Il admire René Lévesque entre tous les premiers ministres, mais n’est pas (plus) souverainiste. Le mot « fédéraliste » ne passe pas dans sa gorge, contrairement à un Robert Bourassa ou un Jean Lesage.
Comment définir le nationalisme de François Legault, qui explique une partie de son succès ?
Quelques mois après la quatrième élection de Maurice Duplessis, en 1952, son ami Camillien Houde lui écrit. « Les campagnes aiment ta politique, et les villes moins », opine diplomatiquement le maire de Montréal.
Car même quand il balayait le Québec, Duplessis rencontrait des bastions de résistance à Montréal et à Québec.
Soixante-dix ans plus tard, François Legault pourrait se reconnaître dans cette analyse. Les régions aiment sa politique, Montréal et le centre de Québec, moins. Pourquoi ?
On ne peut pas résumer des élections générales à la seule question nationale, et les gens ne votent pas à l’unanimité, ni à Montréal ni à Alma. La CAQ est devenue le parti de l’économie et de la stabilité, comme jadis le Parti libéral. N’empêche : François Legault a bricolé une sorte de nationalisme qui colle à l’air du temps et a dépossédé les deux « vieux partis » de leurs fiefs, remportant souvent plus de la moitié des suffrages dans les circonscriptions.
On pourrait appeler ça un nationalisme néoconservateur, une sorte de remouture de celui de l’Union nationale, justement, qui a gouverné le Québec de 1936 à 1939, et de 1944 jusqu’à la mort de Duplessis en 1959 ; puis de 1966 à 1970, avant de disparaître tranquillement.
Non, François Legault n’est pas « duplessiste ». L’adjectif, péjoratif, est devenu une véritable insulte. Elle évoque un autoritarisme catholique passéiste et la corruption politique.
Je ne parle pas de ça.
Disons plutôt que le premier ministre actuel est… duplessien. François Legault est un « autonomiste » nouveau genre : il ne veut pas faire éclater le cadre fédéral, mais réclame d’Ottawa plus de pouvoirs pour ce qu’il présente comme des enjeux existentiels pour la nation québécoise.
Les références culturelles ont changé, mais Legault puise dans le même fonds nationaliste conservateur. Au sens littéral : il veut des maisons bleues pour conserver la culture (l’âme ?) québécoise, comme s’il craignait de la voir se diluer dans un monde cosmopolite, déraciné.
Son nationalisme identitaire apporte des réponses aux inquiétudes « nationales » ambiantes : menaces linguistiques, immigration, religions minoritaires…
Mais quand on fouille dans le manuel politique de Duplessis, on est frappé des correspondances entre les deux premiers ministres.
Duplessis n’a pas gouverné si longtemps pour rien ; son nationalisme catholique était en phase avec celui de la majorité — très différent de celui de Lesage qui allait lui succéder.
Les mots ont changé, les adversaires aussi. Mais les batailles autonomistes de Duplessis ont l’air d’un canevas pour François Legault et Simon Jolin-Barrette.
Maurice Duplessis n’avait aucun problème avec les signes religieux ostentatoires, puisque l’Église catholique était partout dans les écoles, avec ses enseignants équipés de soutanes, de robes et de cornettes.
Son combat était contre les Témoins de Jéhovah, qui menaient une campagne agressive contre l’Église catholique. Pour les empêcher de distribuer leur propagande, on exigeait qu’ils obtiennent un permis — qui leur était refusé. Plusieurs étaient arrêtés et emprisonnés.
Un restaurateur de la rue Crescent, Frank Roncarelli, payait systématiquement la caution des accusés à la cour municipale, ce qui enrageait le clergé et Duplessis. Celui-ci a fait annuler le permis d’alcool de Roncarelli, la police a saisi ses bouteilles, et il a été ruiné.
Des journaux anglophones, à Montréal et à Toronto, ont dénoncé ces actes comme ceux d’un premier ministre d’une province « cléricale » et « fasciste ». Déjà, Duplessis était comparé dans certains journaux à un « nazi ». Il avait promulgué la « loi du cadenas », pour combattre le communisme, qui permettait de saisir des logements et de perquisitionner sans mandat des lieux soupçonnés de propagande.
Ça ressemble à ce qui se dit des politiques de la CAQ dans certains cercles pour dénoncer la loi 21 sur les signes religieux et la loi 96 sur la langue française…
À l’époque comme maintenant, des associations de défense des libertés civiles ont organisé des rassemblements pour dénoncer ces politiques. Des recours judiciaires retentissants ont été entrepris.
La Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle la loi du cadenas et a donné raison aux Témoins de Jéhovah à plusieurs reprises, dans des décisions devenues des classiques. La liberté d’expression et le droit de critiquer les institutions religieuses ou judiciaires ont été affirmés — bien avant l’existence d’une charte des droits.
La plus célèbre d’entre elles a été la victoire de Roncarelli : Duplessis a été condamné personnellement à lui verser 43 000 $ pour abus de pouvoir — du jamais vu.
Si je rappelle tout ça, ce n’est pas pour comparer les politiques de la CAQ à ces mesures de répression. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’utilisation nationaliste qui en a été faite à l’époque.
Duplessis a dénoncé la Cour suprême qui, « comme la tour de Pise, penche toujours du même bord ». D’une défaite personnelle, le chef de l’Union nationale a fait un plaidoyer national pour en tirer avantage :
« Il est incontestable que la province de Québec n’a pas de leçons à recevoir de qui que ce soit quant à la manière dont elle traite ses minorités », a répliqué Duplessis après le jugement Roncarelli.
Des mots qu’on croirait sortis tout récemment de l’Assemblée nationale pour défendre les lois 21 ou 96 face aux critiques.
Face à ces décisions défavorables de la Cour suprême, Duplessis s’en est remis au « grand tribunal de l’opinion publique », comme la CAQ invoque la volonté de la majorité face aux décisions judiciaires.
Les accusations abusives de « fascisme » et de « nazisme » prononcées contre le gouvernement Duplessis étaient recyclées par l’Union nationale à son avantage : c’est le Québec lui-même qu’on attaque dans les médias anglophones ! Ou disons, pour employer les vocables de l’époque, « les Canadiens français catholiques ».
De la même manière, les attaques exagérées contre les lois 21, sur les signes religieux, et 96, sur la langue, sont utilisées par la CAQ comme des attaques non pas contre ses politiques, mais contre la Nation. François Legault, en fin de campagne, s’est indigné du fait que « des commentateurs » non identifiés l’associent au racisme à cause de ses propos sur l’immigration, alors qu’à ses yeux, il ne fait que défendre l’intégrité de la nation et la survie du français.
Comme dans les années Duplessis, les dénonciations « de l’extérieur » servent à démontrer encore mieux la nécessité de protéger la Nation, incomprise, voire méprisée, attaquée même dans son identité.
Quant aux tribunaux, aux yeux de Duplessis, ces arbitres suprêmes choisis par Ottawa « penchent » du même côté, c’est-à-dire contre le gouvernement de l’Union nationale, donc contre le Québec lui-même.
Simon Jolin-Barrette, procureur général, ne raisonne pas autrement en soustrayant à l’avance ces projets de loi de l’application de la Charte des droits et libertés, grâce à la disposition de dérogation. Ces matières touchent à l’identité nationale et sont du ressort unique de l’Assemblée nationale, en tout cas de la majorité des députés, pas de « juges non élus ».
Comme un écho ironique de l’histoire, les avocats contestant ces jours-ci les lois 21 et 96 utilisent notamment des décisions de la Cour suprême des années 1940 et 1950 contre Duplessis, du temps où la Charte des droits n’existait pas…
La grande bataille autonomiste de Duplessis était fiscale. Difficile à croire aujourd’hui, mais il fut un temps où l’impôt sur le revenu était purement fédéral. C’est Duplessis qui a mené le combat pour en prélever une portion, mais au prix de luttes épiques. Il s’est battu contre le pouvoir centralisateur d’Ottawa, défendant une vision « confédérale » du Canada : « une fédération de provinces autonomes », et voulait que cela se reflète dans la nouvelle constitution alors en discussion. L’autonomie n’a pas de sens sans les pouvoirs fiscaux.
La question est en principe réglée depuis, même si bien sûr les demandes de financement des provinces demeurent. Mais l’idée de « rapatrier » des pouvoirs pour exister comme entité autonome — comme nation — est toujours d’actualité.
Ce n’est pas autour de l’impôt québécois que François Legault veut mobiliser l’opinion aujourd’hui ; c’est sur la question de l’immigration, pour qu’elle soit entièrement gérée par le Québec. Ça ne fait que commencer…
L’écrivain-historien conservateur Robert Rumilly disait de son idole Duplessis qu’en défendant « l’autonomie comme un dogme », il avait incarné après les libéraux Honoré Mercier, Lomer Gouin et Alexandre Taschereau « la volonté obscure de Québec de constituer une nation sans tomber dans un isolement funeste ».
François Legault a changé les thèmes, mais son succès trouve ses fondements dans la même branche généalogique du nationalisme défensif, et dans la même tentative de judo constitutionnel.
En ce sens, c’est un duplessien.
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec