J’ai passé la dernière année aux États-Unis, où j’ai vu à l’œuvre une pensée en émergence, profondément critique du libéralisme et enracinée dans la tradition du catholicisme politique. Sa richesse et sa diversité a quelque chose, pour un catholique québécois, de profondément étonnant. Pour m’aider à rendre compte de ce «mouvement postlibéral», j’ai échangé avec Patrick Deneen, professeur de sciences politiques à l’université Notre-Dame et célèbre auteur du livre Pourquoi le libéralisme a échoué.
Les années que nous connaissons sont des années de crise profonde. Une série d’évènements bien connue – le Brexit, l’élection de Donald Trump, la pandémie de COVID-19, le conflit russo-ukrainien, pour ne nommer que ceux-là – a été le catalyseur d’importantes transformations. L’un des aspects les plus significatifs de cette crise, sinon son aspect central, est une profonde remise en question du libéralisme, principe structurant de nos sociétés.
Pour Deneen, le mouvement postlibéral, sur le plan intellectuel dont il est ici question, est à la remorque des crises politiques vécues en Occident: «Il s’agit, en un sens, d’une tentative de donner voix à un ensemble de phénomènes politiques et, en fin de compte, de leur fournir une sorte de cadre philosophique. Nous espérons guider, diriger et développer ce phénomène politique.»
Si la crise du libéralisme est vécue aux États-Unis plus fortement qu’ailleurs, c’est aussi là qu’émergent les réponses les plus originales, les plus intéressantes et parfois les plus choquantes.
Et ces réponses sont souvent le fait d’intellectuels catholiques.
«Cette influence démesurée n’est pas une coïncidence ou un accident. C’est en fait un groupe de penseurs catholiques qui avancent ces arguments. Mais ces arguments ne sont pas destinés, et ne devraient pas être limités, à un public catholique. Il me semble que, dans la mesure où il y a un public, et même un appétit pour ces arguments, cela a à voir avec l’affirmation des vérités qui les sous-tendent, qui sont perceptibles pour toute personne rationnelle de bonne volonté», m’indique le penseur américain.
Le mouvement postlibéral fait cependant l’objet de critiques l’accusant de radicalisme. Patrick Deneen soutient pourtant que la mouvance intellectuelle qu’il représente met de l’avant des propositions relevant du sens commun, qui faisaient consensus il y a peu de temps.
«Mais maintenant, dit-il, il faut l’articuler à un niveau de conscience plus élevé et le développer en tant que projet politique, en réponse à un monde qui a manifestement rejeté ce fondement. Je pense que c’est en fait beaucoup moins radical et révolutionnaire que ce que certaines personnes semblent penser. Il s’agit simplement de réaffirmer ce que l’Occident a connu pendant la plus grande partie de son histoire, même si nous l’avons démantelé et enterré en l’espace de quelques décennies.»
Qu’est-ce que le libéralisme ?
«Une philosophie politique conçue il y a environ 500 ans, et mise en œuvre à la naissance des États-Unis près de 250 ans plus tard, faisait le pari que la société politique pouvait être fondée sur une base différente. Elle concevait les êtres humains comme des individus dotés de droits qui pouvaient façonner et poursuivre leur propre version de la bonne vie. La meilleure façon d’accéder à la liberté était d’avoir un gouvernement limité qui se consacrait à la “protection des droits”, ainsi qu’un système économique de marché libre qui laissait de la place à l’initiative et à l’ambition individuelles. La légitimité politique était fondée sur une croyance partagée en un “contrat social” originel auquel même les nouveaux arrivants pouvaient souscrire, ratifié en permanence par des élections libres et équitables de représentants responsables. Un gouvernement limité mais efficace, la primauté du droit, un pouvoir judiciaire indépendant, des fonctionnaires redevables et des élections libres et équitables étaient quelques-unes des caractéristiques de cet ordre ascendant et, selon toute évidence, un pari follement réussi.»
– Patrick Deneen, Pourquoi le libéralisme a échoué, 2019, p. 1-2 (traduction libre).
Un mouvement et sa diversité
Il n’est pas évident pour moi qu’il y ait une véritable unité dans le mouvement postlibéral. Il me semble plus juste de dire que la crise du libéralisme a été le contexte d’émergence et d’énonciation d’une diversité de réponses. Deneen est d’un autre avis.
Pour lui, le mouvement est caractérisé par un degré significatif d’unité dans au moins trois grands domaines d’action particuliers: une politique sociale favorisant le mariage traditionnel et la procréation par des mesures de soutien vigoureuses; une politique économique au service du bien commun, visant notamment la déconstruction des monopoles et la lutte contre les inégalités excessives; et une politique étrangère qui rejette le militarisme agressif. À cela s’ajoute, pour le penseur, une certaine complémentarité entre différentes stratégies politiques.
Ainsi, pour Deneen, on ne saurait réduire le mouvement postlibéral à la critique ni le décrire comme désuni:
«Je pense que, dans ces trois domaines, au sens large, la politique sociale, la politique économique et la politique étrangère, il y a en fait un accord assez large ainsi qu’un projet positif perceptible qui va au-delà de la simple critique.»
Il apparait clair que, dans leur quête d’influence politique réelle, les postlibéraux sont capables d’une certaine concertation. Il m’a semblé par ailleurs que les différentes tendances intellectuelles chrétiennes qui influent sur cette démarche demeurent habitées par des caractéristiques difficiles à réconcilier. J’ai donc voulu le questionner davantage sur ces différentes tendances idéologiques.
Quatre perspectives
Le commentateur catholique américain Ross Douthat, dans un article publié dans le magazine américain First Things, a identifié quatre groupes d’idées politiques chrétiennes, le plus souvent catholiques, proliférant dans ce contexte: les populistes, les bénédictins, les intégralistes et ce que j’appellerai les traditionalistes de gauche. Je ne m’y enferme pas, d’autant que ces catégories se recoupent dans le concret de la réalité politique, mais je trouve sa typologie utile pour interpréter les différentes critiques du libéralisme.
1- Les populistes
Les populistes ont souvent mis leur foi en la personne de Donald Trump, ou du moins, parfois sans lui, ils espèrent trouver des réponses dans le cadre d’une politique renouvelée, notamment sur les questions relatives à l’économie et l’immigration, qui soit en un sens critique des dérives du libéralisme sans pour autant le remettre fondamentalement en cause.
2- Les «bénédictins»
Les «bénédictins» sont ceux qui, suivant en particulier l’inspiration de l’orthodoxe Rod Dreher, font la promotion du développement de communautés chrétiennes intentionnelles, cultivant une certaine distance par rapport aux errements de la société américaine contemporaine. Peu confiants dans la capacité du christianisme à se reconstituer comme une force sociale suffisamment significative pour avoir un impact sur les grandes orientations du monde commun, profondément inquiets des tendances récentes de la gauche «éveillée», les «bénédictins» cherchent à se former un abri, tout en se préparant à des persécutions de diverses formes, qu’ils attendent.
Si Dreher, auteur du Pari bénédictin, résiste à une analyse trop carrée qui réduirait sa position à celle d’un divorce avec le monde, incompatible avec l’impératif évangélique, il est clair que pour lui les chrétiens, pour vivre d’une foi riche, pleine et authentique, ont tout intérêt à s’insérer dans un réseau plus ou moins formel de relations qui consolident la pratique religieuse dans toutes les dimensions de la vie.
Dans Résister au mensonge, Dreher a approfondi et poussé son analyse. Il avance que l’émergence d’une gauche illibérale soutenue par les élites de la société américaine fait présager sur les chrétiens le spectre de la persécution.
L’option de Dreher n’est pas sans failles ni incohérences, en cela qu’elle peut aisément conduire au repli identitaire, et qu’en un sens profond elle est dépendante, pour se déployer, d’un État libéral tolérant dont l’idéologie et les mécanismes lui répugnent, et qui lui-même va, selon le diagnostic posé par les postlibéraux, en s’affaiblissant.
Pour Deneen, le commentateur orthodoxe aurait cheminé depuis vers une critique plus directe du libéralisme classique, qui se traduit notamment par un discours positif à l’égard de la politique illibérale de l’homme d’État hongrois Viktor Orban, mais qui demeurerait en tension, notamment en raison d’un discours différencié dans le contexte américain: «Il faudrait demander à Rod comment il gère la dissonance cognitive dont il semble faire preuve aujourd’hui, et pourquoi ce qui est bon et justifié dans une forme politique beaucoup plus robuste en Hongrie devrait être évité aux États-Unis.»
