'Ukrisis’ aux origines
• La guerre en Ukraine, que nous nommons ‘Ukrisis’, commence pour certains qui interprètent la chansonnette suivant la partition du Parti, le 24 février 2022. • Pour d’autres, tout de même plus attentifs aux événements en-cours, il faut remonter à 2014, avec le coup d’État de Kiev de février de cette année-là. • D’autres enfin, témoignent que le drame s’est noué dans les premières années post-URSS. • Un témoin exceptionnel, l’un des principaux acteurs du côté US, c’est l’économiste Jeffrey Sachs. • Contribution : dedefensa.org et interview de ‘Democracy Now !’
… Donc, remonter aux origines, c’est-à-dire en 1989-1993, et le traitement qui fut appliqué aux restes épars de l’Union Soviétique, essentiellement à son cœur et à son âme russes. Notre témoin, Jeffrey Sachs, prestigieux universitaire, économiste fameux, acteur essentiel de toute cette période, n’a pas de “langue de coton” ni la langue dans sa poche. Il remonte, lui, aux origines des origines, retrouvant l’un des trois composants essentiels du “déchaînement de la Matière” selon PhG :
« Employant l’expression de “révolution du choix de la thermodynamique”, nous ne désignons pas un événement historique précis mais une dynamique, une succession de choix conjoncturels, essentiellement faits en Angleterre, le tout aboutissant à une révolution industrielle et manufacturière de rupture, appuyée sur le “choix de la thermodynamique”. Ici, nous pouvons citer des extraits du passage de la Grâce de l’Histoire se rapportant à l’événement, qui présentent parfaitement ce qu’est cet événement selon notre perception… (Voir le 25 janvier 2010.)
» “…Chaunu fait allusion aux “progrès” décisifs accomplis en Angleterre pendant la période de temps influencée directement par la Révolution, – disons entre 1780 et 1820, – dans le domaine du développement des techniques et du machinisme. C’est pendant cette période que s’est forgée la matrice technique du progrès industriel de l’époque moderne ; c’est pendant cette période que le choix est fait de la thermodynamique pour la production d’énergie et le développement de la machine qui va servir de fondement à notre ère technologique. Dans ‘Le choix du feu’, le philosophe des techniques Alain Gras montre combien ce choix n’était nullement inéluctable…” »
Jeffrey Sachs distingue de même cette période du “déchaînement”, selon les mêmes références, – anglo-saxonne et invention de la machine à vapeur (datée symboliquement de 1784) qui entérine le ‘choix du feu’ :
« Le pouvoir disproportionné du monde occidental, et surtout du monde anglo-saxon, qui a commencé avec l'Empire britannique, et maintenant les États-Unis, a environ 250 ans, donc une courte période dans l'histoire du monde. Il se trouve que, pour de nombreuses raisons très intéressantes, la révolution industrielle est arrivée en Angleterre en premier. Le moteur à vapeur a été inventé là-bas. C'est probablement l’invention la plus importante de l’histoire moderne… »
Jeffrey Sachs est donc un économiste, un universitaire prestigieux et un homme d’influence et d’action comme les Etats-Unis sont capables de produire, restant à la fois totalement intégré au Système (de l’américanisme, bras armé du Système), portant à la fois sur ce Système lorsque le temps et les circonstances le permettent un œil critique, très-critique. C’est effectivement sa démarche pour cette période, cette séquence cruciale des trente années qui nous séparent de la chute de l’URSS, de la fin (?) de la Guerre Froide, du retour de la Russie en tant que telle, identité retrouvée et réaffirmée.
Sachs fut le maître d’œuvre des “conseils” économiques des USA aux pays communistes perdant brusquement toutes leurs références. Professeur à Harvard, et donc détaché auprès des dirigeants russes et polonais durant la dernière décennie du XXème siècle. Ainsi eut-il tout le loisir (?) d’assister directement aux événements et aux responsabilités engagés dans ces événements, débouchant évidemment sur les événements actuels.
