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par Laurent Guyénot
La Russie apparaît à beaucoup d’entre nous comme le nouveau pôle civilisationnel vers lequel l’Europe doit se tourner, si elle veut échapper au naufrage complet vers lequel l’entraînent ses élites irrémédiablement corrompues et corruptrices.
Mais qu’est-ce que la Russie ? Comment la Russie se définit-elle, et comment conçoit-elle son rapport à l’Europe ? Plus précisément, dans quelle tradition de philosophie politique les élites dirigeantes actuelles de la Russie puisent-elles leur vision de l’identité et du destin de leur pays ? Il m’a semblé important de me renseigner sur les penseurs russes du XIXe et XXe siècles que les Russes eux-mêmes ont redécouvert depuis la chute du communisme, et qui influencent, dit-on, Vladimir Poutine et son entourage.
Commençons logiquement par trois auteurs dont les livres ont été offerts par Vladimir Poutine aux cadres de son parti Nouvelle Russie pour le nouvel an 2014 (voir ici et ici). Ces trois livres sont :
– La Justification du Bien de Vladimir Soloviev,
– De l’inégalité de Nicolas Berdiaev,
– Nos Missions de Ivan Ilyin.
Ces trois auteurs sont profondément religieux et patriotes, et en tant que tels attachés à l’orthodoxie russe. Tous trois affirment que « la Russie une civilisation originale et indépendante », pour reprendre les termes utilisés par Vladimir Poutine dans son discours du 27 octobre 2022 au Forum Valdaï.
Soloviev (1853-1900) est un poète, philosophe, théologien et mystique, surtout connu pour sa sophiologie, une théorie métaphysique sur la Sagesse divine, fondée sur son expérience mystique (je l’ai mentionné dans dans mon article sur « la religion de la Dame »). Il est jugé hérétique par certains orthodoxes, mais son appel à la réconciliation entre le catholicisme et l’orthodoxie (dans La Russie et l’Église universelle) a été loué par Jean-Paul II. Ce qui est très étonnant chez Soloviev, c’est l’association d’un génie poétique et d’une grande clarté rationnelle, illustrée par exemple dans son livre « Le Sens de l’Amour », où il prend le contrepied la théorie de Schopenhauer sur le sentiment amoureux, qui n’est pas selon lui une ruse de l’instinct de reproduction, mais qui est un éveil spirituel, car l’objet réel de l’amour chez l’homme est « l’Éternel Féminin de Dieu ». « Le sentiment amoureux, en soi, n’est qu’une impulsion qui nous suggère que nous pouvons et devons reconstituer l’intégralité de l’être humain ».
Son livre « La Justification du Bien » (accessible en ligne ici), écrit en 1897, est un essai de philosophie morale dont l’ambition est de fonder scientifiquement la morale universelle, en montrant qu’elle repose sur trois sentiments innés à tous les hommes : la honte, la pitié et la vénération. La honte nous pousse à ne pas nous identifier à nos bas instincts, et se manifeste d’abord par la pudeur ; la pitié est la compassion pour nos égaux ; la vénération, qui est le fondement moral de la religion, nous pousse à nous élever vers ce qui est supérieur. Je ne m’attarde pas davantage sur ce livre, qui, contrairement aux deux autres, n’a pas de dimension politique très marquée.
Nicolas Berdiaev (1874-1948) est le philosophe russe le mieux connu en France, parce qu’il y a résidé et y est mort, et que la plupart de ses écrits ont été traduits (publiés notamment aux éditions de l’Âge d’Homme). Il a beaucoup œuvré à faire connaître d’autres penseurs russes comme Constantin Leontiev ou Alexis Khomiakov, dont je parlerai plus loin. Son livre « De l’inégalité », écrit en 1918 (disponible ici en pdf), est une critique des grands concepts de la pensée politique occidentale. L’auteur y défend une conception mystique du pouvoir : « Le principe du pouvoir, écrit-il, est entièrement irrationnel. En tout pouvoir, il y a une hypnose, sacrée ou démoniaque. D’ailleurs, personne au monde ne s’est jamais soumis à aucun pouvoir pour des motifs rationnels ». Il considère également que tout État, en tant qu’organisme, tend à se développer. D’où une tendance des États forts à l’impérialisme : « Un destin irréversible entraîne tout grand État à chercher la puissance, à accroître son importance dans l’histoire ».
Berdiaev porte un jugement très sévère sur la démocratie, qui absolutise l’arbitraire de la volonté des masses. La démocratie, de plus, est un mensonge. « Depuis la création du monde, c’est toujours la minorité qui a gouverné, qui gouverne et qui gouvernera. […] La seule question qui se pose est de savoir si c’est la minorité la meilleure ou la pire qui gouverne ». Le gouvernement des meilleurs, c’est-à-dire l’aristocratie au sens propre, est l’idéal vers lequel toute société doit tendre. « En tant que gouvernement des meilleurs, qu’exigence d’une sélection qualitative, l’aristocratie reste à jamais un principe supérieur de la vie sociale, la seule utopie digne de l’homme ».
« Dans sa métaphysique, dans sa morale, dans son esthétique, l’esprit du démocratisme contient un très grand danger pour le principe aristocratique de la vie humaine et mondiale, pour le principe qualitatif de la noblesse. La métaphysique, la morale et l’esthétique de la quantité voudraient écraser et détruire toute qualité, tout ce qui s’élève personnellement et en communion avec autrui »
Ivan Ilyin (1884-1954) est le penseur politique le plus souvent mentionné comme ayant une influence sur Poutine (par exemple par Michel Eltchaninoff, dans son livre Dans la tête de Vladimir Poutine, critique mais néanmoins intéressant). Comme Berdiaev, Ilyin considérait le communisme soviétique comme intrinsèquement mauvais, en raison de son matérialisme métaphysique et de sa détestation de la vie religieuse. C’était, pour lui, la plus grande manifestation du diable dans l’histoire. Arrêté six fois par les bolcheviques, il fut finalement exilé en 1922 par Lénine, sur les fameux « bateaux des philosophes » avec 160 autres intellectuels parmi lesquels figurait aussi Berdiaev.
Il vécut en Allemagne et exprima en 1933 son soutien pour le national-socialisme, avant de critiquer sa politique raciale et de s’exiler et finir sa vie en Suisse. Sur l’intervention de Poutine, son corps fut rapatrié en Russie en 2005 et enterré au monastère de Donskoï.
Nos Missions (non traduit) est un livre en deux volumes regroupant des articles diffusés clandestinement en Russie soviétique entre 1948 et 1954. Ilyin y anticipe l’effondrement du régime soviétique, qu’il espère proche. De manière prophétique, il met les Russes en garde contre l’Occident, qui saisira l’occasion de cet effondrement pour chercher à détruire durablement la Russie. Le rêve de l’Occident est le démembrement de la Russie et cela, selon Ilyin, produirait un chaos mondial irréparable. Lorsqu’en 2005 Poutine a qualifié l’effondrement de l’Union soviétique comme « la plus grande catastrophe géopolitique des temps modernes », on croit entendre un écho de la voix d’Ilyin. K. Benois, traducteur de « Sur la Résistance au Mal par la force » écrit :
« Une autre contribution importante d’Ilyin était son concept des « coulisses du monde », les forces cosmopolites qui contrôlaient les puissances européennes depuis l’ombre, et avaient pour intention la dissection et la destruction de l’État russe. Ainsi, il a approfondi la compréhension russe des développements politiques contemporains et de la montée des acteurs non étatiques, précisant que la révolution bolchevique n’avait pas été un soulèvement indigène, mais un complot étranger méticuleusement planifié ».
Comme Berdiaev, Ilyin cherche à comprendre et expliquer la nature profonde de la Russie et son type idéal de gouvernement. Il prône une troisième voie entre la démocratie et le totalitarisme, qu’il définit comme un gouvernement autoritaire mais libéral, s’appuyant sur la religion. « Il faut une nouvelle idée, écrit-il, religieuse par ses sources et nationale par son sens spirituel. Seule une telle idée pourra faire renaître et refonder la Russie de demain. »
« Cette idée devrait provenir du tissu même de l’âme russe et de l’histoire russe, de sa soif spirituelle. Cette idée devrait parler de l’essence des Russes – à la fois du passé et de l’avenir – elle devrait éclairer la voie pour les générations de Russes à venir, donner un sens à leur vie et leur donner de la vigueur ».
Mais le plus important, selon Ilyin, était de s’assurer que, le moment venu, une « couche » de patriotes éclairés et déterminés puisse prendre les rennes de la Russie et la sauver du dépeçage que lui réserveraient les Occidentaux.
« Nous ne savons pas quand ni comment sera interrompue la révolution communiste en Russie. Mais nous savons quelle sera la tâche principale du salut et de la reconstruction nationale russe : l’ascension jusqu’au sommet des meilleur – des hommes dévoués à la Russie, sentant leur nation, pensant leur État, volontaires, créatifs, offrant au peuple non pas la vengeance et le déclin, mais l’esprit de libération, de justice et de l’union entre toutes les classes. Si le choix de ces nouveaux hommes russes réussit et se réalise rapidement, alors la Russie se relèvera et renaîtra en l’espace de quelques années. Si ce n’est pas le cas, la Russie tombera du chaos révolutionnaire dans une longue période de démoralisation post-révolutionnaire, de déclin et de dépendance vis-à-vis de l’extérieur ».
Le chef du gouvernement qui pourrait sauver la Russie du chaos, écrit Ilyin, « doit être guidé par l’idée du Tout, et non par des motifs particuliers, personnels ou partisans ». Et il ne doit pas s’abstenir de recourir à la violence : « Il frappe l’ennemi au lieu de perdre du temps ».
Soloviev, Berdiaev et Ilyin sont trois penseurs majeurs d’une période de grande créativité intellectuelle en Russie, dans un contexte de tensions et de guerres avec un Occident hostile à l’expansion de la Russie qui avait commencé sous Catherine II. La défaite de Napoléon en 1815 avait établi la Russie comme l’une des grandes puissances au Congrès de Vienne. Pourtant, au cours des décennies suivantes, les Russes ont été frustrés par ce qu’ils percevaient comme l’hostilité et le mépris persistants de l’Occident. Cela donna naissance dans les années 1830 et 1840 au mouvement intellectuel des « slavophiles », qui s’opposèrent à l’engouement des « occidentalistes » pour la culture européenne et cherchèrent à définir l’identité et le destin uniques de la Russie.
Dans la Guerre de Crimée (1853-1856), on vit les puissances catholiques et protestantes s’allier aux musulmans contre la Russie orthodoxe, à laquelle elles imposèrent le Traité de Paris. Vingt ans après, le tsar Alexandre II entre à nouveau en guerre contre les Ottomans qui viennent de noyer le soulèvement des Serbes et des Bulgares dans un bain de sang. Par le traité de San Stefano (1878), il fonde les principautés autonomes de Bulgarie, de Serbie et de Roumanie, et ampute encore l’Empire ottoman de territoires peuplés de Géorgiens et Arméniens. Mais les Européens s’opposent à nouveau à cette redistribution et convoquent le Congrès de Berlin (1885), qui ampute les conquêtes russes et rend la plus grande partie de l’Arménie, ainsi qu’une partie de la Bulgarie, à l’Empire ottoman. Les principautés indépendantes des Balkans sont fragmentées en de petits États faibles, rivaux et ethniquement divisés, soit une « balkanisation » qui contribuera au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Ces épisodes laisseront un goût amère aux Russes. Fiodor Dostoïevsky (1821-1881) exprima sa frustration à la fin de se vie, considérant que la Russie devait surmonter son complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe, dont celle-ci abusait systématiquement. Son contemporain Nicolas Danilevski (1822-1885) fit le bilan de cette situation dans son livre majeur La Russie et l’Europe (1869), récemment traduit en anglais (l’introduction du traducteur est téléchargeable ici). Je conseille vivement, pour les francophones, l’excellente vidéo de présentation de ce livre par Ego Non.
La Russie, selon Danilevski, doit cesser d’essayer de ressembler à l’Europe car sa nature, forgée par l’histoire, est totalement différente. Née vers l’an mil sous le parrainage de Byzance et ayant grandi, entre le XIIIe et le XVe siècle, à l’ombre de Saraï (la capitale des khans de la Horde d’Or), la Russie n’a connu ni la féodalité, ni l’hégémonie du latin, ni la scolastique, ni la Renaissance.
« À regret ou avec satisfaction, heureusement ou malheureusement, il faut avouer que la Russie n’est pas l’Europe. Elle ne s’est pas nourrie des racines dont l’Europe buvait les sucs bienfaisants et nuisibles sur l’emplacement même où s’était écroulé le monde antique; elle ne s’est pas nourrie, non plus, des racines établies dans les profondeurs de l’esprit germain […] En un mot, la Russie n’a rien de commun avec ce qui est bon en Europe, ni avec ce qui y est mauvais ».
Biologiste de formation, Danilevski a développé une théorie organique des civilisations. Selon lui, chaque civilisation a son développement propre, lié à sa nature propre, laquelle est essentiellement ethnique. L’identité russe, selon Danilevsky, c’est la slavité, qui diffère de la germanité et de la latinité. C’est pourquoi la Russie doit, d’une part, se protéger de l’influence européenne, qui ne peut que « perturber la vie du peuple et remplacer ses formes par des formes étrangères », et d’autre part réunir en une grande civilisation tous les pays slaves. Danilevski est ainsi considéré comme le fondateur du panslavisme.
Danilevskii écrivait alors que l’unification des États allemands sous la direction prussienne était presque achevée, et il admirait l’ambition et l’opportunisme pragmatique de Bismarck. Il voyait également la nécessité d’une fédération slave forte sous la direction russe pour contrebalancer l’hégémonie de l’Europe occidentale. « La lutte contre l’Occident, écrivait-il, est le seul moyen salvateur pour la guérison de notre culture russe ».
Le livre de Danilevskii a été un jalon important au XIXe siècle, mais sa diffusion relativement limitée à cette époque ne peut être comparée au nombre d’éditions qui ont été imprimées depuis les années 1990. Après une édition de 1991 tirée à 70 000 exemplaires, dont la lecture a été rendue obligatoire dans les académies militaires russes, une édition de luxe tirée à 20 000 exemplaires parut en 1995, suivie de quatre nouvelles éditions entre 2002 et 2010.
Cependant, si la théorie des civilisations de Danilevski peut être considérée comme pionnière (elle a peut-être influencé Oswald Spengler), son pan-Slavisme était déjà critiqué de son vivant. Constantin Leontiev, par exemple, objectait dans Byzantinisme et slavité (1875) que des peuples slaves comme les Polonais et les Tchèques avaient suivi des voies très différentes et appartenaient à la civilisation européenne. De plus, Danilevski minimisait l’empreinte ethnique et culturelle de l’Asie sur la Grande Russie : « Grattez le Russe et vous trouverez le Tartare », selon une citation prêtée à Joseph De Maistre. « Les Russes sont autant asiatiques qu’européens », écrivait Dostoïevky en janvier 1881 (Journal d’un écrivain). Plus tard, l’héritage mongol des Russes fera l’objet d’études savantes comme celle de Nikolaï Troubetskoï (1890-1938), précurseur de l’eurasisme, qui écrivait dans « L’élément touranien dans la culture russe » :
« L’unification même de la quasi-totalité du territoire de la Russie moderne sous un seul État a d’abord été réalisée non pas par des Slaves russes, mais par des Tourano-Mongols. La propagation des Russes à l’Est était liée à la russification de nombreuses tribus touraniennes, et la cohabitation des Russes avec les Touraniens fut un fil conducteur de toute l’histoire de la Russie. Si la conjugaison des Slaves orientaux avec le touranisme est un fait fondamental de l’histoire de la Russie, si l’on peut difficilement trouver un Grand Russe dans les veines duquel ne coule pas du sang touranien, il est clair que pour une bonne connaissance nationale de soi, nous, Russes, devons tenir compte de la présence en nous de l’élément touranien, nous devons étudier nos frères touraniens ».
L’ethnologue et historien Lev Goumilev (1912-1992) contribua ensuite à cette réhabilitation de la culture des steppes asiatiques dans la formation de la Russie. Je renvoie le lecteur à l’article que je lui ai récemment consacré.
La Russie est un État multi-ethnique, dont les Slaves constituent un peu moins de 80% des citoyens. La Fédération de Russie distingue la citoyenneté de la nationalité, et reconnaît environ 160 nationalités. On peut donc être citoyen russe de nationalité tatare, arménienne, juive, ou tchétchène. Cela explique qu’une conception ethnique de l’identité russe ne puisse constituer la base d’un projet civilisationnel pour la Russie. Poutine soutient clairement l’eurasisme plutôt que le pan-slavisme, même s’il ne se prive pas de dire que les Russes ethniques forment « l’épine dorsale, le fondement, le ciment de l’État russe multinational ».
Les fondateurs du mouvement slavophile du XIXe siècle insistaient sur le rôle de la religion, plutôt que l’ethnicité, comme étant le constituant majeur de l’âme des civilisations. Ainsi Alexis Khomiakov (1804-1860), dans L’Église latine et le protestantisme au point de vue de l’Église d’Orient, recueil de textes publiés en français en 1858, précise ce qui, selon lui, distingue l’Orthodoxie du Catholicisme, dans leurs influences respectives sur l’âme des peuples européens et russe. Par exemple, dans l’imaginaire orthodoxe, l’Église est la communauté des fidèles, unis dans l’amour du Christ. C’est pourquoi les Russes, paysans comme boyards, considèrent que l’Église est la substance même de leur être collectif, et seront prêts à tous les sacrifices pour la défendre. À partir de la Réforme grégorienne et de ce que les Russes nomment le schisme d’Occident, la papauté a détruit cette union spirituelle en imposant une séparation radicale entre l’institution cléricale et le peuple laïc, de sorte que l’Église catholique est devenue un organisme étranger au peuple. « Le chrétien, dit Khomiakov, n’était plus un des membres de l’Église, mais un de ses sujets ».
Les divergences entre le catholicisme romain et l’orthodoxie grecque sont un sujet riche et complexe sur lequel je ne peux m’étendre ici. Il faudrait par exemple préciser que l’orthodoxie est restée fondamentalement néo-platonicienne, et donc symboliste, quand le catholicisme s’est converti à l’aristotélisme, et donc au rationalisme. Mais le plus important est de comprendre qu’il ne s’agit pas simplement de différences doctrinales ou liturgiques, mais qu’il y a également une différence fondamentale de philosophie politique.
La lutte de la papauté pour la suprématie politique, qui trouve ses racines dans les théories d’Augustin et qui a dominé l’histoire de l’Europe occidentale depuis le début de la Réforme grégorienne (XIe siècle), est une inversion de la tradition orthodoxe établie à Constantinople au IVe siècle.Henri-Xavier Arquillière, « L’Augustinisme politique. Essai sur la Formation des théories politiques du Moyen-Âge », Librairie philosophique J. Vrin, 1972.
C’est pourquoi Constantin Leontiev (1831-1891), l’un des philosophes politiques russes les plus influents, définit l’essence de la Russie par le « byzantinisme » plutôt que simplement par l’orthodoxie. La Russie est l’héritière, non seulement du christianisme orthodoxe né à Constantinople, mais de la civilisation byzantine dans sa structure politico-religieuse. Le pouvoir byzantin avait une structure bicéphale, que les historiens occidentaux qualifient péjorativement de « césaropapisme », mais que les Byzantins définissait comme une symphonia, une collaboration harmonieuse (même si, évidemment, elle ne le fut pas toujours en pratique) ; l’autorité suprême en ce monde revient au basileus, qui est le protecteur de l’Église. Ce que Leontiev nomme le byzantinisme, c’est donc un autocratisme ou un despotisme éclairé et sanctifié par la religion du Christ. « De n’importe quel angle qu’on examine la vie et l’État de la Grande Russie, nous voyons que le byzantinisme, c’est-à-dire l’Église et le tsar, directement ou indirectement, pénètre profondément dans l’humus de notre organisme social ». La Russie n’est jamais autant elle-même que quand elle est dirigée par un tsar énergique et puissant, qui inspire la vénération. « L’État a toujours été plus fort chez nous, plus profond, plus élaboré, non seulement que l’aristocratie, mais même que la famille ». En effet, la Russie n’a jamais connu d’aristocratie comparable à celle de l’Europe, ou même de la Pologne. En Russie, les boyards fondent leur fierté non sur l’ancienneté et le prestige de leur lignée, mais sur le service du tsar.
L’attachement traditionnel de la Russie au byzantinisme a beaucoup à voir avec le sens de sa mission de récolter l’héritage de l’Empire romain d’Orient mortellement blessé par les brigades internationales du Pape sous le prétexte de libérer l’Orient de l’Islam, lorsque les croisés francs saccagèrent Constantinople en 1204. Cette blessure mortelle, dont Byzance ne se remettra jamais, les Occidentaux l’ont soigneusement refoulée de leur mémoire collective, mais les Russes l’ont gravée dans la leur. À cela s’est ajouté, dans le roman national russe, la victoire de leur saint et héros national Alexandre Nevski contre d’autres croisés en 1242. Comme le souligne Troubetskoï dans « The Legacy of Genghis Khan » (1925), l’identification de la Russie avec l’héritage byzantin a été approfondie lors de l’humiliation du joug tatar, tout en bénéficiant de la tolérance religieuse des khans :
« la Russie avait connu la Byzance orthodoxe bien avant le Joug tatar et qu’au temps du Joug la grandeur de Byzance s’éclipsait ; pourtant, c’est pendant la période de domination tatare que les idéologies d’État byzantines, qui n’avaient auparavant aucun attrait particulier en Russie, en sont venues à occuper une place centrale dans la conscience nationale russe. »
C’est pourquoi « Le centre du processus de renaissance intérieure était Moscou. Tous les phénomènes engendrés par le Joug tatar y ont résonné avec une force exceptionnelle. […] C’est également Moscou et la région de Moscou qui ont manifesté un intérêt particulier pour les idéologies d’État byzantines ».
Pour les Russes, les trahisons de l’Occident depuis le XIXe siècle, ne sont que la répétition d’un schéma qui a commencé avec la quatrième croisade. Tel est le message du film « La Chute d’un Empire – leçon de Byzance », produit par le père Tikhon Shevkunov, un proche de Poutine, et diffusé en janvier 2008 sur une chaîne russe gouvernementale. Dans le film, l’effondrement de l’Empire romain d’Orient est attribué aux oligarques corrompus et aux actions pernicieuses de l’Occident. L’histoire de Byzance est explicitement présentée comme un avertissement pour les dirigeants russes contemporains : ils sont exhortés à contenir les oligarques et à fortifier les remparts contre l’Occident, ou à faire face à la destruction. Comme je l’ai écrit dans un précédent article, nous, les Occidentaux, ne savons pas ce qu’est la Russie, parce que nous ne savons pas ce qu’est Byzance.
