Entretien avec Thibault Isabel paru dans le Rébellion numéro 83 ( juin 2018). L’évolution de la situation politique fût importante en presque deux ans, mais l’analyse reste d’une brûlante actualité.
Rébellion : Tu rencontres régulièrement lors de tes conférences des publics d’horizons très différents. Quelle impression te donnent les jeunes générations ?
Thibault Isabel : Je dois d’abord dire que le nouveau public me paraît globalement beaucoup plus nombreux et motivé que l’ancien, sur un plan politique. Cela fait une quinzaine d’années que j’ai entamé ma carrière d’essayiste. Or, je constate qu’il y a eu une sorte de passage à vide au cours des années 2000. Le public âgé, formé dans les années 1960, était toujours là, mais le renouvellement semblait difficile, et la jeunesse n’était pas au rendez-vous. Les choses se sont très sensiblement inversées au début des années 2010. J’ai vu arriver en masse un jeune public très impliqué, désireux de se trouver des repères idéologiques dans un monde incertain. Le sentiment de révolte avait refait surface, mais sur des bases très différentes d’autrefois. On était loin bien sûr du « laissez jouir » gauchiste de Mai 68, mais on était loin également des antiennes traditionnelles de la droite classique ou non conformiste. En fait, ces jeunes me paraissent très ouverts d’esprit, au sein du camp conservateur, tout du moins. Même lorsque leurs idées sont radicales, ils ne restent pas figés dans leurs convictions. C’est agréable de dialoguer avec eux.
Rébellion : Je vais me faire l’avocat du diable, mais l’ouverture idéologique de cette génération n’est-elle pas aussi le fruit d’un manque de formation intellectuelle ?
Thibault Isabel : A un certain niveau, oui, sans doute. On voit là l’équivalent de ce qui se déroule dans l’arène politique, avec l’effondrement des grands partis, et même l’effondrement de la structure partisane tout court. Les jeunes n’ont plus réellement l’esprit partisan, ce qui signifie à la fois qu’ils sont curieux et fluctuants. Il y a du bon et du mauvais dans cette situation, comme toujours. Les jeunes sont prêts à agréger des éléments idéologiques que l’ancienne appartenance de parti aurait ostracisés par principe, et l’on assiste à des hybridations intéressantes sur un plan intellectuel ; mais ils ont aussi plus de mal à élaborer une doctrine cohérente, tendue vers des objectifs bien délimités. En l’état actuel des choses, je ne crois pas que cette génération puisse ébranler l’ordre en place, et encore moins le faire vaciller sur ses bases : faute de cadre conceptuel adapté, les jeunes risquent de s’agiter contre des moulins à vent, de faire du bruit, mais ils n’auront aucun modèle alternatif à promouvoir. Ils frapperont avec des marteaux en mousse.
Indépendamment de ce constat, nous devons prendre toute la mesure de la chute du niveau d’instruction qui touche l’ensemble de la société française. Dans les années 1980, selon les statistiques officielles, un livre de réflexion se vendait en moyenne à 3000 exemplaires. Aujourd’hui, il se vend à 300 exemplaires ! L’apprentissage des idées s’effectue pour l’essentiel à l’oral – au cours des discussions entre amis ou lors des conférences, des soirées-débats –, et à travers le zapping en ligne. Mais on n’ingurgite alors que des fragments d’idées. Seuls les livres structurent en profondeur la pensée.
Je note encore un autre phénomène intrigant. L’ouverture d’esprit des jeunes est réelle, mais, paradoxalement, le dogmatisme gagne aussi du terrain autour de certains sujets de crispation : la PMA/GPA et le mariage pour tous à droite, les théories du genre à gauche. Tout en étant ouverts à la discussion, qu’ils entretiennent même parfois pour le simple plaisir de la polémique et de l’échange, les jeunes se rassemblent en blocs monolithiques dès qu’on aborde les problèmes sociétaux. Cette prédominance des questions de société sur les questions idéologiques ou économiques me semble constituer à elle seule un symptôme de dépolitisation. En outre, les allégeances militantes reposent désormais sur des bases émotionnelles plus que strictement intellectuelles. On voit alors s’établir une logique de foule, où la masse l’emporte sur le jugement critique. Si la Manif’ pour tous a pu fédérer des gens aussi différents – bien au-delà des seuls milieux catholiques –, c’est que le fonds doctrinal y était très largement absent, et qu’on se réunissait d’abord pour la satisfaction de se rebeller contre le cours du monde, sans savoir toujours où l’on voulait aller. Le projet politique à l’arrière-plan était nébuleux, et divergeait considérablement d’une personne à l’autre. Nuit debout, à l’autre extrémité du spectre, entretenait le même genre de flou. Le plaisir de se rassembler l’emportait sur le combat pour des idées claires et argumentées. Gustave Le Bon, dès le XIXe siècle, avait très bien montré que les mouvements de foule n’encouragent pas l’esprit de responsabilité, ni le recul intellectif. D’une certaine manière, moins on est structuré intellectuellement, plus on se laisse volontiers porter par le groupe : la curiosité de départ cède alors temporairement la place au militantisme le plus infantile et le plus borné. Et, une fois le mouvement de foule dissipé, chacun retourne à son errance individuelle, en quête perpétuelle de repères.
L’ouverture idéologique est une bonne chose, car elle favorise l’émergence de nouveaux paradigmes, mieux en phase avec l’époque. Mais la structuration idéologique est indispensable pour mener des luttes véritablement constructives. Sinon, c’est toujours le Système qui l’emportera.
Rébellion : L’engagement est-t-il encore une notion centrale dans la démarche politique de ces jeunes ?
Thibault Isabel : Les jeunes s’enthousiasment facilement, mais ils n’ont plus guère de constance dans leurs engagements. Les vieux militants des années 1960 sont pour beaucoup restés fidèles à leurs convictions de jeunesse, à leurs amis ; ils ont milité toute leur vie dans les mêmes associations, dans les mêmes cercles ; les mauvaises langues diront aussi qu’ils ont rabâché sans cesse les mêmes idées, ce qui est d’ailleurs un peu vrai. Aujourd’hui, les passions idéologiques et les amitiés me paraissent plus fragiles. On sympathise avec des anonymes place du Trocadéro ou place de la République, mais on ne s’enracine plus dans une communauté d’amis ou de camarades qu’on suit sur la durée. Encore une fois, le constat vaut à droite autant qu’à gauche.
Les milieux dissidents souffrent en quelque sorte du même syndrome que le mouvement « En marche ! ». Les engouements politiques sont des feux de paille, qui durent le temps d’un grand événement, comme une élection présidentielle, avant de retomber. On reste peut-être attaché à quelques notions clés, à quelques principes fondateurs ; mais il n’y a plus la même fidélité dans l’action ou dans les relations. Ce phénomène avait déjà pu être observé aux Etats-Unis lors de l’élection de Barack Obama, qui avait amorcé ce processus, sur un plan sociologique, en court-circuitant l’intelligentsia du Parti démocrate grâce à Facebook et Twitter. Donald Trump a renouvelé l’opération contre les apparatchiks du Parti républicain. Nous vivons à l’ère du militantisme 2.0, nourri aux réseaux sociaux.
Rébellion : La recherche spirituelle est aussi un des éléments qui traverse cette génération. Comment l’expliquer pour toi ?
Thibault Isabel : Précisément par l’abandon des doctrines partisanes traditionnelles ! Nietzsche disait qu’après la mort de Dieu les hommes créent des dieux de substitution. Les grandes idéologies politiques du XXe siècle ont servi à ça : le communisme, le fascisme et le libéralisme. Au XXIe siècle, ces idéologies sont mortes. Le libéralisme continue certes de dominer le monde, mais rares sont ceux qui y adhèrent activement. La machine économique tourne toute seule, sans bénéficier de l’enthousiasme des peuples. « Il n’y a pas d’alternative » : la formule de Margaret Thatcher résume parfaitement l’esprit du temps. Les jeunes rêvent donc de nouvelles fois auxquelles se raccrocher ; mais ils se cherchent dans la sphère spirituelle comme ils se cherchent dans la sphère politique. Ils sont ouverts à tout. Des athées se convertissent au christianisme, des chrétiens deviennent païens, et même le soufisme ou le bouddhisme attirent parfois des jeunes en mal de transcendance. Tout cela est stimulant, d’un certain point de vue : en tant que païen, je me réjouis de dialoguer avec mes amis chrétiens, de les voir se rapprocher occasionnellement de mes positions, et de m’intéresser moi aussi aux leurs. Je remarque cependant qu’en France le laïcisme militant ne concerne plus pour ainsi dire que des sexagénaires, que les églises sont désertées et que, même dans mon milieu, le paganisme devient de plus en plus abstrait, poétique et philosophique, mais ne transite plus par des rites communautaires comme c’était encore le cas chez nos aînés. Il y a une désinstitutionalisation du religieux, à la fois vectrice d’un formidable souffle d’air et tributaire d’un émiettement. Notre quête spirituelle, comme notre quête politique, est d’autant plus impérieuse que nous n’avons plus de repères préétablis.
Rébellion : Deux tendances sont aujourd’hui fortes dans la jeunesse. Une aile conservatrice-libérale issue de l’expérience de la Manif’ pour tous et une aile « radicale » à l’origine plus complexe où les noms de Michéa, d’Alain de Benoist et d’Alain Soral reviennent souvent. Penses-tu qu’elles peuvent travailler ensemble ou qu’une concurrence pour le « leadership intellectuel » sera inévitable entre elles sur le long terme ?
Thibault Isabel : Les convergences sont déjà très sensibles, malgré les divergences idéologiques réelles, y compris à l’intérieur de chacune des tendances que tu cites. Il y a quinze ans, dans chaque école de pensée, on ne s’intéressait guère aux autres mouvances. Lorsqu’on adhérait aux idées d’un groupe, on lisait tout ce que publiait le réseau, et on n’achetait rien d’autre. Les conférences organisées ici ou là réunissaient des auteurs qui partageaient peu ou prou les mêmes idées et le même noyau de relations. Pour n’en prendre qu’un exemple, Alain de Benoist n’était pas invité à s’exprimer face au public de l’Action française, et les catholiques s’exprimaient rarement dans les colonnes d’Eléments – beaucoup plus rarement qu’aujourd’hui en tout cas. Des militants de droite n’auraient même d’ailleurs jamais lu un auteur comme Michéa, à cette époque ! Dans le camp progressiste, le sectarisme reste malgré tout de rigueur, mais, lors des présidentielles de 2017, on n’en a pas moins vu Mélenchon remiser l’idée de gauche au placard pour déployer la bannière du « peuple », sous l’influence du populisme de Chantal Mouffe. Un processus de fond est donc à l’œuvre, qui favorise les démarches transversales.
Reste que cette porosité salutaire aboutit à un certain nivellement. Les oppositions d’idées tranchées des années 1960, ou la majeure partie des étudiants étaient syndiqués, contre à peine 1% aujourd’hui, ne sont plus que de l’histoire ancienne. Les lignes de démarcation sont brouillées, au grand dam des antifascistes, qui en sont réduits à trouver du « confusionnisme » à peu près partout et ne savent plus où donner de la tête. Carl Schmitt disait que la politique consiste à désigner l’ennemi. Or, constatons que nous n’avons plus d’adversaire clairement identifié, en dehors de notions vagues comme la « France d’en haut » cosmopolite (pour les conservateurs) ou la « France d’en bas » qui sent le moisi (pour les progressistes). Autant dire que la politique elle-même est en train de se noyer dans une société de plus en plus liquide.
Notre but devrait être de préserver l’ouverture et les échanges, tout en restant capables d’édifier des corpus d’idées cohérents. En vérité, cet idéal traverse toutes les époques, mais nous ne l’atteignons jamais totalement. L’horizon ne cesse de reculer devant nos pas. Le mouvement de l’histoire oscille simplement entre des phases de rigidité idéologique et des phases de souplesse. Nous entrons pour l’heure dans une ère d’extrême informité.
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