Qui l’aurait cru ? L’Arménie possède une petite et étrange scène métal, avec ses groupes death, black (notamment folk black métal, mais également NSBM et… black chrétien !) et même doom. Et ce, depuis l’époque soviétique, l’Arménie ayant été la toute première République soviétique à avoir des artistes rock et ensuite métal en URSS.
Maxence Smaniotto, à l’initiative du projet et déjà auteur d’un premier livre sur l’Arménie, L’Arménie au-delà des clichés, et François Martin, coauteur et fin connaisseur de la scène locale, ont quelque peu joué les « Marx et Engels » de l’histoire de la scène métal d’Arménie, racontant, décrivant, contextualisant et laissant souvent la parole aux protagonistes eux-mêmes. Le livre a été édité par une jeune maison d’édition devenue une référence dans les milieux métal, Flammes Noires, spécialisée en littérature sur le métal.
On y apprend comment et pourquoi une poignée de jeunes Arméniens se décida à jouer du rock alors que c’était interdit, rencontrant un immense succès. Comment le premier et actuellement seul groupe grindcore du pays finit par se produire en live sur la chaîne publique arménienne au beau milieu des années 90, quand le pays était en pleine guerre avec son voisin azerbaïdjanais pour le contrôle de l’enclave arménienne du Haut-Karabagh, placée par Staline en RSS d’Azerbaïdjan en 1923. Comment l’Arménie est le seul pays du Caucase à compter deux groupes métal et un punk formés exclusivement de femmes. Comment certains artistes de la scène rock et heavy métal ont participé à la première guerre du Haut-Karabagh, entre 1992 et 1994, et même à la seconde, en automne 2020. Et comment des groupes internationalement connus, par exemple Deep Purple, Uriah Heep et Jethro Tull pour le rock, et Sepultura, Rotting Christ, Napalm Death et Igorrr pour le métal, ont bel et bien joué en Arménie. La participation du groupe polonais Vader devint même une affaire d’État en octobre 2019.
Musicalement, l’Arménie n’est donc pas seulement Charles Aznavour et System of a Down. Bien que sa scène n’ait pas produit de groupes mondialement connus, nous disent les auteurs, il n’empêche que certains sont arrivés à se faire connaître en dehors du pays. Le dernier exemple en date est celui d’Ildaruni, un groupe black métal aux accents folks et aux mélodies épiques qui, signant avec le label suédois Black Lions Records, ont pu produire l’album Beyond Unseen Gateways. Propulsé par la chaîne YouTube Black Metal Promotion, l’album a suscité les éloges de la presse spécialisée.
Autre groupe à avoir attiré une certaine attention à l’étranger est DivahaR. Formé exclusivement de femmes, ce groupe fondé en 2008 n’a produit qu’un seul album, Divarise, dont ont été extraits deux singles avec clip, « Shadows » et « Alien ». Elles jouent un black métal symphonique inspiré des Grecques Astarte.
Les facteurs qui retardent l’épanouissement de la scène locale sont nombreux, poursuivent les auteurs : la pauvreté, l’émigration, la guerre et surtout la culture locale, qui se prête peu à attirer les jeunes vers ce genre musical. Et pourtant, c’est justement la culture locale qui donne la plupart des inspirations pour les compositions. Certains groupes, comme Ayas, un groupe heavy métal né à la fin des années 80 en pleine époque soviétique et toujours actif, Nairi, un autre groupe heavy métal actif dans les années 2010, ou encore Dogma, métal expérimental aux différentes inspirations, du prog au folk, ont tenté, chacun à sa façon, de créer un style propre à l’Arménie et à sa tradition musicale, un peu comme advint en Norvège avec le black métal, aux États-Unis avec le death métal ou au Royaume-Uni avec le NWOBHM.
Beaucoup de groupes black métal arméniens jouent des riffs aux mélodies traditionnelles : Ildaruni, Vahagn, Rahvira, Avarayr (originaire de la communauté arménienne d’Iran, aujourd’hui résidant en Arménie) et d’autres. Un groupe heavy métal, Adana Project, s’est spécialisé en reprises de chansons patriotiques, avec un grand succès en patrie et dans la diaspora arménienne. Le groupe joue régulièrement en Arménie et sur les plateaux télés nationaux, recueillant plusieurs centaines de milliers de vues sur YouTube par chanson, preuve une fois de plus du lien charnel et spirituel entre les Arméniens et leur héritage culturel, qu’ils aiment exprimer dans toute sorte d’expression artistique.