« Cela dit, je pense que ce qu'il est important d’observer c’est qu'il n'y a pas de déterminisme linéaire, même à partir d'événements comme ceux-là [les années 1990 en Russie], qui étaient déstabilisants et très malheureux et inutiles, jusqu’à ce qui se passe maintenant, parce que lorsque le président Poutine est arrivé, il n’était pas anti-européen, il n'était pas anti-américain. Ce qu’il a vu, cependant, c’est l’incroyable arrogance des États-Unis, l’expansion de l’OTAN, les guerres en Irak, la guerre secrète en Syrie, la guerre en Libye, contre la résolution de l'ONU. Donc, nous avons nous-mêmes créé une si grande partie de ce à quoi nous sommes confrontés en ce moment par notre propre ineptie et notre arrogance. Il n’y a pas eu de détermination linéaire. C’est l’arrogance des États-Unis, étape par étape, qui a contribué à nous amener là où nous sommes aujourd'hui. »
Jeffrey Sachs mena par conséquent deux combats parallèles dans les années 1990 : l’un pour relever les pays de l’ancienne URSS, l’autre contre ce qu’il jugeait être une incompréhensible volonté de Washington de ne pas aider la Russie. Le paradoxe, sur lequel on reviendra très vite parce qu’il est de taille après tout, est que ces conceptions étaient le pendant économiques de la politique des néoconservateurs qu’il accuse aujourd’hui, – c’est-à-dire les thèses fameuses autour de la “destruction créatrice”, autant que les embrassades à propos de la globalisation.
Mais Sachs ne voyait rien de cela, il ne voyait rien de la construction en train de se faire de ce que William Pfaff baptisa « The Burlesque of Empire », parlant des premiers échos des plans hégémoniques de Cheney (alors secrétaire à la défense de Bush-père), de son adjoint Wolfowitz et du compère Rumsfeld :
« Et il m'a fallu, en fait, un certain temps pour comprendre la géopolitique sous-jacente. C'était exactement l'époque de Cheney et Wolfowitz et Rumsfeld et de ce qui est devenu le ‘Project for a New American Century’, c’est-à-dire pour la poursuite de l'hégémonie américaine… »
Ainsi en fut-il, la dynamique de l’encerclement de la Russie était lancée, avec au terme l’investissement de l’Ukraine, jusqu’à notre ‘Ukrisis’ dont tant de nos petits-marquis télévisés attribuent la paternité au monstrueux Poutine. Jusqu’au bout, il nous en fait témoin, Sachs aura essayé d’empêcher l’inévitable…
« La guerre en Ukraine aurait pu être évitée et aurait dû l'être par la diplomatie. Pendant des années, le président russe Poutine a répété que l'OTAN ne devait pas s'étendre jusqu'à la mer Noire, ni jusqu'à l'Ukraine, et encore moins jusqu'à la Géorgie, qui, si l'on regarde la carte, se trouve directement sur le bord oriental de la mer Noire. La Russie n’a cessé de nous dire : “Cela va nous encercler. Cela va mettre en péril notre sécurité. Ayons recours à la diplomatie.” Les États-Unis ont rejeté toute diplomatie. J'ai essayé de contacter la Maison Blanche à la fin de 2021, – en fait, j'ai contacté la Maison Blanche et j'ai dit qu'il y aurait une guerre à moins que les États-Unis n'entament des discussions diplomatiques avec le président Poutine sur cette question de l'élargissement de l'OTAN. On m’a répondu que les États-Unis ne feraient jamais cela. C’était hors de question. Ce n’était pas sur la table. Maintenant nous avons une guerre qui est extraordinairement dangereuse. »
L’interview de Sachs a été réalisé le 30 août par le réseau (radio/vidéos) ‘Democracy Now !’, un des médias alternatifs de gauche les plus anciens et les plus fameux aux USA. Les deux intervieweurs (signalés entre parenthèses) sont Amy Goodman et Juan Gonzales. On trouve une vidéo et un verbatim de l’interview sur le site du réseau, et une vidéo de l’entretien sur YouTube.
dedefensa.org
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Interview de Jeffrey Sachs
‘Democracy Now !’ (Amy Goodman) : Quelle est l’histoire que les gens en Occident et dans le monde entier devraient savoir pour comprendre ce qui se passe actuellement avec ces conflits, avec la Russie, avec la Russie et l'Ukraine, et avec la Chine ?
JEFFREY SACHS : Le point principal, Amy, est que nous n'utilisons pas la diplomatie, nous utilisons des armes. Cette vente annoncée à Taïwan, dont vous avez parlé ce matin, en est un autre exemple. Cela ne rend pas Taiwan plus sûr. Cela ne rend pas le monde plus sûr. Cela ne rend certainement pas les États-Unis plus sûrs.
