Mourir, c’est pour chacun la première et la seule fois. Peut-on alors réussir sa mort comme on fait tout pour réussir sa vie? Pourtant, ce n’est pas nous qui la réussirons. C’est elle qui ne nous ratera pas. Quel témoignage peuvent alors nous apporter celles qui se vouent à accompagner cette vulnérabilité extrême en servant la personne au plus bas d’elle-même ? Cynthia et Nisrine tenteront de nous dépeindre cet entredeux si mystérieux: l’une étant thanadoula et doula; l’autre, infirmière en soins palliatifs.
Les larmes annoncent souvent les premiers mots de vérité. «Oui, il y a un cri vers Dieu», assure Nisrine, me décrivant un visage révolté qui repose désormais en paix : «Pourquoi me laisses-tu mourir maintenant? Pourquoi pas plus tard? Je sais que je vais partir, mais je ne veux pas laisser mes filles. Elles ont toujours besoin de moi.» Ses filles étaient en larmes derrière lui. «Dieu n’est pas là», lui dit l’homme.
«On veut tous repousser la mort parce qu’on est des êtres vivants, des êtres en vie, qui luttent pour la vie. Si on ne lutte pas pour la vie, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche», souligne-t-elle.
«Quand la maladie est incurable et chronique, le fait de faire pencher la balance du côté de la qualité de vie (palliatif) est un signe d’attachement à la vie. Mais choisir un traitement sans lendemain est aussi un signe d’attachement! À chacun sa façon de lutter…»
«Je pense que ce serait un peu idéaliste de penser qu’aucun homme n’appréhenderait, pour le moins, cette idée de partir», rajoute Cynthia. «Où est-ce qu’on s’en va après?» Il y a un besoin d’appartenance et de sens à propos de cette question sans évidence! «On peut être croyant toute notre vie, mais avoir un doute à la fin. Et inversement! On n’en sait rien aujourd’hui. Mais on a tous ce besoin de donner un sens à nos souffrances physiques, psychologiques et même spirituelles… Je pense que c’est humain, après tout.»
Ecce homo: voici l’homme
Vivant n’a qu’un vrai synonyme: mortel. «En l’espace de 10 jours, j’ai vu ma maman partir, et ma filleule naitre dans la nuit des funérailles de sa grand-mère», raconte Cynthia. C’est alors qu’elle partage une de ses expériences les plus marquantes:
«J’étais enceinte de cinq semaines à l’heure où j’accompagnais des parents qui ont dû vivre l’accouchement de leur bébé décédé à 28 semaines de grossesse. Portant la vie, j’accompagnais la mort. On a bercé la petite ensemble… autant eux, que moi. On était en union dans cette chambre-là. Le cycle de la vie se cristallisait en l’espace d’un instant: tout était dans la même pièce. Parfois, il y a plein de fins de vie dans une naissance. Et parfois, plein de débuts de vie dans une fin.»
De son côté, Nisrine dépeint le portrait d’une malade qui croquait la vie à pleines dents jusqu’au dernier instant:
«Elle avait demandé d’être admise en palliatifs. Pourtant, elle recherchait toujours l’infime possibilité de sa guérison. Malgré un sourire inoubliable, elle était en colère contre elle-même, contre la maladie, contre Dieu… Mais elle a fait tout un cheminement! Elle est passée d’une personne très révoltée à quelqu’un qui a accepté le défi de vivre un dernier temps de qualité avec sa famille, sans pour autant savoir combien il lui restait.
Alors qu’elle ne pouvait plus manger à son aise, elle a gardé le rituel d’un café et d’une cigarette avec ses filles chaque petit matin… Elle s’était affaiblie petit à petit. Mais je n’oublierai jamais son sourire. Inconsciente, le visage très serein, elle était partie… On n’a pas eu besoin d’une dose plus importante en médicaments pour que sa mort se passe paisiblement. Elle avait déjà embrassé la paix.»
On nait tous les poings fermés. Il nous faudra toute une vie pour apprendre à les ouvrir. Et en ouvrant les mains, nous prenons la forme d’une croix.
Passer la nuit, la traverser
Pour s’abandonner ainsi, il faut être passé par la nuit longue et périlleuse d’une lutte avec soi-même et avec un Autre. À l’heure où le temps presse et qu’un voyage nous empresse, comment passer de «Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» à «Père, je m’abandonne entre tes mains» (Lc 23,46)? La fin de vie incarne la souffrance particulière de l’abandon de tout, et de tous. On ne fait ce voyage qu’en solitaire. Et si je disparais demain, ma vie en aura-t-elle valu la peine? Si seulement… Peut-être… Qu’en sais-je?
«On meurt comme on a vécu, estime Cynthia. Faire un bilan de vie pourrait favoriser un lâcher-prise, car cela permettrait de prendre conscience du beau dans sa vie, tout en affrontant le lourd qui traine encore dans son sac à dos. Mais il y a des gens pour qui la vie a été si misérable que je les invite à faire un dernier projet de vie en investissant le peu d’énergie qui leur reste pour donner un sens à leurs derniers jours: écrire une lettre à des amis, par exemple, tourner des capsules vidéos que l’on pourrait adresser au premier anniversaire de cet enfant en gestation qu’on n’aurait pas eu le temps de rencontrer… Après tout, il est bien difficile d’attendre une mort certaine. Un projet de vie peut être aussi simple que de transformer sa chambre d’hôpital en un environnement personnel. On n’est pas obligé de mourir dans une chambre grisâtre : sans photos, sans musique et sans âme.»
En somme, traverser la nuit en rétablissant un peu de vie à la mort.
«Lâche-moi, car l’aurore s’est levée»
Jacob répondit: «Je ne te laisserai pas partir si tu ne me bénis pas» (Gn 32,27). Et il s’en va en recevant un nom et une bénédiction, c’est-à-dire une voix qui dit du bien de lui malgré ses filouteries…
Se contenter d’un bilan de vie face à la mort implique le risque de devenir son propre juge. Or, on a tous besoin de la parole d’un autre pour renaitre à soi-même. Dieu prend en charge l’histoire même de nos échecs, et cette bénédiction passe en premier par une présence habitée: «Être présent jusqu’à ce que la Présence soit là», se livre Nisrine. Permettre à autrui de se comprendre comme un être précieux, unique, comme une personne aimée, malgré tout.
Mais comment l’accompagner dans sa traversée vers ce lieu qu’on ignore soi-même? «Face au mystère de la mort, souligne-t-elle, j’ai appris à faire silence.» Parfois, la personne ne recherche pas des réponses immédiates, mais simplement l’espace d’une écoute capable de féconder l’amour qu’elle recherche.
Accompagner n’est autre que «manger son pain avec quelqu’un» (du latin, cum panis), comme les deux pèlerins d’Emmaüs qui, faisant route ensemble, recherchaient un peu de pain loin de Jérusalem, lieu de mort et de résurrection. Or, Jésus lui-même marchait avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaitre. Certitude et ébranlement qu’est cet accompagnement. Mais «ayant pris le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, le leur donna…»
«Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent»
«Ma mission, c’est peut-être d’accoucher cette prise de conscience de notre vulnérabilité», dénote Cynthia. «À un moment donné, je serai à leur place, se confie Nisrine. Penser de la sorte me permet de relire ma vie, de relativiser. Les choix que je pose me permettent-ils vraiment d’être passeuse de vie là où je suis? Ma mission? C’est être avec la personne au plus bas de sa vie, c’est lui laver les pieds… et les pieds, c’est ce qu’il y a de plus sale dans une vie.»
L’accompagnant devient ainsi le témoin ultime du pèlerinage d’un inconnu qui achève son parcours sur terre pour peut-être le poursuivre ailleurs. Mais la vie éternelle n’est-elle pas en somme déjà là? «Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra. Celui qui vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela?» (Jn 11,25-26)
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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