Pour le linguiste Paul Memmi, l’auteur de Q comme Qomplot (Lux Editeur, 2022) « a collectivement été un complotiste de conviction, de préméditation. »
Dans une récente interview à Mediapart, M. Roberto Bui (alias Wu Ming 1) attaque durement Conspiracy Watch : « La chose essentielle est de ne pas mépriser les gens [qui tombent dans le complotisme – nda] comme le font de nombreux « fact-checkers ». La vérification des faits est nécessaire, mais pas du tout suffisante. […] Le travail de Conspiracy Watch est accablant, ils font beaucoup plus de mal que de bien. » Pour qui veut combattre sincèrement et efficacement le complotisme, cette attaque est choquante : pourquoi accabler ainsi des camarades de lutte ?
J’en témoigne en tant que compagnon de route : comme d’autres ONG, Conspiracy Watch peut être comparé à un groupe de médecins aux pieds nus, de pompiers bénévoles, de sauveteurs en mer. On y fait un travail de fourmi pour établir les faits et les analyser à l’aide de travaux universitaires de qualité. Le but : briser les fausses idoles, empêcher la propagation d’idées criminogènes, assainir le débat public. Pas plus, pas moins.
Mais cette modestie de but et cette ténacité de moyens semblent méprisables à M. Bui qui, lui, ne conçoit son combat qu’en grand, qu’en très grand : contre le Système (cité 12 fois dans son bref entretien) ; contre le Capital ou le Capitalisme (4 fois) ; pour la Révolution (4 fois), ou encore contre un multimilliardaire ou des multinationales – excusez du peu. On tutoie les sommets, on nage dans l’éther. Car ces instances conceptuelles ne sont nulle part théorisées, elles planent paresseusement dans le flou, sans consistance. On doit comprendre par connivence, par foi révolutionnaire. Ne sommes-nous pas déjà dans l’antichambre de l’esprit complotiste ? M. Bui le dit lui-même : on reconnaît les complots fantasmés à ce qu’ils sont illimités, qu’ils en appellent au sentiment.
« Mine is better ! » Vous ne connaissez pas ? Le mien est mieux. Vous achetez un vélo ? Le sien est mieux. Vous avez aimé un livre ? Le sien était mieux. Vous avez aidé votre voisin ? Il fait ça tous les jours : il est mieux, vous êtes nul, il vous coupe la chique, il vous domine.
Il y a des gens comme ça : un peu, beaucoup, passionnément parano. Ils ont besoin de vous dominer et de vous le faire savoir. Coluche s’en moquait : « Si on m’embête, moi j’prends Dieu ! » M. Bui prend « la Révolution », la lutte contre « le Grand Capital », contre « le Système ». Il juge depuis les cieux : « Quand la gauche ne fait pas son travail, le conspirationnisme remplit l’espace. […] La gauche, même radicale, a complètement failli à sa fonction critique ; elle est dans un état cadavérique. Même le mot « gauche » est désormais haï. » Et le pompon : « Le dégoût de la politique a atteint des proportions astronomiques et beaucoup – dont je fais partie – ne vont plus voter. » La vie démocratique ? Le combat politique au quotidien ? Pouah !
Et ce n’est pas tout. Commentant Le Pendule de Foucault, M. Bui dénonce les personnages d’Umberto Eco qui ont inventé une théorie du complot pour s’amuser et qui y ont finalement succombé : « Le roman d’Eco […] est un apologue sur le fait qu’il est vain, contre-productif et même dangereux de parodier les complotistes. » Vous notez ? C’est un jeu trop dangereux ! Jouer avec la vérité des faits, avec la crédulité des gens aboutit toujours à faire triompher l’erreur, l’hallucination, le mensonge ; cela mène aux pires manipulations politiques.
