans tout cela, c’est la discussion, dans une communauté qu’ils souhaitent nationale, qui s’étiole encore davantage.
Pour eux, le conservatisme, propulsé par de « grands hommes », serait la solution aux problèmes du multiculturalisme, du politiquement correct et de la survie du Québec, mais plus généralement viendrait enfin redonner de la grandeur aux pays occidentaux. Comme si les traditions ne devaient pas changer au gré des époques et notre lecture du passé ne devait pas diverger de celle des prédécesseurs. Comme si le Québec ne s’était bâti que sur la tradition française. Comme si l’Autre n’existait pas.
Dans l’attente du « grand homme »
Il n’est donc pas étonnant que leur souverainisme, essentiellement culturel, soit incapable de penser politiquement le Québec par rapport au Canada et de trouver des façons de tisser des liens avec tout ce qui n’est pas comme eux. Foncièrement, ils croient que les immigrants sont tous des agents du multiculturalisme canadien, des wokes prêts à les envahir avec leurs méchantes cultures antichrétiennes, un peu comme un film de zombies. C’est pourquoi ils voient dans le mouvement souverainiste actuel un seul pan; le leur. Comment croient-ils arriver à quoi que ce soit en niant toute légitimité à ceux qui ne pensent pas comme eux ? À moins que le « grand homme » qu’ils attendent ne prenne les traits d’un sauveur pour qui le respect de la démocratie libérale ne soit pas un prérequis absolu ?
C’est contre ce sectarisme, qu’il soit de gauche ou de droite, et encore plus quand il flirte avec les extrêmes, qu’il faut lutter. Et c’est d’autant plus vrai dans un projet aussi important que l’indépendance du Québec. D’abord, accepter qu’il y existe une pluralité de conceptions. Ensuite, ouvrir la discussion. Puis espérer trouver des compromis, à défaut de consensus.
Les monologues des extrêmes laissent celui ou celle qui cherche à penser la communauté dans les compromis plutôt que dans les anathèmes dans la posture qui était celle d’Albert Camus qui, à une époque malheureusement par certains traits semblable à la nôtre, écrivait dans Le témoin de la liberté : « Il n’y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est aujourd’hui remplacé par la polémique, langage de l’efficacité. […] Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent, et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard. Grâce à la polémique, nous ne vivons plus dans un monde d’hommes, mais un monde de silhouettes. » En ces temps où le virtuel gruge une place croissante dans nos vies, il est plus que tant de vivre à nouveau dans un monde d’êtres humains.
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