La genèse du symbole de la nation québécoise (3)
La brume enveloppe Québec en cet après-midi frisquet du 21 janvier 1948. Un homme perché sur la tour centrale de l’hôtel du Parlement décroche l’Union Jack qui flotte dans le ciel québécois depuis la Conquête de 1759. L’étendard britannique fait place au fleurdelisé que le gouvernement de Maurice Duplessis vient tout juste d’adopter en catimini.
Le Québec s’est doté d’un emblème officiel par un simple arrêté ministériel. Il s’agit du drapeau conçu en 1902 par l’abbé Elphège Filiatrault à partir d’une bannière qui aurait flotté à la bataille de Carillon de 1758. Duplessis a toutefois laissé sa marque sur le canevas de Filiatrault en faisant pivoter ses fleurs de lis obliques. « Ordre a été donné pour qu’elles se dressent à l’avenir bien droites vers le ciel, afin de bien indiquer la valeur de nos traditions et la force de nos convictions », lance le premier ministre en Chambre.
Coup de théâtre : un fleurdelisé flotte déjà sur le parlement québécois. Duplessis savoure le moment en se gardant bien de mentionner à ses collègues parlementaires l’existence d’un autre drapeau que lui avait recommandé son conseiller spécial en héraldique. Si le premier ministre avait choisi ce modèle, c’est le jaune et non le bleu qui serait aujourd’hui la couleur naturellement associée au Québec.
Dilemme héraldique
Retour au début de 1948. Le bureau du premier ministre est enseveli sous les lettres, les télégrammes et les pétitions en faveur de l’adoption du fleurdelisé. Le mouvement est alimenté par une myriade d’organisations nationalistes, comme les Jeunes Laurentiens, la Société Saint-Jean-Baptiste et l’ordre secret de Jacques-Cartier. Le Devoir a également pris position pour le drapeau azur à croix blanche.
Duplessis hésite. Il redoute la réaction des anglophones du pays, dont la ferveur britannique a empêché la désignation d’un étendard typiquement canadien à Ottawa en 1946. Le trésorier du Québec, Onésime Gagnon, vient à la rescousse du premier ministre en appelant en renfort Burroughs Pelletier, son beau-frère passionné d’héraldique. Le directeur de l’urbanisme au ministère des Affaires municipales est convoqué d’urgence à l’édifice C. « C’est à ce moment-là que mon père est arrivé dans le dossier, raconte Louis Pelletier au Devoir. Duplessis ne savait pas trop comment manoeuvrer et mon père s’est trouvé à être sa caution héraldique. »
Burroughs Pelletier suggère la mise en drapeau des armoiries québécoises de 1868, sur lesquelles on aperçoit deux lis bleus, un lion jaune et une branche d’érable à feuilles vertes. Le fond est entièrement jaune à l’exception de la bande centrale qui est rouge. Cette idée circule déjà dans les milieux politiques puisqu’elle a été évoquée au Salon vert en mars 1947 par le député libéral Thomas Guerin. Pelletier se charge de la conception de ce drapeau inspiré par le précédent de la Nouvelle-Écosse de 1929. Il dessine jusqu’à sept variantes de son modèle, qu’il soumet à l’imprimatur du premier ministre.
Urgence
Duplessis veut régler la question du drapeau avant l’appel d’une motion en faveur d’un étendard québécois qui a été inscrite au feuilleton du 21 janvier 1948 par le député indépendant René Chaloult. Ce dernier est d’ailleurs appelé à l’édifice C à l’approche du débat prévu au Salon vert. « Que penserais-tu de placer au centre du drapeau les armoiries de la province ? » demande le premier ministre au parrain de la motion, qui relate la scène dans ses mémoires. « Il y a un lion là-dedans, tu n’as pas besoin d’en avoir peur. On me dit que c’est le lion de Guillaume le Conquérant ! »
Cette évocation du duc de Normandie qui s’est lancé à la conquête de l’Angleterre en 1066 n’émeut guère Chaloult. Duplessis revient à la charge en multipliant les ballons d’essai : « Que dirais-tu d’une couronne rouge, que les uns pourraient considérer comme la couronne de France et les autres comme celle de l’Angleterre ? Si ces propositions ne plaisaient pas à tes amis, préféreraient-ils une feuille d’érable rouge ? »
Le porte-étendard du fleurdelisé promet d’y réfléchir. Il profite de ce délai pour appeler l’abbé Lionel Groulx, qui rejette la couronne en laissant toutefois la porte ouverte à la feuille d’érable. « Suggérez-lui donc de redresser les fleurs de lis qui convergent vers le centre », aurait alors lancé l’abbé afin de permettre au premier ministre de laisser son « cachet personnel » sur le drapeau.
Je trouve humiliant de voir l’Union Jack flotter encore sur le parlement de Québec. Sommes-nous un peuple serf ?
La proposition de Lionel Groulx plaît à Duplessis, qui l’aurait ensuite fait approuver par Burroughs Pelletier. Cette version des faits de Chaloult est toutefois contestée par le fils de l’héraldiste autodidacte. « C’est mon père qui est responsable de ça et il en était très fier. Papa a dit : “Pourquoi vous infériorisez les fleurs de lis ? Il faudrait les redresser”, et Duplessis était d’accord », assure Louis Pelletier.
Marketing politique
La réception du fleurdelisé « redressé » par Duplessis est excellente, si l’on fait abstraction de la sortie du bien nommé Élisée Thériault, l’un des membres du Conseil législatif québécois. « Au lieu de placer sur le drapeau des fleurs de lis, il eût été mieux d’y mettre des feuilles d’érable, l’emblème de notre province, lance le conseiller libéral de son siège du Salon rouge. On est allé trop vite ! »
Converti au fleurdelisé sur le tard, Maurice Duplessis va désormais se draper dans ses plis à la moindre occasion. « Le drapeau, on le tartine, on le met partout », constate le professeur Alain Lavigne du Département d’information et de communication de l’Université Laval.
L’Union nationale diffuse le nouvel étendard sur ses outils promotionnels, du carton d’allumettes au casse-tête en passant par les calendriers. Elle ménage toutefois les anglophones, qui verront plutôt les armoiries du Québec sur les publicités qui leur sont destinées. Cette appropriation symbolique est vivement dénoncée par l’opposition libérale, qui n’aura guère le choix de faire de même pour reprendre le pouvoir en 1960. « Les libéraux l’adoptent, mais pas nécessairement sous la forme du drapeau complet », observe Lavigne.
Plus personne ne s’étonne aujourd’hui de la politisation des fleurs de lis. Les Québécois ont toutefois le pavoisement modeste. En témoigne le malaise suscité par le fleurdelisé géant servant de fond de scène à François Legault en décembre 2018 lors du premier énoncé économique de la Coalition avenir Québec. L’étendard hors norme, d’une valeur de 1600 $, n’a plus été revu depuis. « Il est entreposé avec différents drapeaux utilisés lors d’activités publiques », explique le ministère du Conseil exécutif, qui l’a retrouvé à la demande du Devoir.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec