Cet article est paru dans l’édition du 21 décembre du journal Le Monde.
L’indice de l’engagement à la réduction des inégalités, réalisé par l’ONG Oxfam et publié le 11 octobre, est passé presque inaperçu en Suède. Pourtant, il confirme une tendance de fond inquiétante, soulignée depuis plusieurs années par de nombreuses études : loin du modèle d’une société égalitaire, où les différences de revenus seraient minimes et les opportunités similaires pour tous, le fossé entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse de s’y creuser.
Encore champion du monde de la lutte contre les inégalités économiques en 2017, le royaume scandinave se classe désormais à la vingtième place, loin derrière ses voisins nordiques, et même après la France (12e). C’est l’« un des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques où les inégalités économiques ont augmenté le plus, ces dernières décennies », précisait Suzanne Standfast, secrétaire générale d’Oxfam Suède, lors de la publication du rapport. Selon elle, cette évolution s’explique en partie par le fait que les revenus du travail sont nettement plus imposés que ceux du capital.
Récemment récompensé par le Grand Prix suédois du journalisme pour son essai Girig-Sverige (« La Suède avide », non traduit), le journaliste Andreas Cervenka y décrit comment la folkhemmet (« la maison du peuple ») – un concept cher aux sociaux-démocrates suédois, bâtisseurs de l’État-providence – s’est transformée « en paradis pour les super-riches ». En 1996, rappelle-t-il, la Suède comptait vingt-huit milliardaires. Ils sont désormais 1 095, selon une étude du Credit Suisse Research Institute. Le nombre de ménages vivant sous le seuil de pauvreté n’a, lui, jamais été aussi élevé.
De cette réalité il a pourtant été très peu question pendant la campagne électorale, au cours de laquelle la droite et l’extrême droite, qui ont remporté le scrutin du 11 septembre, sont parvenues à imposer l’idée selon laquelle le principal problème de la Suède était l’immigration et l’intégration. Alors que se multipliaient les règlements de comptes mortels entre bandes rivales, le thème de l’insécurité a dominé, laissant très peu de place aux débats sur le délitement du modèle suédois en passe de devenir un contre-modèle, du fait d’une politique néolibérale qui ne jure que par les privatisations, les dérégulations et le recul de l’État.
Les graines ont été plantées dans les années 1990. La Suède connaît alors une crise économique et financière sans précédent. Le PIB recule, la dette publique s’envole et le chômage explose. À la même époque, à droite, mais aussi dans les rangs du Parti social-démocrate, des critiques émergent à l’encontre d’un État jugé trop dirigiste et centralisé. Les théories néolibérales séduisent.
Encore aujourd’hui, de nombreuses personnalités politiques, comme la leader centriste Annie Lööf ainsi que le président conservateur du Parlement, Andreas Norlén, admettent leur admiration pour l’ex-première ministre britannique Margaret Thatcher ou l’ancien président des États-Unis Ronald Reagan. D’importantes réformes sont alors mises en place, qui vont transformer radicalement le modèle suédois. Elles sont menées au nom du principe de la « liberté de choisir » (valfrihet en suédois) en vertu duquel des pans entiers du secteur public sont privatisés : l’école d’abord, puis l’aide à domicile, les maisons de retraite, la santé. L’idée étant que la libre concurrence et les règles du marché mènent à plus d’efficacité, cette libéralisation est très peu encadrée.
L’État s’est désengagé
Le secteur public, lui, a été passé à la moulinette de la « nouvelle gestion publique » (le new public management), qui promeut une gestion managériale des administrations modelée sur celle du privé. La responsabilité de l’éducation a été transférée aux communes. Celle de la santé aux régions. L’État s’est progressivement désengagé, alors que les gouvernements successifs prônaient l’orthodoxie économique, dotant la Suède d’une des dettes publiques les plus faibles d’Europe (autour de 35 % du PIB, selon Eurostat).
Les télécommunications, la poste, les chemins de fer… Tout a été privatisé, avec des résultats très variables pour les Suédois. Le facteur ne passe plus qu’un jour sur deux, la quasi-totalité des bureaux de poste ont fermé et l’entreprise publique PostNord est critiquée pour un service souvent aléatoire. Même chose pour le transport ferroviaire : seuls 87 % des trains de passagers sont arrivés à l’heure ou avec cinq minutes de retard en 2022. Alors que le trafic a augmenté fortement ces dernières décennies et qu’une soixantaine d’entreprises se partagent le secteur, le manque d’investissements dans la maintenance des voies ferrées est mis en cause.
Le déclin du modèle suédois est aussi visible dans le secteur de l’éducation. La décentralisation du système scolaire financé par les communes et l’introduction d’acteurs privés, dont certains, cotés en Bourse, détiennent des dizaines d’établissements scolaires, ont débouché sur une logique de marché, les écoles se livrant une concurrence acharnée. Parmi les conséquences : une hausse de la ségrégation scolaire mais aussi l’inflation des notes, encouragée par la direction de certains établissements. Dans le domaine de la santé, les déserts médicaux s’étendent dans les banlieues et en province, alors qu’obtenir un rendez-vous chez un spécialiste relève du parcours du combattant, à moins de disposer d’une assurance privée. Même le système des retraites, donné en exemple en France, est en difficulté, sous-financé lui aussi.
Face à cette situation, des organisations, telles que le think tank Timbro, proche du parti conservateur, réclament toujours plus de dérégulations et de baisses d’impôts, au nom de la sacro-sainte « liberté de choisir ». Ce principe, même le Parti social-démocrate n’ose plus le remettre en cause.
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