Cela remonte à loin. Je pense qu'il est utile de commencer il y a 30 ans. L'Union soviétique s’était effondrée et certains dirigeants américains se mirent en tête qu'il y avait désormais ce qu'ils appelaient le monde unipolaire, que les États-Unis étaient la seule superpuissance et que nous pouvions régler et diriger le spectacle. Les résultats ont été désastreux. Nous avons maintenant trois décennies de militarisation de la politique étrangère américaine. Une nouvelle base de données tenue par Tufts vient de montrer qu'il y a eu plus de 100 interventions militaires des États-Unis depuis 1991. C'est vraiment incroyable.
Et j'ai pu constater, au cours de ma propre expérience des 30 dernières années de travail intensif en Russie, en Europe centrale, en Chine et dans d'autres parties du monde, que l'approche américaine est une approche militaire d'abord, et souvent uniquement militaire. Nous armons qui nous voulons. Nous appelons à l'élargissement de l'OTAN, peu importe ce que les autres pays disent qui pourrait nuire à leurs intérêts de sécurité. Nous faisons fi des intérêts de sécurité des autres. Et lorsqu'ils se plaignent, nous envoyons davantage d'armements à nos alliés dans cette région. Nous partons en guerre quand nous voulons, où nous voulons, qu'il s'agisse de l'Afghanistan ou de l'Irak ou de la guerre secrète contre Assad en Syrie, qui n'est toujours pas bien comprise par le peuple américain, ou de la guerre en Libye. Et nous disons : “Nous sommes pacifistes. Qu'est-ce qui ne va pas avec la Russie et la Chine ? Ils sont si belliqueux. Ils veulent miner le monde.” Et nous nous retrouvons dans de terribles confrontations.
La guerre en Ukraine, – pour terminer notre introduction, – aurait pu être évitée et aurait dû l'être par la diplomatie. Pendant des années, le président russe Poutine a répété que l'OTAN ne devait pas s'étendre jusqu'à la mer Noire, ni jusqu'à l'Ukraine, et encore moins jusqu'à la Géorgie, qui, si l'on regarde la carte, se trouve directement sur le bord oriental de la mer Noire. La Russie n’a cessé de nous dire : “Cela va nous encercler. Cela va mettre en péril notre sécurité. Ayons recours à la diplomatie.” Les États-Unis ont rejeté toute diplomatie. J'ai essayé de contacter la Maison Blanche à la fin de 2021, – en fait, j'ai contacté la Maison Blanche et j'ai dit qu'il y aurait une guerre à moins que les États-Unis n'entament des discussions diplomatiques avec le président Poutine sur cette question de l'élargissement de l'OTAN. On m'a répondu que les États-Unis ne feraient jamais cela. C’était hors de question. Et ce n'était pas sur la table. Maintenant nous avons une guerre qui est extraordinairement dangereuse.
Et nous adoptons exactement les mêmes tactiques en Asie de l'Est qui ont conduit à la guerre en Ukraine. Nous organisons des alliances, nous construisons des armes, nous critiquons la Chine, nous envoyons la présidente de la Chambre Pelosi à Taiwan, quand le gouvernement chinois nous dit : “S'il vous plaît, abaissez la température, abaissez les tensions”. Nous répondons “Non, nous faisons ce que nous voulons”, et nous envoyons maintenant plus d'armes. C'est une recette pour une autre guerre. Et à mon avis, c'est terrifiant.
Nous sommes au 60e anniversaire de la crise des missiles cubains, que j'ai étudiée toute ma vie et sur laquelle j'ai écrit, j'ai écrit un livre sur les conséquences. Nous nous dirigeons vers le précipice, et nous sommes remplis d'enthousiasme en le faisant. Et toute l'approche de la politique étrangère américaine est incroyablement dangereuse et malavisée. Et c'est bipartisan.
‘Democracy Now !’ (Juan Gonzales): Jeffrey Sachs, je voulais vous demander… L’une des choses que vous avez mentionnées dans un article récent publié dans Consortium News est cette insistance des États-Unis, entraînant l'Europe dans leur sillage, à maintenir leur hégémonie dans le monde entier à un moment où la puissance économique de l'Occident décline. Vous mentionnez, par exemple, que les BRICS, – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, – représentent plus de 40 % de la population mondiale et ont un PIB supérieur à celui des nations du G7, et pourtant leurs intérêts et leurs préoccupations sont pratiquement ignorés ou, dans le cas, évidemment, de la Russie et de la Chine, présentés au peuple américain comme les agresseurs, les autoritaires, ceux qui créent des troubles dans le monde.
JEFFREY SACHS: Ce que vous voulez dire, c'est que…
‘Democracy Now !’ (Juan Gonzales): Je me demandais si vous pouviez développer ce point.
