Platon, penseur de la relation

Platon, penseur de la relation

«Ce qui, dans notre monde, est quelque chose, ne l’est que par sa participation à l’idée. L’idée est la cause de chaque chose qui apparaît et qui disparaît» – Walter Burkert (sur l’ontologie de Platon, dans La religion grecque).

La Bonne Nouvelle, que les missionnaires propagent depuis saint Pierre et saint Paul, est, selon ce qu’en dit Thomas d’Aquin au début de son commentaire sur l’épitre aux Romains, que l’état de séparation de l’homme avec Dieu est révolu et que les retrouvailles de la créature avec son Créateur sont désormais possibles en Jésus Christ, dans la communion de l’Esprit.   

Une première résolution

Depuis sa naissance à la Pentecôte, l’Église missionnaire concentre tous ses efforts pour mettre fin à cet état de séparation à l’échelle collective, en y mettant d’abord fin à l’échelle individuelle. Et c’est ce qui se produit chaque fois que quelqu’un vit pour la première fois une rencontre personnelle avec le Verbe de Dieu, entré dans la filiation humaine pour que l’homme entre dans la filiation divine.

La séparation, et la déréliction qui en découle, caractérisent en effet le monde d’avant la rencontre avec Dieu. Un monde marqué par l’ignorance ou le mépris des réalités spirituelles, et par les dérives que ce manque de connaissance et d’amour de Dieu entraine dans la vie des personnes, livrées à elles-mêmes par leur propre faute ou du fait d’une institutionnalisation de l’oubli de Dieu. 

Cette séparation, conséquence malheureuse de la faillibilité humaine, a quelque chose de radical, mais non plus de fatal, grâce à l’Homme-Dieu qui, en sa personne, d’abord par son Incarnation, puis par son sacrifice et par l’effusion de l’Esprit, vient combler le fossé qui séparait l’humanité de son Créateur. Demeure cependant une autre forme de séparation, sur l’autre versant de la vie.

La rencontre avec le Dieu vivant bouleverse tout, elle change radicalement la donne, y compris l’état de séparation qui prévalait avant, en abolissant ce qu’il avait de funeste et de mortel pour l’homme. Mais celui qui rencontre Dieu, l’accueille dans sa vie et se met à marcher à sa suite continue tout de même de ressentir la distance qui le sépare du divin, infiniment au-dessus de lui.

Un état de tension permanent

La rencontre avec Dieu n’est pas la fin de l’histoire. C’est un nouveau commencement. Suivre Dieu pour vivre de Dieu implique en effet de le poursuivre sans cesse de son désir. Car le Dieu qui nous délivre de la mort et du péché n’est pas un Dieu qui se livre sans limites, en tout temps et en tout lieu. Il demeure, même pour le croyant, bien que d’une autre manière, un Dieu caché.

La révélation qu’il fait de lui-même à la faveur d’une rencontre personnelle ne diffère pas, en réalité, de celle qu’il a faite à l’humanité entière tout au long de l’histoire du Salut. Elle a le même caractère progressif et cumulatif qui fait du Dieu de la bible un Dieu au dessein paradoxal: un Dieu qui se cache jusque dans sa révélation et qui parle à travers ses silences.

Si bien que l’état d’union nouvellement créé à la faveur de la révélation et de la rencontre personnelle ne va pas sans un état de tension permanent, dans lequel le désir de Dieu ne se trouve à être comblé que partiellement. Suffisamment pour apporter les consolations et les joies de la religion, mais pas assez pour porter définitivement l’union mystique à sa consommation.     

La relation implique donc la permanence non pas d’une séparation à proprement parler, mais d’une distinction et d’une distance. Distinction des deux conditions, humaine et divine. Distance entre deux mondes, naturel et surnaturel. Et c’est la communication qui aura pour vocation de combler l’écart ontologique entre l’homme et Dieu pour assurer leur communion.

Les précurseurs

L’effort pour s’arracher à l’état de séparation et la recherche de l’union ne sont pas l’apanage de la seule religion chrétienne, ni même des seules religions. Ils forment aussi un axe fondamental, sinon l’axe par excellence de la tradition philosophique platonicienne. Par intérêt comparatiste, il est dès lors utile, pour les chrétiens, de connaitre minimalement cette dernière.

L’effort pour s’arracher à l’état de séparation et la recherche de l’union ne sont pas l’apanage de la seule religion chrétienne, ni même des seules religions.

Et ce, d’autant plus que l’œuvre de Platon et de ses continuateurs néoplatoniciens ont influé grandement sur la tradition patristique, en servant autant de point d’appui que de repoussoir à la théologie chrétienne alors en construction. Sur les rapports complexes entre philosophie grecque et foi chrétienne, on pourra lire deux recensions, ici (S. Morlet) et là (M. Fattal).

Platon, et plus tard, son lointain disciple Plotin, sont deux colonnes de la tradition philosophique occidentale. Les aborder sous l’angle précis de la séparation et de la relation avec les Idées (chez Platon) ou l’Un (chez Plotin), c’est prendre la mesure de la dette chrétienne envers la pensée grecque, son outillage conceptuel, et mieux connaitre d’où nous venons intellectuellement.

Pour bien savoir ce que nous devons à ces philosophes, il faut cependant les aborder pour eux-mêmes afin de bien comprendre comment se posait pour eux le problème du monde, de son unité et de sa complexité, et comment ils y ont répondu à travers un magnifique effort d’intelligence. Or, c’est précisément ce que nous permet de faire Michel Fattal dans Séparation et relation chez Platon et chez Plotin (2022).

