par Jonathan Cook.
Après avoir alimenté la guerre en Ukraine, l’attitude arrogante et moralisatrice de l’Occident plonge désormais l’Europe dans la récession.
Les dirigeants occidentaux, outrés, menacent de plafonner les prix des importations de gaz naturel russe après que Moscou a coupé les approvisionnements de l’Europe ce mois-ci, aggravant ainsi une crise énergétique et une hausse du coût de la vie déjà très graves.
En réponse, le président russe Vladimir Poutine a promis à l’Europe un hiver « glacial » à moins d’un changement de cap.
Dans cet échange de coups, l’Occident ne cesse d’intensifier la rhétorique. Poutine est accusé d’employer contre l’Europe un mélange de chantage et de terreur économique. Ses agissements sont censés prouver une fois de plus qu’il est un monstre avec lequel on ne peut pas négocier et une menace pour la paix mondiale.
Le fait de priver l’Europe de combustible à l’approche de l’hiver, dans le but d’affaiblir la détermination des États européens à soutenir Kiev et de monter les populations européennes contre leurs dirigeants, est la première manœuvre engagée par Poutine dans le cadre de son complot visant à étendre ses ambitions territoriales de l’Ukraine au reste de l’Europe.
C’est en tout cas le récit trop familier que partagent les responsables politiques et médias occidentaux.
En réalité, la posture arrogante et moralisatrice de l’Europe à propos de l’approvisionnement en gaz russe, déconnectée de toute réalité géopolitique perceptible, reflète précisément cette même témérité qui a contribué en premier lieu à provoquer l’invasion de l’Ukraine par Moscou.
C’est également la raison pour laquelle il n’y a pas eu de rampe de sortie – une voie menant à des négociations – alors même que la Russie s’est emparée de vastes pans des flancs orientaux et méridionaux de l’Ukraine, des territoires qui ne peuvent être récupérés sans de nouvelles pertes massives de vies humaines des deux côtés, comme l’a souligné l’assaut ukrainien limité autour de Kharkiv.
Des guerres économiques contre les États faibles
Les médias occidentaux ont une grande part de responsabilité dans ces échecs en série de la diplomatie.
Les journalistes amplifient trop bruyamment et sans esprit critique ce que les dirigeants américains et européens veulent faire croire à leur public. Mais il est peut-être temps que les Européens aient un petit aperçu de ce à quoi les choses peuvent ressembler aux yeux des Russes.
Les médias pourraient commencer par renoncer à leur indignation à l’égard de l’« insolent » Moscou qui refuse d’approvisionner l’Europe en gaz.
Après tout, Moscou a exposé on ne peut plus clairement la raison de l’arrêt de l’approvisionnement en gaz : il s’agit de représailles contre les sanctions économiques imposées par l’Occident, une forme de punition collective affectant l’ensemble de la population russe qui présente un risque de violation des lois de la guerre.
Les Occidentaux ont l’habitude de mener des guerres économiques contre les États faibles, généralement dans le but futile de renverser les dirigeants qu’ils n’aiment pas ou pour adoucir les choses avant d’envoyer directement ou indirectement des troupes.
L’Iran est confronté depuis des décennies à des sanctions qui ont un effet dévastateur sur son économie et sa population sans pour autant faire tomber le gouvernement.
En parallèle, Washington mène ce qui s’apparente à sa propre forme de terrorisme économique contre le peuple afghan afin de punir les Taliban au pouvoir pour avoir chassé les forces d’occupation américaines de manière humiliante l’an dernier.
L’ONU a indiqué le mois dernier que les sanctions avaient contribué au risque de voir plus d’un million d’enfants afghans mourir de faim.
Les sanctions économiques actuelles contre la Russie n’ont rien de vertueux non plus, au même titre que la mise à l’index des sportifs et des icônes culturelles russes. Les sanctions ne visent pas à pousser Poutine à rejoindre la table des négociations.
Comme le président américain Biden l’a clairement indiqué en mars, l’Occident se prépare à une longue guerre et veut que Poutine soit écarté du pouvoir.
L’objectif est plutôt d’affaiblir son autorité et, dans un scénario fantaisiste, d’encourager ses subordonnés à se retourner contre lui.
Le plan de jeu de l’Occident, si tant est qu’il mérite cette appellation, consiste à forcer Poutine à déployer les forces russes en Ukraine jusqu’à l’excès en inondant le champ de bataille d’armement, puis à regarder son gouvernement s’effondrer sous le poids du mécontentement populaire.
Mais dans la pratique, c’est l’inverse qui se produit, comme ce fut le cas dans les années 1990 lorsque l’Occident a imposé des sanctions à Saddam Hussein en Irak. La position de Poutine se renforce et poursuivra sur cette voie, que la Russie triomphe ou perde sur le champ de bataille.
Des sanctions doublement insensées
Les sanctions économiques de l’Occident contre la Russie sont doublement insensées.
Elles renforcent le message de Poutine selon lequel l’Occident cherche à détruire la Russie, tout comme il l’a fait précédemment pour l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie et le Yémen.
Poutine peut ainsi prétendre de manière tout à fait plausible que seul un homme fort peut empêcher une Russie indépendante de franchir la frontière de la servitude.
Et dans le même temps, les sanctions démontrent aux Russes toute l’habilité de leur dirigeant. La pression économique exercée par les Occidentaux s’est largement retournée contre eux : les sanctions n’ont guère eu d’effet sur la valeur du rouble, tandis que l’Europe semble se diriger vers une récession au moment où Poutine ferme le robinet de gaz.
Les Russes ne seront sans doute pas les seuls à se réjouir en silence de voir l’Occident recevoir une dose du médicament qu’il aime tant à administrer de force aux autres.
La vanité de l’Occident prend cependant une dimension plus troublante. Celle-ci concerne cette même croyance hautaine selon laquelle l’Occident n’aurait pas eu à subir de conséquences pour sa guerre économique contre la Russie, de la même manière que l’on a supposé plus tôt que l’OTAN n’aurait rien eu à craindre en plaçant des missiles aux portes de Moscou (vraisemblablement, l’effet sur les Ukrainiens n’a pas été pris en compte dans les calculs.)
La décision de recruter de plus en plus d’États d’Europe de l’Est dans le giron de l’OTAN au cours des deux dernières décennies a non seulement rompu les promesses faites aux dirigeants soviétiques et russes, mais est également allée à l’encontre des conseils des stratèges les plus experts de l’Occident.
Guidés par les États-Unis, les pays de l’OTAN ont resserré l’étau militaire autour de la Russie année après année, tout en affirmant que cet étau était entièrement défensif.
L’OTAN a flirté ouvertement avec l’Ukraine, laissant entendre qu’elle pourrait elle aussi intégrer son alliance antirusse.
Les États-Unis ont joué un rôle dans le mouvement de protestation de 2014 qui a renversé le gouvernement ukrainien, un gouvernement élu pour maintenir les canaux ouverts avec Moscou.
Après l’installation d’un nouveau gouvernement, l’armée ukrainienne a incorporé des milices ultranationalistes et antirusses qui se sont engagées dans une guerre civile dévastatrice avec les communautés russes dans l’est du pays.
Et pendant tout ce temps, l’OTAN a secrètement coopéré avec cette même armée ukrainienne et l’a entraînée.
À aucun moment au cours des huit longues années de guerre civile en Ukraine, l’Europe ou les États-Unis n’ont pris la peine d’imaginer comment tous ces événements qui se déroulent dans l’arrière-cour de la Russie pouvaient être perçus par les Russes ordinaires.
Besoin d’un épouvantail
Ne craignent-ils pas l’Occident tout autant que les opinions publiques occidentales ont été encouragées par leurs médias à craindre Moscou ? Poutine n’a pas eu besoin d’inventer leur inquiétude. L’Occident y est parvenu tout seul.
L’encerclement de la Russie par l’OTAN n’était pas une erreur isolée. Au même titre que l’ingérence de l’Occident dans le coup d’État et son soutien à une armée ukrainienne nationaliste et de plus en plus hostile à la Russie.
La décision de l’OTAN d’inonder l’Ukraine d’armes plutôt que de se concentrer sur la diplomatie n’est pas une aberration. Pas plus que celle d’imposer des sanctions économiques aux Russes ordinaires.
Tous ces éléments forment un tout, un modèle de comportement pathologique de l’Occident à l’égard de la Russie et de tout autre État riche en ressources qui ne se soumet pas totalement à l’emprise occidentale.
Si l’Occident était un patient, on lui diagnostiquerait un grave trouble de la personnalité, avec une forte propension à l’autodestruction.
Pire encore, ce penchant ne semble pas pouvoir être corrigé – pas dans l’état actuel des choses. La vérité est que l’OTAN et son chef d’orchestre américain n’ont aucun intérêt à changer. Leur objectif est de disposer d’un épouvantail crédible qui justifie la poursuite de la redistribution massive des richesses des citoyens ordinaires vers une élite déjà ultrariche.
Une prétendue menace pour la sécurité de l’Europe justifie le déversement d’argent dans la gueule d’une machine de guerre en expansion, déguisée sous le terme d’« industries de la défense » – l’armée, les fabricants d’armes et le complexe toujours plus imposant des industries de la surveillance, du renseignement et de la sécurité.
L’OTAN ainsi que le réseau américain de plus de 800 bases militaires à travers le monde ne cessent de croître.
Cet épouvantail garantit également l’unité des populations occidentales dans leur peur et leur haine d’un ennemi extérieur, ce qui les rend plus enclines à s’en remettre à leurs dirigeants pour assurer leur protection – et dans le même temps, celle des institutions du pouvoir que ces dirigeants soutiennent ainsi que du statu quo qu’ils représentent.
Quiconque suggère une réforme significative de ce système peut être traité comme une menace pour la sécurité nationale, un traître ou un fou, comme l’ancien leader travailliste britannique Jeremy Corbyn l’a appris à ses dépens.
Enfin, cet épouvantail détourne l’attention des publics occidentaux des menaces plus profondes, celles dont nos propres dirigeants – plutôt que les autres – sont responsables, comme la crise climatique qu’ils ont non seulement ignorée, mais qu’ils continuent d’alimenter par la posture militaire et les confrontations mondiales qu’ils emploient pour faire diversion. Voilà un cercle d’autodestruction on ne peut plus parfait.
Depuis la chute du mur de Berlin et la disparition de l’Union soviétique, l’Occident s’est mis en quête du parfait épouvantail pour remplacer l’URSS, un épouvantail qui constituerait une menace existentielle pour la civilisation occidentale.
Les armes de distraction massive de l’Irak pouvaient être déployées en 45 minutes… jusqu’à ce que nous apprenions qu’elles n’existaient pas.
Les Taliban afghans abritaient al-Qaïda… jusqu’à ce que nous apprenions que les talibans avaient proposé de livrer Oussama ben Laden avant même les attentats du 11 septembre.
Il y avait la menace terrifiante des coupeurs de têtes du groupe État islamique (EI)… jusqu’à ce que nous apprenions qu’ils étaient des alliés à distance de l’Occident en Syrie et qu’ils étaient approvisionnés en armes par la Libye après que celle-ci a été libérée par l’Occident de son « dictateur », Mouammar Kadhafi.
Et il faudrait toujours s’inquiéter de l’Iran et de ses supposées armes nucléaires, même si Téhéran a signé en 2015 un accord instaurant une surveillance internationale stricte pour l’empêcher de développer une bombe… jusqu’à ce que les États-Unis écartent l’accord en toute désinvolture sous la pression d’Israël et choisissent de ne pas le remplacer par autre chose.
Chacune de ces menaces était si grave qu’elle nécessitait une énorme dépense d’énergie et de fonds, jusqu’à ce qu’elle ait atteint son objectif de terrifier les populations occidentales et de les forcer ainsi à hocher la tête.
Invariablement, l’ingérence de l’Occident a engendré un retour de bâton qui a créé un nouvel ennemi temporaire.
Aujourd’hui, comme dans une suite prévisible d’un film hollywoodien, la guerre froide revient en force. Le président russe Poutine y campe un rôle de premier plan. Et le complexe militaro-industriel se lèche les babines.
Les dirigeants européens demandent aux citoyens ordinaires et aux petites entreprises de se préparer à une récession alors que les entreprises du secteur de l’énergie engrangent à nouveau des bénéfices « hallucinants ».
Comme lors de la crise financière il y a une quinzaine d’années, où la population a dû se serrer la ceinture en subissant des politiques d’austérité, une crise offre des conditions idéales pour une redistribution des richesses vers le haut.
À l’instar d’autres responsables, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a tiré la sonnette d’alarme au sujet des « troubles civils » pouvant survenir cet hiver, alors que les prix montent en flèche dans toute l’Europe, tout en exigeant que de l’argent public soit utilisé pour envoyer encore plus d’armes en Ukraine.
La question est de savoir si les populations occidentales continueront de croire au discours d’une menace existentielle qui ne peut être traitée que si elles mettent la main à la poche à la place de leurs dirigeants.
source : Middle East Eye
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