Des racines en partage: entretien entre une juive et un chrétien

Des racines en partage: entretien entre une juive et un chrétien

Sociologue, conférencière, auteure et dramaturge, Sonia Sarah Lipsyc est également chercheuse associée à l’Institut d’études juives de l’Université Concordia et fondatrice de ORA-Connaissance du judaïsme. Dans ses colonnes Web, Le Verbe lui a souvent demandé de puiser dans les trésors de son héritage juif pour éclairer notre monde contemporain.

Rédacteur en chef pour Le Verbe médias et animateur de l’émission On n’est pas du monde, Antoine Malenfant est diplômé en sociologie et en langues modernes.

Antoine Malenfant: Chère Sonia, vous le savez, dès notre premier échange, il y a déjà quelques années, nous avions convenu qu’un jour, nous prendrions le temps d’échanger sur les grandeurs et les défis du beau dialogue fraternel entre juifs et catholiques. Ce dossier sur la communion était le prétexte doré pour faire advenir ce jour.

Pour ma part, j’ai eu l’heur de découvrir quelques parcelles de la richesse dont le peuple juif est porteur lors d’un pèlerinage en Terre sainte, alors que je n’avais qu’une petite quinzaine d’années. Déjà, un héritage immense se montrait à moi: l’importance capitale de la lignée et de la terre, comme la promesse faite à Abraham, demeure intacte dans les siècles chez les enfants du Père de la foi.

Si l’on fait abstraction des dérives du sentiment patriotique (dont Israël n’a certes pas le monopole!), cette certitude, cette foi profonde que le Seigneur, dans son plan d’amour, nous veut ici (lieu) et maintenant (lignée et rôle dans l’histoire), m’avait alors rejoint et me porte encore. Je crois savoir que, de votre côté aussi, votre contact avec le monde chrétien et votre engagement dans le dialogue ne datent pas d’hier.

Sonia Sarah Lipsyc: En effet, par un concours de circonstances, j’ai fait ma terminale dans une école privée catholique, Sainte-Clotilde, tenue principalement par des sœurs, à Strasbourg. On y trouvait alors les filles des bonnes familles catholiques, les enfants de militaires, les réprouvées pour des raisons diverses des autres écoles et celles qui, habitant le quartier, préféraient se rendre dans cet établissement. J’y ai noué des liens d’amitié notamment avec une amie qui m’avait invitée chez elle à Noël aux Pays-Bas. J’y ai découvert cette lumière si particulière, claire-obscure, propre à ce pays et aussi… la messe de minuit, et cette famille, en retour, découvrait en moi une jeune fille très attachée à son identité juive.

J’ai grandi en Alsace, en France, région sous régime concordataire, qui accorde un statut particulier aux religions, puisque certains officiants sont payés par l’État, et qui accueille de longue date un côtoiement de plusieurs cultes. J’ai toujours su que j’évoluais dans une Europe où le patrimoine judéo-chrétien était important, et ce double héritage ne devait pas s’oublier. Strasbourg possède également une faculté de théologie, et j’adorais travailler dans la bibliothèque feutrée de cet institut.

C’est là que j’ai découvert les livres d’une auteure québécoise très impliquée dans sa foi chrétienne et sensible au judaïsme: Aldina da Silva. Je m’étais jointe à un groupe œcuménique d’étude universitaire et nous avions travaillé sur ce texte magnifique et ô combien humain des Psaumes de David, dont je ne me lasse pas. On m’a alors proposé un contrat comme chercheuse à la Faculté catholique de théologie de Louvain-la-Neuve (Belgique). J’ai poursuivi là-bas ma recherche sur l’herméneutique et l’éthique dans le judaïsme.

Mon premier ouvrage, sur un tout autre sujet, a d’ailleurs été publié aux éditions du Cerf, dirigées par les Dominicains, qui avaient créé des collections dédiées à la culture juive. Cette connaissance progressive et amicale du monde chrétien et de son évolution m’a donné le gout de m’impliquer dans le dialogue. À Montréal, il m’est arrivé de donner des conférences dans le groupe de dialogue judéo-chrétien dirigé par Thérèse Klein et Louis Charbonneau. Et surtout, j’interviens régulièrement au sein d’un groupe d’étudiants, la Bande FM, en conviant des amis juifs à se joindre à moi. Et puis, il y a mes articles pour votre média!

La révolution Nostra aetate

A. M.: Dans les Actes du concile Vatican II, publiés en 1966, une section discrète, mais fondamentale pour la relation entre chrétiens et juifs, s’intitule Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, aussi connue sous le nom Nostra aetate. Les Pères conciliaires tenaient à y rappeler les mots de l’apôtre Paul, lui-même juif pharisien, au sujet de ses frères «à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, le culte, les promesses et les patriarches, et de qui est né, selon la chair, le Christ» (Rm 9, 4-5). On est loin des accusations antiques envers les Juifs comme peuple déicide! Ce texte marque un tournant, d’après vous, dans les relations entre nos peuples?

S. S. L.: Un tournant? Une révolution, vous voulez dire! Enfin, au bout de deux-mille ans et au lendemain de la Shoah, l’Église s’interrogeait sur cet «enseignement du mépris» – comme le nommait Jules Isaac, l’un des artisans et précurseurs de ce dialogue judéo-chrétien – à l’encontre des Juifs et du judaïsme. Il rencontra à ce sujet le pape Jean XXIII, qui mis en blanle en 1962-1963, peu avant de mourir en fait, le concile Vatican II, lequel aboutira à la déclaration de Nostra aetate comportant ce paragraphe sur les liens de l’Église avec le judaïsme. Initiative qui suscite jusqu’à maintenant un sentiment d’amitié des juifs pour ce pape ainsi qu’une reconnaissance à son égard.

En substance, de quoi s’agit-il dans ce texte? Permettez-moi de le dire avec mes mots, en m’appuyant également sur des développements ultérieurs, au fil des ans, dans le cadre d’autres actes et déclarations de l’Église catholique

Tu aimeras le Seigneur, l’unique, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces

Évidemment, j’ai reçu ces prières de l’Église, mais tout cela a été passé par le peuple du «Passage» (Pessa’h, Pâque). Ce ne sont là que quelques-uns des points qui unissent nos deux traditions, mais la liste pourrait s’allonger, certainement, jusqu’aux nombreux liens liturgiquesce sujet. Mais elle représente un héritage commun précieux.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial de mars 2022. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

En ce qui concerne nos différences, il y a d’abord et avant tout le fait que, si les juifs reconnaissent Jésus comme l’un des leurs, ils ne le considèrent ni comme le Fils de Dieu ni comme le messie. Je ne voudrais, bien sûr, ici, heurter personne… mais répondre franchement à votre question. Le christianisme a traduit ce refus des juifs comme un aveuglement.

L’autre point qui me vient à l’esprit – et que le lecteur nous pardonne l’aspect succinct de ces réponses –, c’est la notion de salut. Pour le judaïsme, il y a une acceptation de chaque démarche spirituelle et de l’accès au salut de la personne qui l’incarne, à condition que son cheminement respecte les commandements dits des enfants de Noé, qui sont, selon le Talmud, peu ou prou, les dix commandements. Il n’y a donc pas de nécessité de convertir autrui, mais au contraire de le respecter dans ses choix, car chacun participe au tikoun (réparation) et à la rédemption de ce monde. Il y a une attention à cet égard, parfois même un accompagnement.

Or, en fin de compte, tout se passe comme si chacun usait de son instrument dans un seul et même orchestre en se tournant vers le même chef.

Pour la suite du chemin

A. M.: Nous avons pu le constater, au cours des cinquante dernières années, des progrès extrêmement réjouissants ont été réalisés dans le dialogue judéo-chrétien. Toutefois, la tentation serait grande de s’en tenir à ces gains sans poursuivre les remises en question de part et d’autre. Je pense notamment, du côté chrétien, à certains courants qui, même minoritaires, réussissent à répandre leur fiel antisémiteà la moindre occasion. Leur condamnation, même si elle est nécessaire, ne pourrait suffire: elle doit aussi, je pense, s’accompagner d’une mise en exergue des points de convergence avec le peuple juif et d’une valorisation sans cesse renouvelée des richesses que nos traditions partagent.

S. S. L.: Oui, ce qui reste à faire, d’un point de vue tant chrétien que juif, est intimement interrelié.

Du point de vue juif, il faut encore surmonter la méfiance et le traumatisme de siècles d’antijudaïsme et d’antisémitisme, qui se sont traduits par des massacres tout le long de l’histoire au nom même d’une religion chrétienne qui prônait l’amour du prochain… On ne rappellera d’ailleurs jamais assez que le fait «d’aimer son prochain comme soi-même», tel que l’incarnait Jésus, est un verset tiré du Lévitique (19,18). Mais, même s’il y a eu le silence complice de nombreux chrétiens durant la Shoah, il y en a eu d’autres (ecclésiastiques, congrégations de sœurs, anonymes) qui ont risqué leur vie pour sauver des juifs. Nous les nommons les «Justes des Nations» et notre reconnaissance est réelle.

De plus, la crainte d’un prosélytisme caché ou ouvert habite également la conscience juive. Il faut savoir l’apaiser. Pour ma part, je crois qu’il faut – comme plaide Armand Abécassis, un penseur juif contemporain qui connait très bien les Évangiles – organiser des études en commun qui se pencheront sur nos sources réciproques. À la fois une manière de se rendre compte des sources hébraïques du Second Testament, de prendre connaissance de l’esprit talmudique et de faire plus ample connaissance avec la démarche et les valeurs chrétiennes. J’ajoute également qu’il est important que le monde juif se rende compte de tout le chemin que l’Église a accompli à l’égard du judaïsme et prenne acte de cette révolution toujours en marche.

Du point de vue chrétien, vous l’avez relevé, le combat contre l’antisémitisme et l’ignorance doit être constant parce que ça demeure une éducation permanente. Il implique également un point de vue plus équitable sur le conflit du Proche-Orient, car Israël est trop souvent pris à partie. Il faut avoir conscience du narratif des différentes parties en présence sans penser que l’on est dans un film en noir et blanc.

Il serait souhaitable de multiplier les initiatives, les causeries entre personnes de bonne volonté, la visite dans les synagogues, les études en commun. Respecter nos différences déjà dans les termes que nous utilisons. Parlons-nous de la même chose lorsque nous énonçons, par exemple, le mot «foi»? En hébreu, il se dit emouna, et l’une de ses racines est «fidélité». Avoir la foi, pour un Juif, c’est d’abord être fidèle à une transmission millénaire de textes, de rites, de commandements et d’actes.

J’aimerais, pour finir, citer cette phrase de mon maitre, le rabbin Léon Askénazi (bénie soit sa mémoire), qui fut très engagé dans le dialogue judéo-chrétien, un dialogue qu’il voyait et souhaitait fraternel: «Les mains des hommes ne pourront jamais se superposer: pas plus que la main droite ne coïncide avec la main gauche. Elles peuvent en tout cas s’étreindre

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