JEFFREY SACHS : Oui, absolument, et nous orienter vers cela est extrêmement important. Le pouvoir disproportionné du monde occidental, et surtout du monde anglo-saxon, qui a commencé avec l'Empire britannique, et maintenant les États-Unis, est vieux d’environ 250 ans, donc une courte période dans l'histoire du monde. Il se trouve que, pour de nombreuses raisons très intéressantes, la révolution industrielle est arrivée en Angleterre en premier. Le moteur à vapeur a été inventé là-bas. C'est probablement l'invention la plus importante de l'histoire moderne. La Grande-Bretagne est devenue militairement dominante au 19e siècle, comme les États-Unis l'ont été dans la seconde moitié du 20e siècle. La Grande-Bretagne dirigeait le spectacle. La Grande-Bretagne avait l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Et l'Occident, c'est-à-dire les États-Unis et l'Europe occidentale, c'est-à-dire maintenant les États-Unis et l'Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada, le Japon, – en d'autres termes, le G7, avec l’Union européenne – ne représente qu'une petite partie de la population mondiale, peut-être aujourd'hui environ 10 %, un peu plus, peut-être 12,5 % si vous ajoutez le Japon à l'Europe occidentale et aux États-Unis. Et c'était comme ça pendant 200 ans, dans cet âge industriel.
Mais les temps ont changé. Et vraiment, depuis les années 1950, le reste du monde, lorsqu'il a obtenu son indépendance de l'impérialisme européen, a commencé à éduquer ses populations, a commencé à adopter et adapter et innover les technologies. Et voilà qu'une petite partie du monde ne dirige pas vraiment le monde ou n'a pas le monopole de la sagesse, du savoir, de la science ou de la technologie. Et c'est merveilleux. La connaissance et la possibilité de vivre décemment se répandent dans le monde entier.
Aux États-Unis, il y a un ressentiment devant cela, un profond ressentiment. Je pense qu'il y a aussi une énorme ignorance historique, car je pense que beaucoup de dirigeants américains n'ont aucune idée de l'histoire moderne. Ils n'apprécient pas la montée en puissance de la Chine. C'est un affront aux États-Unis. Comment la Chine ose-t-elle se développer ? C'est notre monde ! C'est notre siècle ! Et donc, à partir de 2014 à peu près, j'ai vu, étape par étape, – je l'ai observé avec minutie, parce que c'est mon activité quotidienne, – comment les États-Unis ont transmuté la Chine, et d’un pays qui se remettait d'un siècle et demi de grandes difficultés ils ont fait un ennemi. Et nous avons consciemment, dans le cadre de la politique étrangère américaine, commencé à dire : “Nous devons contenir la Chine. L'essor de la Chine n'est plus dans notre intérêt”, comme si les États-Unis avaient le pouvoir légitime de déterminer si la Chine doit être prospère ou non. Les Chinois ne sont pas naïfs ; en fait, ils sont extraordinairement sophistiqués. Ils ont observé tout cela exactement de la même manière que moi. Je connais les auteurs des textes américains. Ce sont mes collègues, à Harvard ou ailleurs. J'ai été choqué lorsque ce genre d'idée d'endiguement a commencé à être appliquée.
Mais le point fondamental est que l'Occident a dirigé le monde pendant une brève période, 250 ans, mais qu'il a le sentiment que “C’est notre droit. C’est un monde occidental. Nous sommes le G7. Nous avons le droit de déterminer qui écrit les règles du jeu”. En effet, Obama, vous savez un type assez bon dans le spectre de ce que nous avons en politique étrangère, Obama a dit : “Écrivons les règles du commerce pour l'Asie, ne laissons pas la Chine écrire ces règles. Les États-Unis écriront les règles”. C'est une façon incroyablement naïve, dangereuse et dépassée de comprendre le monde. Nous, les États-Unis, représentons 4,2 % de la population mondiale. Nous ne dirigeons pas le monde. Nous ne sommes pas les leaders du monde. Nous sommes un pays de 4,2 % de la population dans un monde vaste et diversifié, et nous devrions apprendre à nous entendre, à jouer dans le bac à sable de manière pacifique, sans exiger d'avoir tous les jouets du bac à sable. Nous n'avons pas encore dépassé ce stade de réflexion. Et malheureusement, c'est le cas des deux partis politiques. C'est ce qui pousse la Speaker Pelosi à se rendre à Taïwan au milieu de tout cela, comme si elle devait vraiment y aller pour attiser les tensions. C’est l'état d'esprit selon lequel les États-Unis sont aux commandes.
‘Democracy Now !’ (Juan Gonzales) : Je voulais revenir un peu en arrière, dans les années 90. Vous vous souvenez, j'en suis sûr, de l'énorme effondrement financier qui s'est produit au Mexique dans les années 1990, lorsque l’administration Clinton a autorisé un renflouement de 50 milliards de dollars pour le Mexique, qui était en fait destiné aux investisseurs de Wall Street. À l'époque, vous conseilliez le gouvernement russe post-soviétique, qui avait également des problèmes financiers, mais qui n'avait pas pu obtenir d'aide occidentale significative, même du Fonds monétaire international. Et vous avez critiqué cette situation à l'époque. Je me demande si vous pouvez parler des différences entre la réponse des États-Unis à la crise mexicaine et la réponse à la crise financière russe, et quelles ont été les racines de ces différences dans la situation actuelle de la Russie.
JEFFREY SACHS : Absolument. Et j'ai eu une expérience contrôlée, car j'ai été conseiller économique à la fois pour la Pologne et pour l'Union soviétique au cours de la dernière année du président Gorbatchev et pour le président Eltsine au cours des deux premières années de l'indépendance de la Russie, en 1992 et 1993. Mon travail consistait à aider la Russie à trouver un moyen de faire face, comme vous l'avez décrit, à une crise financière massive. Et ma recommandation de base en Pologne, puis en Union soviétique et en Russie, était la suivante : pour éviter une crise sociétale et une crise géopolitique, le monde occidental riche devrait aider à juguler cette crise financière extraordinaire qui se produisait avec l’effondrement de l'ancienne Union soviétique.
Eh bien, il est intéressant de noter que, dans le cas de la Pologne, j'ai fait une série de recommandations très spécifiques, et elles ont toutes été acceptées par le gouvernement américain, – créer un fonds de stabilisation, annuler une partie des dettes de la Pologne, permettre de nombreuses manœuvres financières pour sortir la Pologne de la difficulté. Et, vous savez, je me suis frotté les mains de satisfaction : “Oh, regardez ça ! Je fais une recommandation, et l'une d'entre elles, pour un milliard de dollars, un fonds de stabilisation, est acceptée en huit heures par la Maison Blanche”. Donc, j'ai pensé, “la formule marche bien”.
Puis vint l'appel analogue au nom, d'abord, de Gorbatchev, dans les derniers jours, puis du président Eltsine. Tout ce que j'ai recommandé, qui reposait sur la même base de dynamique économique, a été rejeté catégoriquement par la Maison Blanche. Je ne l'ai pas compris, je dois vous le dire, à l'époque. J’ai dit : “Mais ça a marché en Pologne”. Et, en fait, comme toute réponse j’avais un regard vide. En fait, un secrétaire d'État par intérim m’a dit en 1992 : “Professeur Sachs, peu importe que je sois d'accord ou non avec vous. Cela ne se fera pas, c’est tout”.
Et il m'a fallu, en fait, un certain temps pour comprendre la géopolitique sous-jacente. C'était exactement l'époque de Cheney et Wolfowitz et Rumsfeld et de ce qui est devenu le ‘Project for a New American Century’, c’est-à-dire pour la poursuite de l'hégémonie américaine. Je ne l'ai pas vu à ce moment-là, parce que je réfléchissais, en tant qu'économiste, à la manière d'aider à surmonter une crise financière. Mais la politique unipolaire prenait forme, et elle était dévastatrice. Bien sûr, elle a laissé la Russie dans une crise financière massive qui a conduit à beaucoup d'instabilité qui a eu ses propres implications pour les années à venir.
Mais plus encore, ce que ces gens planifiaient, dès le début, malgré les promesses explicites faites à Gorbatchev et Eltsine, c'était l'expansion de l'OTAN. Et Clinton a commencé l'expansion de l'OTAN avec les trois pays d'Europe centrale, – la Pologne, la Hongrie et la République tchèque… Puis George W. Bush Jr. a ajouté sept pays, – la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et les trois États baltes, – tout ça, juste face à la Russie. Et puis, en 2008, ce fut le coup de grâce, c'est-à-dire l'insistance des États-Unis, malgré l'opposition privée des dirigeants européens, – et les dirigeants européens m'en ont parlé en privé à l'époque… Mais en 2008, Bush a déclaré que l'OTAN s'étendrait à l'Ukraine et à la Géorgie. Et là encore, si vous sortez une carte et que vous regardez la mer Noire, l'objectif explicite était d'encercler la Russie en mer Noire. D'ailleurs, c’est un vieux projet… C'est le même que celui de Palmerston, de 1853 à 1856, lors de la première guerre de Crimée : encercler la Russie en mer Noire, lui couper la possibilité d'avoir une présence militaire et de projeter une quelconque influence en Méditerranée orientale. Brzezinski lui-même a déclaré en 1997 que l'Ukraine serait le pivot géographique de l'Eurasie.
Donc, ce que ces néoconservateurs faisaient au début des années 1990, c'était construire le monde unipolaire des États-Unis. Et ils envisageaient déjà de nombreuses guerres afin d'éliminer les anciens pays alliés de l'Union soviétique, – des guerres pour renverser Saddam, des guerres pour renverser Assad, des guerres pour renverser Kadhafi. Tout cela s'est déroulé au cours des 20 années suivantes. Elles ont été un désastre complet, une débâcle pour ces pays, horrible pour les États-Unis, des milliers de milliards de dollars gaspillés. Mais c'était un plan. Et ce plan néoconservateur est à son apogée en ce moment sur deux fronts : en Ukraine et dans le détroit de Taiwan. Et c'est extraordinairement dangereux, ce que ces gens font à la politique étrangère américaine, qui n'est pas, vous savez, une politique de démocratie. C'est la politique d'un petit groupe qui a l'idée qu'un monde unipolaire et l'hégémonie des Etats-Unis sont la voie à suivre.
‘Democracy Now !’ (Amy Goodman) : Jeffrey Sachs, nous n'avons pas beaucoup de temps, mais puisque c'était un sujet si important, – Naomi Klein vous a pris à partie avec son livre ‘The Shock Doctrine’, en disant que vous recommandiez une thérapie de choc. Pouvez-vous établir un lien entre ce qui s'est passé lorsque l'économie russe s'est effondrée et les conditions qui ont conduit à l'invasion de l'Ukraine ? Je veux dire, comment la catastrophe économique qui a suivi l'effondrement de l'Union soviétique a conduit à la montée de la classe oligarchique et, en fait, à la présidence de Vladimir Poutine ?
JEFFREY SACHS: Oui, j'ai essayé pendant des années d’expliquer à Naomi, que j'admire beaucoup, que ce que je recommandais, c'était d'apporter une aide financière à la Pologne, à l'Union soviétique ou à la Russie. J'étais absolument horrifié par la tricherie, la corruption et les nombreux passe-droits. Je l'ai dit très explicitement à l'époque et j'ai démissionné, à la fois parce qu'il était inutile d'essayer d'obtenir une aide occidentale et parce que je n'aimais pas du tout ce qui se passait.
Et je dirais que l'échec d'une approche ordonnée, qui a été réalisée en Pologne mais a échoué dans l'ancienne Union soviétique parce qu'il n'y avait pas d'engagement constructif de l'Occident, a certainement joué un rôle dans l'instabilité des années 1990 et dans la montée de la classe des oligarques. En fait, j'ai absolument expliqué aux États-Unis, au FMI et à la Banque mondiale en 1994 et 1995 ce qui se passait. Ils ne s'en sont pas souciés, parce qu'ils ont pensé : “Oh, ça ira, C’est bon pour Eltsine, peut-être”, toute cette tricherie dans le processus “actions contre prêts”. Cela dit, c'était un…
‘Democracy Now !’ (Amy Goodman) : Il nous reste moins d'une minute.
JEFFREY SACHS: OK. Cela dit, je pense que ce qu'il est important d’observer c'est qu'il n'y a pas de déterminisme linéaire, même entre des événements comme ceux-là, qui étaient déstabilisants, très malheureux et inutiles, et ce qui se passe maintenant, parce que lorsque le président Poutine est arrivé, il n'était pas anti-européen, il n'était pas anti-américain. Ce qu'il a vu, cependant, c'est l'incroyable arrogance des États-Unis, l'expansion de l'OTAN, les guerres en Irak, la guerre secrète en Syrie, la guerre en Libye, contre la résolution de l'ONU. Donc, nous avons créé une si grande partie de ce à quoi nous sommes confrontés en ce moment par notre propre ineptie et arrogance. Il n’y a pas eu de détermination linéaire. C'est l’arrogance des États-Unis, étape par étape, qui a contribué à nous amener là où nous sommes aujourd'hui.
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