La dureté des mots de Deneen traduit la vigueur de son rejet du libéralisme: «Le libéralisme classique a effectivement contrôlé une grande partie de la droite au cours des cinquante dernières années. Qu’est-ce que cela nous a apporté? Je ne crois pas que le libéralisme classique puisse nous sauver. En fait, je suis plus persuadé que jamais qu’avec le mécontentement politique, combiné à une articulation puissante d’une solution de rechange, il existe une réelle possibilité d’un avenir politique très différent.»
3- Les intégralistes
Attachés à une compréhension catholique traditionnelle du rapport entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel – le premier subordonné au second –, les intégralistes espèrent à terme changer fondamentalement la trajectoire de la société. À qui les accule à la réalité concrète de la vie politique à notre époque, ils répondent en invoquant la nécessité d’une «imagination politique» revitalisée.
Au libéralisme, les intégralistes opposent une mise en œuvre tendanciellement intégrale de la doctrine sociale de l’Église, de la philosophie politique catholique, avec une insistance spécifique sur la primauté du bien commun. Plus ou moins conscients des limites pratiques à la réalisation de leur projet, ils reconnaissent généralement que les circonstances historiques, morales et politiques ont un impact bien réel sur son degré de faisabilité.
Cependant, ils avancent que – si, en effet, la fin de la politique telle qu’ils la conçoivent n’est pas en propre l’émergence d’une utopie chrétienne – tout ce qui est possible doit être fait afin de poursuivre la fin dernière de l’homme, le salut, dans l’ordre politique consacré au bien commun.
L’émergence de l’intégralisme dans le contexte social et politique américain doit beaucoup à un certain nombre d’initiatives, à l’origine plutôt confidentielles, qui en sont venues à percoler dans une partie du mouvement conservateur après l’éclatement de ce que plusieurs ont appelé le consensus mort, qui avait associé intimement le libéralisme et le conservatisme dans un contexte marqué par la lutte anticommuniste. Cet éclatement, nous l’avons dit, est matérialisé par l’élection de Donald Trump, qui rejette, du moins lorsqu’il s’exprime en des termes plus systématiques, cet héritage.
Parmi les initiatives en question, il convient de commencer par faire mention du blogue The Josias, notamment animé par le père cistercien Edmund Waldstein, moine de l’abbaye de Heiligenkreuz en Autriche et chargé de cours en théologie morale à l’Université théologique et philosophique Benoît XVI, dans la même ville.
Véritable pavé dans la mare, The Josias comprend des écrits originaux de Waldstein et d’autres, ainsi que la réédition de textes plus anciens. Tout récemment d’ailleurs, le deuxième volume d’une sélection d’essais sur la famille, la cité et l’État issus de ce blogue a fait l’objet d’une publication sous forme de livre, bien reçue dans certains milieux.
On se surprend de l’importance relative des penseurs québécois dans cette démarche. Des figures comme Henri Grenier, ou encore Charles de Koninck, qui ont été au 20e siècle des animateurs du thomisme de Laval, exercent une influence considérable sur le nouvel intégralisme américain. Cela s’explique en partie par le rôle qu’ils ont joué à l’époque dans une controverse intellectuelle d’envergure internationale les opposant notamment à Jacques Maritain et au courant personnaliste qui émergeait alors dans la pensée politique catholique continentale.
Waldstein est allé récemment jusqu’à présenter le courant intégraliste émergent sous le signe de l’héritage, eu égard à ces penseurs aujourd’hui presque oubliés au Québec. Il se propose en quelque sorte de redonner vie à leur pensée et celle d’autres, après ce qui, pour lui, semble être l’échec de l’approche personnaliste et de la vision de Maritain.
D’autres, comme le frère dominicain anglais Thomas Crean et le théologien Alan Fimister, ont contribué à la promotion de l’intégralisme par la conception d’un ouvrage de synthèse intitulé Integralism: A Manual of Political Philosophy. Comme le titre l’indique, les auteurs soutiennent que l’intégralisme, tel qu’ils le conçoivent, est un vocable utilisé pour désigner une philosophie politique fidèle à l’enseignement de l’Église, avec une forte influence aristotélo-thomiste.
On dira qu’après tout, ces ouvrages sont peu lus, peu connus, et qu’il est difficile de voir à l’œuvre une authentique renaissance intellectuelle dans la publication de quelques bouquins au lectorat confidentiel. Les dernières années ont pourtant vu des figures nettement plus influentes, comme le chroniqueur Sohrab Ahmari, s’associer au courant intégraliste en lui donnant une voix nettement plus porteuse. On pourrait également citer l’éminent juriste Adrian Vermeule, professeur de droit à l’Université Harvard, par ailleurs commentateur influent des thèses de Patrick Deneen, parmi les figures qui contribuent à donner à ce mouvement sa crédibilité.
Pour Deneen, qui ne se définit pas comme intégraliste, mais qui se reconnait certaines affinités, ce mouvement représente un aspect minoritaire dont le propos est, pour l’essentiel, de travailler la question spécifiquement catholique de la relation entre l’Église et le libéralisme: «C’est un défi particulier, et je pense qu’il est essentiel, au sein du catholicisme. Je pense que le catholicisme a encore beaucoup de défis non résolus en ce qui concerne sa relation avec l’ordre libéral. Je pense que l’Église continuera à réfléchir aux signes des temps, à mesure que le développement du libéralisme devient de plus en plus apparent, à mesure que ses caractéristiques fondamentales deviennent de plus en plus évidentes.»
4- Le traditionalisme de gauche
La quatrième source de renouvèlement de la pensée politique chrétienne se trouve dans une régénérescence du catholicisme social sous la forme d’un traditionalisme de gauche, notamment associé au distributisme de G. K. Chesterton et d’Hilaire Belloc, ainsi qu’au développement plus récent de l’écologie intégrale dans l’univers intellectuel catholique, auquel d’ailleurs l’actuel souverain pontife a donné une impulsion significative.
La gauche chrétienne et la droite postmoderne ont beaucoup en commun dans la lutte contre les effets désastreux sur le plan écologique et social du libéralisme économique.
Ce courant est caractérisé par un rejet radical des formes modernes du pouvoir étatique, un attachement à certaines formes de la théologie de la libération et, dans certains cas, un socialisme revendiqué.
Pour Deneen, «la gauche chrétienne et la droite postmoderne ont beaucoup en commun» dans le domaine de «la lutte contre les inégalités économiques injustes évidentes», ainsi que, pourrait-on dire de manière plus générale, dans la lutte contre les effets désastreux sur le plan écologique et social du libéralisme économique.
Parfois présent dans certains milieux associés au Catholic Worker Movement, fondé par Dorothy Day et Peter Maurin, le traditionalisme de gauche promeut notamment l’émergence d’une vie chrétienne profondément communautaire, la mise en commun volontaire des moyens de production, la pratique de travaux manuels, la petite propriété et dans certains cas une économie de subsistance agricole.
Jusqu’à récemment, le traditionalisme de gauche était notamment incarné par Tradistae, une œuvre du Catholic Worker Movement, dont le principal artisan, Sean Domencic, collabore aujourd’hui avec New Polity, un magazine consacré à la pensée postlibérale qui compte parmi les membres de son comité éditorial notre compagnon de route, Patrick Deneen. Avec Marc Barnes, rédacteur chez New Polity, Domencic est l’auteur d’un Manifeste pour un nouveau traditionalisme enraciné dans l’héritage du concile Vatican II.
Poursuivre le bien commun
L’effritement de la modernité libérale et l’éclatement idéologique qui en découle ouvrent les portes à l’émergence d’un altermondialisme nouveau genre, dont les perspectives sont aussi diverses qu’étonnantes, parfois préoccupantes.
Si cette modernité venait effectivement à passer, que nous restera-t-il? Les temps qui viennent seront-ils propices, ou plutôt hostiles, à la renaissance des idées politiques catholiques? Quelle mode d’organisation sociale sera-t-il, dans un avenir proche, le plus favorable à la cultivation et à la propagation de la foi?
Poser ce genre de question dans le contexte québécois peut nous sembler absurde. Simplement absurde, voire dangereux. On dira aussi qu’il s’agit là de diversions qui nous écartent de l’essentiel. Il y a peu de temps, il en était de même au sud de la frontière.
Tout n’est pas bon dans ces débats, qui demeurent marqués par des lignes de fractures souterraines qui nous sont étrangères. Mais en prendre connaissance, c’est aussi réaliser que l’Église et la foi embrassent l’ensemble des réalités humaines, qu’elles s’intéressent au bien commun, qu’il y a souvent plusieurs moyens de le poursuivre.
Et que l’avenir, nul ne le connait: «Cela peut sembler impensable de là où nous sommes aujourd’hui, et nous pouvons donc être pessimistes. Mais en vingt ans, nous le savons, beaucoup de choses peuvent changer. On accorde trop de crédit au sentiment d’inéluctabilité. On peut travailler à un avenir politique très différent», m’a dit Deneen.
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