Le réveil est brutal en Russie où la grogne monte tandis que l’étranger proche commence à s’agiter.
Les conséquences de la défaite de Kharkiv pourraient largement dépasser son importance militaire intrinsèque. Cela tient sans doute à ce que, après avoir été biberonnés pendant des mois aux éléments de langage du Kremlin et vécu dans le déni le plus complet (le forum du blog en a lui aussi été le témoin), beaucoup ouvrent enfin les yeux sur l’état réel des choses.
Toute proportion gardée, cela rappelle l’offensive du Têt en 1968 lors la guerre du Vietnam. Pendant des années, les généraux américains avaient assuré que tout allait according to plan, que les opérations suivaient leur cours et que l’ennemi était au bord de la défaite.
En quelques heures, les raids vietcongs sur une centaine de villes firent voler en éclats les piles de beaux graphiques et de statistiques qui certifiaient d’une prochaine victoire US. Et si les assaillants finirent par être repoussés et décimés, l’essentiel était ailleurs. Le public américain se rendait soudain compte que cette guerre ne serait jamais gagnée. Les déclarations optimistes passées furent ridiculisées, la crédibilité de l’administration s’effondra.
Sans aller jusque-là dans le cas qui nous concerne, il y a néanmoins comme un frémissement de Têt en Russie.
Le premier à dégainer a été Kadyrov, qui s’est dit stupéfié des « performances » russes et a promis d’aller « expliquer la situation réelle sur le terrain » aux dirigeants si « aucun changement de stratégie n’est apporté. »
Comme beaucoup, il doit se demander si l’aviation russe s’est mise en grève et les satellites d’observation partis en vacances. Les Himars américains ont visiblement fait beaucoup de bien à l’armée ukrainienne mais on se demande comment de telles bêtes ont pu être tranquillement acheminées sur le front. Poutine avait averti que tout convoi d’aide militaire occidentale serait immédiatement bombardé : était-ce une énième parole en l’air ? (Il semble les accumuler depuis février).
Dans une de ces émissions typiquement russes où l’on discute guerre et stratégie, une très inhabituelle fronde a éclaté, plusieurs intervenants critiquant vertement la stratégie mise en place. Des millions de téléspectateurs ont dû se pincer en voyant ça…
Plusieurs élus municipaux de Saint-Pétersbourg et de Moscou ont adressé une lettre officielle à la Douma, appelant publiquement au départ de Vladimirovitch du pouvoir. Les justifications sont intéressantes car il ne s’agit point ici des habituelles récriminations des libéraux pro-occidentaux. Ce serait même le contraire : mentionnant les pertes, la progression de l’OTAN vers l’Est et la situation économique, les signataires accusent Poutine de haute trahison, rien que ça.
En Ukraine, il est impossible de connaître l’état d’esprit des populations russophones mais le signal envoyé est assurément désastreux. Ceux qui n’ont pas eu la chance de s’échapper de la région vont être en proie à la vindicte des détachements d’Azov. Désormais, les habitants vont y réfléchir à deux fois avant d’apporter leur soutien aux nouveaux occupants…
Quant au comportement de l’armée russe, qui se sauve en laissant les civils à leur sort alors qu’elle était entrée en Ukraine au prétexte précisément de défendre ces mêmes civils, il est parfois férocement critiqué.
C’est le moment que choisit l’Azerbaïdjan pour rouvrir les hostilités en bombardant plusieurs villes arméniennes. Difficile évidemment de croire aux coïncidences. Profitant de l’affaiblissement de la Russie en Ukraine et de sa réticence à ouvrir un second front (alors qu’elle y est obligée en vertu du traité de l’OTSC), Bakou avance ses pions.
Et d’aucuns murmurent à nouveau sur la « mollesse » dont aurait fait preuve Poutine il y a deux ans, même si la réalité caucasienne ne simplifiait pas les choses. A l’époque nous écrivions à propos de l’attaque azérie sur le Karabagh :
Cela commence à poser un sérieux problème au Kremlin en terme d’image. Si le traité de défense liant Moscou et Erevan ne concerne que l’Arménie stricto sensu et non le Nagorno Karabagh, c’est maintenant une région historiquement arménienne qui est attaquée et non quelques territoires tampon à peu près déserts.
Le prestige croissant dont a bénéficié la Russie ces dernières semaines en Arménie risque de retomber au fil de l’avance turco-azérie dans le cœur de cette terre si passionnément revendiquée par les Arméniens. Et, malgré sa neutralité, elle ne gagnera aucun crédit en Azerbaïdjan qui n’a pour l’instant d’yeux que pour ses chers ottomans…
Les mauvaises langues commencent déjà à murmurer que Poutine a une nouvelle fois été « trop gentil » avec le sultan, même si le Kremlin est en réalité prisonnier de son respect des traités et du droit international dans cette affaire inextricable.
Plus que la difficile position de Moscou à ce moment-là, c’est surtout son effacement ensuite qui a intrigué alors que l’Azerbaïdjan multiplie les provocations depuis deux ans (bombardements ponctuels, destruction du patrimoine arménien du Karabagh censé être gardé par la force d’interposition russe etc.)
Que ce soit au Caucase ou maintenant en Ukraine, l’ours envoie toute une batterie de signaux de faiblesse qui ne passent pas inaperçus. Notamment au Kazakhstan, autre zone stratégique pour le Heartland.
Alors qu’il doit tout à Poutine après la tentative de putsch de l’hiver dernier, le président Tokaïev a, depuis, partiellement pris la tangente. Effrayé par le « coup de force » du 24 février qui a envoyé des ondes de choc dans tout l’espace post-soviétique et bouleversé la donne entre les composantes de l’ex-URSS, il ne sait plus trop à quoi s’en tenir.
Il n’a pas dû être rassuré par un message – vite effacé ensuite mais le mal était fait – de Dmitri Medvedev sur les réseaux sociaux, suggérant qu’après l’Ukraine l’ours allait tourner son regard vers le nord du Kazakhstan. Au passage, l’on reste rêveur devant cette incroyable bévue de Medvedev, à l’image d’une direction russe qui semble être dans un état second depuis six mois (menaces nucléaires à répétition de Poutine, coups de colère du diplomate en chef Lavrov etc.)
Mais revenons à nos plaines kazakhes. Profitant de l’enlisement russe en Ukraine, Tokaïev prend ses distances, suivant peut-être en cela sa population, très remontée contre le voisin du nord. Il a refusé de recevoir une distinction russe lors d’une rencontre avec Vladimirovitch, amplifié ses relations avec la Turquie (partenariat stratégique, coopération dans le renseignement militaire), refusé de reconnaître les Républiques du Donbass, laissé des villes décorer leurs avenues de drapeaux ukrainiens tandis que son pays participe à certaines sanctions occidentales. Au début de l’année, Nour-Soultan était dans la main de Moscou ; on mesure la dégringolade en quelques mois…
Ukraine, Caucase, Asie centrale, tous les éléments semblent se retourner contre la Russie. Le fiasco de Kharkiv va-t-il avoir un effet démultiplicateur, créer un effet domino ?
## Dernière heure ## L’Arménie a officiellement demandé l’assistance de Moscou face à l’Azerbaïdjan. Si Bakou ne rentre pas très vite dans le rang, la Russie se retrouve devant le choix suivant :
- refuser d’aider l’Arménie, ce qui violerait tous ses engagements et lui ferait perdre toute crédibilité internationale
- accepter et se retrouver dans une deuxième guerre alors qu’elle est déjà en difficulté dans la première
Source: Lire l'article complet de Chroniques du Grand Jeu