Le sens de la filiation avec Byzance a conduit, au XIXe siècle, au rêve russe de la reconquête de Constantinople, que les Russes appelait aussi Tsargrad. Catherine II, impératrice de toutes les Russies de 1762 à sa mort en 1796, avait espéré reconstruire l’Empire byzantin pour le léguer à son petit-fils au prénom prédestiné de Constantin. En 1877, Dostoïevski répétait à ses lecteurs : « Constantinople doit être à nous ».
« Constantinople doit être à nous, conquise par nous, les Russes, sur les Turcs, et rester à nous pour toujours. Elle doit nous appartenir à nous seuls et, en la possédant, nous pouvons, bien entendu, admettre en elle tous les Slaves et, en outre, tous ceux qui nous plaisent, sur la base la plus large ».
Il n’y a bien sûr aucun plan russe pour conquérir Istanbul aujourd’hui. Au contraire, des mesures sont prises pour une relation constructive à long terme entre ces deux civilisations, basée sur la reconnaissance mutuelle de leur héritage byzantin partagé. En fait, le byzantinisme, au sens large d’une alliance étroite entre l’État et l’Église, influence clairement Recep Erdoğan. Et bien sûr, l’Iran parcourt cette route depuis 1979. Quand à la Chine de Xi Jiping, elle réinjecte une bonne dose de Confusianisme dans son idéologie d’État. L’ordre mondial multipolaire émergent pourrait bien être une mosaïque byzantine.
Le byzantinisme est, en tout cas, le modèle de la Russie de Poutine, on pourrait l’appeler ilyinisme, mais c’est en fait la philosophie politique de tous les grands philosophes russes des deux derniers siècles, y compris Dostoïevski.
John Schindler, ancien professeur au U.S. Navy War College, a écrit dans un article de 2014 intitulé « Putinism and the anti-WEIRD Coalition », où lequel WEIRD signifie Western, Educated, Industrialized, Rich and Democratic (mais weird signifie aussi en anglais « bizarre », avec une connotation méprisante) :
« Le poutinisme est, pour une bonne part, inspiré par la vison d’Ilyin de l’orthodoxie et du nationalisme russe travaillant main dans la main, ce que ses partisans appellent symphonia, c’est-à-dire l’union de l’État et de l’Église dans le style byzantin, en contraste frappant avec les notions américaines de séparation de l’Église et de l’État. Bien que l’Église orthodoxe russe (EOR) ne soit pas de jure une Église d’État, elle fonctionne dans la pratique comme quelque chose de proche, jouissant d’une position privilégiée dans le pays et à l’étranger.
Poutine a expliqué le rôle central de l’EOR en déclarant que le « bouclier spirituel » de la Russie – c’est-à-dire sa résistance au post-modernisme fondée sur l’Église – est aussi important pour sa sécurité que son bouclier nucléaire. Pendant ce temps, les agences de sécurité du Kremlin ont également adopté publiquement l’orthodoxie, le FSB [Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie] épousant une doctrine de « sécurité spirituelle », qui se résume au fait pour l’EOR et les « services spéciaux » de travailler ensemble contre l’Occident et ses influences néfastes. »
Comme Schindler le note à juste titre, les Occidentaux qui sont horrifiés par le conservatisme réactionnaire de Poutine n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. C’est la croisade de l’Occident pour répandre les déviances sexuelles en tous genres qui, dialectiquement, pousse la Russie dans cette voie, et fait de la Russie un pôle d’attraction pour tous les peuples sains d’esprit. L’Occident est vraiment devenu le WEIRD du monde et a déjà perdu la bataille pour les esprits. Ne sous-estimons pas, toutefois, la difficulté du projet russe. Malgré les sommes colossales dépensées par l’État pour restaurer ou construire des églises flamboyantes, leur fréquentation reste faible, tandis que l’influence de l’individualisme et du consumérisme occidental reste très fort. L’histoire nous dira si le néo-byzantinisme de Poutine et de ses héritiers parviendra à fonder une civilisation durable.
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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