Seulement, qui parle, et d’où ? Discrètement, très innocemment, M. Bui nous apprend que son livre-expertise sur QAnon « est le fruit de deux décennies de recherches sur les fantasmes de complot que nous avions étudiés, démontés et parfois inventés depuis l’époque du Luther Blissett Project. » Et plus loin, que « la première personne qui a envoyé une de ces fameuses « Q drop » sur le forum 4chan connaissait sans doute notre roman et nos canulars sur le pédosatanisme. »
Si M. Bui et ses camarades ont commis la faute qu’il dénonçait, à savoir lancer des théories du complot, jouer avec la vérité et la crédulité des gens, il ne suffit pas de le murmurer : l’information est capitale, son témoignage devient précieux, on voudrait des précisions, voire une autocritique à valeur pédagogique ! Sans cela, comment croire à la sincérité de son propos ? Dormez, bonnes gens ! Car ces précisions, cette autocritique, les lecteurs de Mediapart ne les ont pas eues. Pas plus d’ailleurs que les lecteurs du Grand Continent qui se sont pourtant farci 75 feuillets du même auteur.
À ce même Grand Continent, j’avais livré une enquête approfondie sur les hauts faits de ce groupe situationniste, Luther Blissett, auquel a participé M. Bui. Leur raison d’être ? Dénoncer le Spectacle paranoïsé par Guy Debord, où tout serait faux car aliéné par la logique de la marchandisation capitaliste, où donc « le vrai est un moment du faux ». Et donc à saccager impitoyablement. Et ainsi ont-ils intoxiqué la presse bourgeoise à coups d’images et de communiqués trafiqués, de fausses rumeurs, pour prouver sa crédulité. Ils ont fabriqué du complot informationnel – ce que Burroughs appelait « mener la guérilla ontologique directement dans votre cerveau »–, leurs théories du complot abondant de rites sataniques, avec messes noires, crimes pédophiles et justiciers chrétiens.
Pourquoi ne pas dire qu’on a jugé bon d’utiliser l’arme du faux complot ? Pourquoi même ne pas dire que cela ? Un tel repentir pourrait être utile ! Mais hélas, cette mouvance est aussi terrifiante que décevante. Elle a commencé par se vouloir anonyme, en faux nom collectif, afin de « détruire les mécanismes de contrôle de la logique (sic !) bourgeoise. » Ça fait masse, ça fait classe, ça peut intriguer, amuser, mais en fait, c’est une décision foncièrement antihumaniste : plus de sujet, plus de visage, de conscience individuelle, de responsabilité politique ; c’est le temps de la meute, de la vendetta… et du complotisme !
Et puis, ça joue d’ironie dans des jeux de miroir sans fin où tel est pris qui croyait prendre, où l’on piège l’autre jusqu’au démasquage final qui parfois ne vient pas. Quand c’est l’alt-right qui gagne, c’est plus d’jeu ! Ils appellent ça la « post-ironie » des QAnons. Mais au moment du faux, nul ne peut distinguer une performance situationniste d’une théorie complotiste véritable. Roberto Bui/Wu Ming 1 a collectivement été un complotiste de conviction, de préméditation. Aujourd’hui, il dissimule le fait. Il est devenu dénonciateur-expert en post-ironie. Il se dit innocent, en une manœuvre perverse : Faites ce que je dis, ne dites pas ce que j’ai fait ; la règle, moi seul avais le droit de la transgresser ; ceux que j’ai trompés ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Que retenir de telles carences morales et intellectuelles ? Peut-être une chose bien simple : de l’ordre du petit commerce. QAnon est un produit d’appel extraordinaire. Passer de près ou de loin pour l’un des inspirateurs d’une théorie du complot aussi célèbre vous offre un prestige de marque. Luther Blissett/Wu Ming se demandait : « Si des anars de gauche prouvaient être à l’origine de QAnon, leur revendication serait-elle digérée par le narratif actuel, ou générerait-elle un nouveau récit phagocytant le précédent ? En clair : qui l’emporterait, QAnon ou Luther Blissett ? » Aujourd’hui, M. Bui tente de phagocyter QAnon à sa manière. Grandiloquente, donneuse de leçon, faussement experte, perverse – et hostile à l’égard de ceux qui font le travail.
Voir aussi, du même auteur :
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch