Marie-Jean Sauret. Le fil politique (1991-2022) — Bernard GENSANE

Marie-Jean Sauret. Le fil politique (1991-2022) — Bernard GENSANE

Une compilation remarquable qui rend compte d’un parcours intellectuel et politique foisonnant sur une période de trente ans.

Universitaire, Marie-Jean Sauret est connu, à Toulouse et bien au-delà, comme un psychanalyste engagé au sens où il inscrit en permanence sa pratique dans la société et où il décrypte (je sais : ce verbe est galvaudé par les médias de masse, mais dans le cas présent, il n’y en a pas d’autre) les faits sociaux et politiques par le filtre de la psychanalyse.

Ce qui me semble être le combat de tout une vie chez Sauret, c’est la défense des particularismes (singuliers ou collectifs), de la singularité des individus dans le cadre d’une vision globale de l’humanité, en tentant de répondre à ce questionnement métaphysique vertigineux : « Sur quoi régler mon pas ? »

L’auteur, qui ne se cache pas derrière son doigt, s’inscrit dans la filiation de Freud et de Lacan. La psychanalyse fut inventée par Freud, non pas en tant que “ science juive ” (Freud étant de toute façon agnostique) mais sans qu’il cède sur sa particularité, sa judéité, parfois au péril de sa vie. Pour tenir les deux bouts de la chaîne, comme l’ont fait ses contemporains viennois d’origine juive (Zweig, Musil etc.), Freud, par et grâce à la psychanalyse, s’est appuyé sur sa particularité en inventant un moyen propre de la loger dans la collectivité.

Toujours sans se cacher derrière son doigt, Sauret – et c’est là le second fil conducteur de ce florilège – dénonce à mille reprises ce qui est pour lui l’ennemi principal de l’humanité : le capitalisme. Un système qui ne cesse de s’accroître « sans considération pour la communauté des hommes », un Rapetou qui dérobe à la collectivité des centaines de milliards lorsqu’il est en crise alors qu’on ne trouve nulle part dans le monde trois francs et six sous pour venir en aide aux retraités les plus pauvres et, plus globalement, un système qui prouve que, désormais, l’économique a pris le pas sur le politique et exerce un pouvoir total, pour ne pas dire totalitaire, en détruisant les relations entre les humains. La tête de pont de ce capitalisme désormais “ libéral ” étant l’impérialisme étasunien qui a réussi – en moins d’un siècle – à être « le monde » par son génie propre et par « la servitude lâche des gouvernements picorant les miettes du banquet ». Et ce même si les capitalistes se font quotidiennement la guerre : pour l’instant, en temps de paix, à la Bourse.

Le capitalisme est parvenu à être – en tout cas à nous faire croire qu’il est – une “ civilisation ”, en formatant les individus, en faisant de l’homo economicus un homo neuro-economicus. Ce nouvel homo (il fallait bien que je le place) est un homme machine « performant, efficace, durable, peu consommateur d’énergie, et pourtant consommateur des biens du marché ». Sous toutes les latitudes, on existe car on consomme : de la Chine à l’Arabie en passant par la Russie ou l’Europe occidentale. Et contrairement à ce qu’avait envisagé Marx, les prolétaires, au lieu de s’unir contre ce système qui les exploite, volent quotidiennement à son secours.

Dans un texte remarquable de 2009, Sauret – bien conscient que nommer le monde c’est le tenir dans sa main – décortique la novlangue du capitalisme, avec ces mots et expressions qui signifient le contraire de ce qu’ils disent ou qui dérobent, qui “ raptent ” (les Rapetou) les mots en les resémantisant de manière biaisée. Il donne des dizaines d’exemples des pièges de la langue d’où l’on ne peut plus s’extirper : “ indice de croissance négative ” pour “ crise économique ”, “ immigration choisie ” pour “ refus de l’immigration ”, “ gens modestes ” pour “ pauvres ”, “ exclu ” pour “ opprimé ”, “ salarié ” pour “ ouvrier ” ou “ travailleur ”, “ couches sociales ” pour “ classes sociales ”, “ néolibéralisme ” pour “ capitalisme ”, “ réforme ” pour “ casse ”.

Dès lors, il urge de se désaccoutumer (l’auteur utilise le verbe qui sonne anglais “ désaddicter ”) du capitalisme, perçu comme une drogue ou comme l’adjuvant suprême. Il faut, selon la formule de Pierre Bruno, autre psychanalyste lacanien, « mettre le capitalisme hors de nous ». C’est mal parti, en témoigne le besoin qu’ont eu les politiques européens d’institutionnaliser officiellement l’économique, comme quand ils font de l’équilibre budgétaire une obligation constitutionnelle. Mais en bons toutous du système bancaire, ils oublieront cette obligation lors du déclanchement de la première pandémie venue.

Le capitalisme évalue la valeur de chacun et les rapports entre les humains uniquement en termes marchands. La conséquence est que « la force, le pouvoir, reviennent dans le réel » en se substituant au Droit, à la loi. D’où, par exemple, cette politique infiniment trompeuse qui prétend régler le déficit de la Sécurité sociale, non par la solidarité, mais par le marché. D’où l’Éducation nationale (y compris l’université où les droits d’entrée ne cessent d’augmenter) qui fonctionne désormais comme une entreprise libérale de « commercialisation de compétences et de connaissances » permettant aux individus de se vendre sur le marché de l’emploi. Il n’est pas neutre que le banquier qui nous gouverne ait nommé à la tête du Conseil scientifique de l’Éducation nationale le neuro-scientifique Nicolas Dehaene, favorisant le scientisme, la gestion des universités par des algorithmes, l’idéologie de l’homme augmenté.

Autre destructeur de l’humanité, selon l’auteur : le terrorisme car il récuse tout discours, tout lien social. Marie-Jean Sauret propose une analyse qui risque de perturber certains : l’abstentionnisme électoral et la montée du djihadisme, dans ce que l’on nomme en novlangue les “ banlieues ”, sont concomitants, sont le constat de ceux – parmi d’autres – qui ont observé que le monde se dégradait parce que les politiques avaient abandonné devant l’économique. Ils se tournent alors, les adolescents en particulier, vers les “ vendeurs de sens ”. L’auteur constate alors de manière radicale que « si l’on se suicide plus dans les pays riches que dans les pays pauvres – phénomène à mettre en parallèle avec l’origine sociale de la majorité des convertis au radicalisme islamique – c’est précisément que la faillite des idéaux joue sa partie autant que la misère économique. La capitalisme tue. »

Avant de tuer, il asservit. L’ordolibéralisme – concept forgé par des universitaires allemands dès 1932 – défait la démocratie « au profit d’une gouvernance par traités irréversibles ». La prolétarisation, la fin des solidarités induisent « le culte de l’individualisme et de la compétition ». Le capitalisme met l’humanité en couple réglée.

Pour finir, deux petits bémols. J’aurai un point de désaccord avec Marie-Jean Sauret lorsqu’il dit que l’être humain naît deux fois : d’abord en tant que création biologique (au même titre que les blattes, par exemple), puis en tant qu’être de parole. Je partage l’opinion de la majorité des linguistes pour qui il n’y a qu’une seule naissance. L’être humain naît dans la langue. Selon un processus évolutif, bien entendu. Le temps qu’il passe de la production de cris à celle de mots (et d’une grammaire) lui permettant de nommer le visible et l’invisible, qu’il soit terrestre ou céleste. Même s’ils communiquent, on n’a jamais réussi à faire parler des singes. Ils n’ont pas le bon gène. Pour s’entendre, les singes s’épouillent. Les hommes se parlent. La langue n’est pas un ustensile parmi d’autres, disait Heidegger.

Par ailleurs, dans un article du 21 mars 2022 pour Politis : “ Préférez-vous l’extrême droite (ou Macron) à Jean-Luc Mélenchon ”, Marie-Jean Sauret a abdiqué devant son coauteur – un certain Jean-Marie Lelièvre – qui lui a imposé l’écriture inclusive dont il propose (sans abdiquer) une critique brillante : « La difficulté, c’est la tentative de loger le réel du sexe dans la langue en le réduisant à un genre grammatical, et en tentant une écriture qui en disent deux à la fois. Pas suffisant pour ceux qui ne se reconnaissent pas et inventent un mot qui les laisserait dans l’indéfinition : “ iel ”, mais il se trouvera bien quelqu’un pour critiquer qu’il ait une allure masculine (il commence pat i et finit sans e)… » J’ajoute que dans ce texte en écriture inclusive, les auteurs, offrant des verges pour qu’on les battent et incapables de pratiquer cette nouvelle religion comme il convient, mettent un terme à leur effort au bout de 10 lignes, épuisés par un “ chacun.e ” et par un “ un.e journaliste ” . Pathétique, j’en ai les larmes (de joie) aux yeux.

Éditions le retrait, Orange, 2022.

Illustration : Marie-Jean Sauret en compagnie de Pierre Lemaitre et moi-même en 2014. Photo de Raphaëlle Gensane

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

« Journal Militant d'Information Alternative » « Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »C'est quoi, Le Grand Soir ? Bonne question. Un journal qui ne croit plus aux "médias de masse"... Un journal radicalement opposé au "Clash des civilisations", c'est certain. Anti-impérialiste, c'est sûr. Anticapitaliste, ça va de soi. Un journal qui ne court pas après l'actualité immédiate (ça fatigue de courir et pour quel résultat à la fin ?) Un journal qui croit au sens des mots "solidarité" et "internationalisme". Un journal qui accorde la priorité et le bénéfice du doute à ceux qui sont en "situation de résistance". Un journal qui se méfie du gauchisme (cet art de tirer contre son camp). Donc un journal qui se méfie des critiques faciles à distance. Un journal radical, mais pas extrémiste. Un journal qui essaie de donner à lire et à réfléchir (à vous de juger). Un journal animé par des militants qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui prennent leur combat très au sérieux.

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