Et c’est justement cette volonté de réactualiser la musique traditionnelle arménienne en version rock ou métal qui attira pas mal de problèmes aux touts premiers et seuls groupes rock soviétiques d’Arménie. Ce qui leur était reproché ce n’était pas tant le fait de jouer une musique interdite (tous les témoignages dans le livre nous assurent que contrairement à la Russie, les autorités communistes arméniennes s’en fichaient de ce que les jeunes jouaient) quant plutôt le fait de « désacraliser » les chansons traditionnelles et, surtout, celle de Komitas. Prêtre et ethnomusicologue arménien témoin du génocide de 1915, il perdit la voix, se réfugiant en un silence fait de cauchemars et folie. En Arménie, il était considéré comme le symbole-même de la tragédie arménienne, vénéré par les religieux, par le peuple et même par les autorités soviétiques du pays. Aptitude, celle-ci, pas du tout surprenante si l’on songe aux liens puissants entre socialisme et patriotisme au sein des mouvements indépendantistes et révolutionnaires arméniens depuis la fin du XIXème siècle…
Le livre se compose de trois parties :
La première, Période soviétique et années 90, relate les origines du métal à travers les premiers groupes rock du pays (Yerazoghern, Volcano…), dans les années soixante, et s’étend jusqu’aux années 90, époque où le pays était à genoux en raison de la guerre, du tremblement de terre dévastateur de 1988, de l’émigration et de la pauvreté. Un chapitre entier est dédié au projet Rock Aid Armenia, lancé par Ian Gillan (Deep Purple) et Tony Iommi (Black Sabbath) pour venir en aide aux populations sinistrées. Ian Gillan est depuis devenu un habitué du pays, il y séjourne assez régulièrement et y a joué plusieurs concerts. Les auteurs sont même parvenus à l’interviewer et à publier en entier leurs échanges.
Dans les années 90, le métal est très marginal, et prend la forme d’une sorte de preuve de résistance face aux adversités. Cette première partie se termine avec une longue et saisissante interview avec Iohan Costani, le leader du groupe heavy métal Vostan Hayots, créé vers la fin des années 80. Saisissante car, vétéran de la première guerre du Haut-Karabagh, il venait tout juste de rentrer du front de la seconde, après la défaite arménienne en novembre 2020 face à une coalition formée de troupe azerbaidjanaises, turques, pakistanaises et mercenaires syriennes, armée de drones israéliens…
La seconde partie s’intitule La scène contemporaine, années 2000-2020, et aborde les scènes death, black, doom, les liens avec la musique traditionnelle et le rôle des femmes dans cette petite mais foisonnante scène. Des interviews inédites de Sakis Tolis, leader de Rotting Christ, Gautier Serre, d’Igorrr, Tommy Talamanca de Sadist, qui témoignent de leurs expériences live en Arménie, ont été publiées.
La dernière section du livre, la plus courte, s’intitule La diaspora. Liban, Iran, Syrie, France et États-Unis. Il évoque les productions métal au sein de la nombreuse diaspora arménienne éparpillée à travers le monde, principalement en France, aux États-Unis et au Proche-Orient.
Cela pourrait paraître tiré par les cheveux, mais c’est en lisant ces pages qu’on comprend mieux le choix fait par les auteurs de s’occuper de ce sujet. En effet, les Arméniens furent les premiers artistes rock et métal dans de nombreux pays du Proche-Orient, en Iran tout comme en Syrie et en Irak. La raison est au fond assez simple. Ils étaient tout d’abord plus en contact avec les nouveautés étrangères grâce à leurs liens avec la diaspora en Europe, et secondairement, le fait de ne pas être musulmans leur permettait une plus grande liberté artistique. Par exemple, en Iran, ce sont les seuls qui peuvent légalement jouer ce style de musique car ils ont un statut spécial au sein de la République qui leur permet de se réunir dans des lieux associatifs et y pratiquer leur culture. Or, si leur culture comprend jouer des reprises métal de leurs chansons traditionnelles, cela ne pose aucun problème avec la loi. On apprend également les quelques soucis que l’un des protagonistes de la scène métal de Syrie eut avec la Sécurité Nationale au début des années 2000, qui accusaient les métalleux de pratiquer des rites sataniques, et de comment il s’en était sorti grâce à une vidéo de Sepultura et à un tour de passe-passe avec des CD de Britney Spears…
Le livre est d’une insoupçonnable richesse, et chaque événement est bien contextualisé. Les témoignages des artistes s’alternent avec les explications des auteurs. Certains passages sont particulièrement touchants, car ils abordent des sujets d’une certaine gravité : la guerre, la dévastation du tremblement de terre de 1988 (Vardan, du groupe hard rock Aregak, a livré dans le livre son témoignage halluciné, où il perdit sa mère), la mort et la confrontation avec la dictature.
Finalement, on revient de cette lecture avec une question : qu’est-ce qu’être un artiste, et plus précisément un artiste de musique métal ? Jouer du métal en Arménie soviétique, en Iran ou en Syrie n’est pas la même chose que de le faire en Europe et se plaindre de quelques mauvaises chroniques, des hystéries wokes ou de quelques moqueries de la part des rivaux.
On peut donc apprendre quelque chose de la part de ces jeunes et moins jeunes pour qui la musique n’était pas un simple loisir, mais venait interroger quelque chose de plus profond, où les mots « courage » et « passion » ont un sens, un vrai sens.
Pour vous procurer le livre, vous pouvez le commander directement via le site internet des éditions des Flammes Noires ( https://edt-flammes-noires.com/produit/furiearmenienne/ ), soit en librairie.
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