L’exemple de Platon

Ce grand spécialiste de Platon y explique que la quête du fondement, de la permanence et de l’unité de l’être, caractéristique de la philosophie grecque depuis son origine présocratique, a conduit l’auteur du Banquet à théoriser l’existence de Formes  intelligibles et immuables, subsistant au-delà du sensible et constituant les modèles originaux des réalités visibles soumises à la dégradation.             

Cette innovation platonicienne avait l’avantage d’offrir une mesure aux choses et un ancrage à la connaissance certaine, mais produisait aussi un étrange dédoublement du monde, qui soulevait la question des rapports entre ces deux niveaux de l’être. Y avait-il moyen de les penser ensemble sur le mode de la relation ou existait-il entre eux un infranchissable fossé ontologique? 

La réponse à cette question était claire pour Platon: malgré une dualité bien réelle, ces deux pôles de l’être étaient en relation l’un avec l’autre. Platon allait d’ailleurs consacrer une part considérable de son labeur de philosophe à explorer, dans les œuvres de la maturité, la nature et les modalités de cette relation, où le devenir et le multiple s’articulent à l’être et à l’un.

Comme le dit M. Fattal: «…Platon n’a pas attendu le Parménide, le Sophiste ou même le Timée pour résoudre le problème épineux de la séparation […] il a pris conscience assez tôt, dans sa carrière d’écrivain, et notamment dans le Banquet […] de la nécessité de mettre en œuvre une philosophie de la relation […] en vue de sauvegarder l’unité et la cohésion du réel qui lui sont chères.»

La solution platonicienne

Dans le Banquet, «la figure mythique de l’éros-démon […] symbolisant le philosophe» apporte une première esquisse de réponse au problème de la séparation entre les niveaux d’être. Le philosophe est celui qui, par son «désir du beau et du bien», occupe une position intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, et, de ce fait, contribue à lier «le Tout avec lui-même».

Dans le Phédon, la philosophie de la relation de Platon gagne en abstraction. C’est désormais «le “bien”, en tant que Forme séparée, qui est ce qui “lie ensemble” et ce qui “tient ensemble” toutes choses». Du fait qu’elle est «pure de tout mélange avec la matière et de tout rapport avec le devenir, [cette Forme] possède le pouvoir de “fonder” et de “lier” les choses entre elles».  

Chez Platon, la Forme est fondement en tant qu’elle est cause. Le lien de la Forme séparée avec le sensible est donc un lien causal. Pour cerner la nature du lien causal, Platon, tâtonnant, utilisera diverses notions. Il dira que la Forme est «en quelque sorte “présente” dans l’effet causé»; que le partage de l’être du haut vers le bas garantit une «communauté» des êtres entre eux.

Ouvrant la voie à une explication dynamique de la parenté existant entre les êtres, il soutiendra aussi que «la Forme belle “survient” ou “advient” dans la chose belle». Toutes ces notions («présence», «communauté» ou «survenue») ont, à terme, servi à l’élaboration d’une théorie de la participation, au sens de «qui partage quelque chose de commun» ou «prend sa part de quelque chose».     

Platon sur le chemin du cœur profond

La notion de participation à l’idée bien exposée dans le Phédon a encore quelque chose de flottant et d’indéterminé, mais elle constitue la base d’une philosophie de la relation qui prendra toute son ampleur dans la République, où sera mise en évidence la «puissance unifiante» du Bien, compris à la fois comme suprême transcendance et suprême relation, suprême distance et suprême proximité.    

Du désir platonicien de connaitre le Bien est ainsi issue une philosophie de la relation dont les premiers chrétiens ont vite reconnu la valeur, pleinement assumé l’ambition et habilement récupéré les matériaux, pour penser leur propre relation avec un Dieu dit personnel cette fois, «Bien suprême» révélé en Jésus et intimement relié à nous par et dans l’expérience pentecostale.

La tradition patristique a ainsi jeté les bases de la théologie chrétienne, science qui n’est pas un simple effort intellectuel pour cerner rationnellement le mystère de Dieu, mais bien plutôt – et au-delà de toute entreprise de saisie spéculative du divin –, une forme de pensée dont le cœur battant est une relation aimante et vivante, appelée à croitre et à s’épanouir dans le don mutuel.    

Pour les chrétiens qui confessent tous les dimanches à la messe leur foi en un Dieu fait homme, dont la mission essentielle fut d’enjamber un abime pour venir habiter parmi nous, et d’en enjamber un autre pour nous tirer de l’état de déréliction dans lequel nous étions plongés par notre faute, il n’est pas inutile de se rappeler l’ambition et l’effort des platoniciens.

Leur quête d’une relation illuminatrice nous relie, non pas d’abord à Dieu, non pas aux autres hommes, mais à nous-mêmes, à notre cœur profond. Un cœur dont le désir, dont l’aspiration est de rompre notre isolement mortifère pour vivre de relations unifiantes. Or, depuis les profondeurs de ce foyer rougeoyant au fond de nous, il n’est pas difficile d’entrer en sympathie avec les autres hommes.

            <strong><a href="https://blockads.fivefilters.org/">Adblock test</a></strong> <a href="https://blockads.fivefilters.org/acceptable.html">(Why?)</a>

Source : Lire l'article complet par Le Verbe

Source: Lire l'article complet de Le Verbe

À propos de l'auteur Le Verbe

Le Verbe témoigne de l’espérance chrétienne dans l’espace médiatique en conjuguant foi catholique et culture contemporaine.Nos contenus abordent divers sujets qui émergent de l’actualité. Et, puisque nous souhaitons que nos plateformes médiatiques suscitent le dialogue, on espère bien y croiser autant des réactionnaires pleins d’espérance que des socialistes chrétiens, autant des intellectuelles mères au foyer que des critiques d’art en bottes à cap.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recommended For You