Les responsables politiques occidentaux semblent être parvenus à un consensus sur la guerre en Ukraine : le conflit s’installera dans une longue impasse et, finalement, une Russie affaiblie acceptera un accord de paix favorable aux États-Unis et à ses alliés de l’OTAN, ainsi qu’à l’Ukraine. Bien que les responsables reconnaissent que Washington et Moscou peuvent choisir l’escalade pour obtenir un avantage ou pour éviter une défaite, ils supposent qu’une escalade catastrophique peut être évitée. Rares sont ceux qui imaginent que les forces américaines seront directement impliquées dans les combats ou que la Russie osera utiliser des armes nucléaires.
Note du Saker Francophone
Nous vous présentons la traduction d’un article tiré d’un média grand public étasunien, Foreign Affairs, qui a fait un peu de bruit dans l’establishment car il montre les dangers de la politique va-t-en-guerre occidental. Suivi d’un deuxième article, écrit par Gilbert Doctorow, un analyste alternatif spécialiste de la Russie dont nous avons déjà publié quelques traductions, qui critique l’article de Mearsheimer. Cela pour vous montrer le contraste entre les deux analyses, qui se rejoignent pourtant sur le fond. Contraste qui montre l’impact que peut avoir la propagande médiatique sur les élites intellectuelles, même les plus ouvertes d’esprit.
Washington et ses alliés sont beaucoup trop cavaliers. Bien qu’une escalade désastreuse puisse être évitée, la capacité des belligérants à gérer ce danger est loin d’être certaine. Le risque qu’elle se produise est nettement plus important que ce que l’on croit généralement. Et étant donné que les conséquences d’une escalade pourraient inclure une guerre majeure en Europe et peut-être même l’annihilation nucléaire, il y a de bonnes raisons de s’inquiéter davantage.
Pour comprendre la dynamique de l’escalade en Ukraine, il faut commencer par les objectifs de chaque partie. Depuis le début de la guerre, tant Moscou que Washington ont considérablement accru leurs ambitions, et tous deux sont désormais profondément déterminés à gagner cette guerre et à atteindre de formidables objectifs politiques. Par conséquent, chaque partie est fortement incitée à trouver des moyens de l’emporter et, plus important encore, d’éviter de perdre. En pratique, cela signifie que les États-Unis pourraient se joindre aux combats s’ils veulent désespérément gagner ou empêcher l’Ukraine de perdre, tandis que la Russie pourrait utiliser des armes nucléaires si elle veut désespérément gagner ou si elle est confrontée à une défaite imminente, ce qui serait probable si les forces américaines étaient entraînées dans les combats.
En outre, étant donné la détermination de chaque partie à atteindre ses objectifs, il y a peu de chances de parvenir à un compromis significatif. La pensée maximaliste qui prévaut actuellement à Washington et à Moscou donne à chaque camp une raison supplémentaire de gagner sur le champ de bataille afin de pouvoir dicter les termes d’une paix éventuelle. En effet, l’absence d’une solution diplomatique possible incite les deux parties à élever le niveau d’escalade. Ce qui se trouve alors plus haut pourrait être quelque chose de vraiment catastrophique : un niveau de mort et de destruction dépassant celui de la Seconde Guerre mondiale.
Les États-Unis et leurs alliés ont initialement soutenu l’Ukraine pour empêcher une victoire russe et aider à négocier une fin favorable aux combats. Mais dès que l’armée ukrainienne a commencé à frapper les forces russes, en particulier autour de Kiev, l’administration Biden a changé de cap et s’est engagée à aider l’Ukraine à gagner la guerre contre la Russie. Elle a également cherché à porter gravement atteinte à l’économie russe en imposant des sanctions sans précédent. Comme le secrétaire à la Défense Lloyd Austin l’a expliqué en avril, les objectifs des États-Unis sont les suivants : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire le genre de choses qu’elle a faites en envahissant l’Ukraine. » En effet, les États-Unis ont annoncé leur intention d’éliminer la Russie du rangs des grandes puissances.
Qui plus est, les États-Unis ont lié leur propre réputation à l’issue du conflit. Le président américain Joe Biden a qualifié la guerre de la Russie en Ukraine de « génocide » et a accusé le président russe Vladimir Poutine d’être un « criminel de guerre » qui devrait subir un « procès pour crimes de guerre« . Avec de telles proclamations présidentielles, il est difficile d’imaginer Washington faire marche arrière ; si la Russie l’emportait en Ukraine, la position des États-Unis dans le monde subirait un sérieux coup.
Les ambitions russes se sont également élargies. Contrairement aux idées reçues en Occident, Moscou n’a pas envahi l’Ukraine pour la conquérir et l’intégrer à une Grande Russie. Il s’agissait principalement d’empêcher l’Ukraine de devenir un rempart occidental à la frontière russe. Poutine et ses conseillers étaient particulièrement inquiets de voir l’Ukraine rejoindre l’OTAN. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, l’a exprimé succinctement à la mi-janvier, en déclarant lors d’une conférence de presse que « la clé de tout est la garantie que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’est. » Pour les dirigeants russes, la perspective d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est, comme l’a dit Poutine lui-même avant l’invasion, « une menace directe pour la sécurité de la Russie » – une menace qui ne pourrait être éliminée qu’en entrant en guerre et en transformant l’Ukraine en un État neutre ou défaillant.
À cette fin, il semble que les objectifs territoriaux de la Russie se soient considérablement élargis depuis le début de la guerre. Jusqu’à la veille de l’invasion, la Russie s’était engagée à appliquer l’accord de Minsk II, qui aurait maintenu le Donbass dans le giron de l’Ukraine. Cependant, au cours de la guerre, la Russie a conquis de vastes étendues de territoire dans l’est et le sud de l’Ukraine, et il est de plus en plus évident que Poutine a désormais l’intention d’annexer tout ou partie de ces terres, ce qui transformerait effectivement ce qui reste de l’Ukraine en un État croupion dysfonctionnel.
La menace qui pèse aujourd’hui sur la Russie est encore plus grande qu’avant la guerre, principalement parce que l’administration Biden est désormais déterminée à faire reculer les gains territoriaux de la Russie et à paralyser définitivement sa puissance. Pour aggraver encore les choses pour Moscou, la Finlande et la Suède rejoignent l’OTAN, et l’Ukraine est mieux armée et plus étroitement alliée à l’Occident. Moscou ne peut pas se permettre de perdre en Ukraine, et elle utilisera tous les moyens à sa disposition pour éviter la défaite. Poutine semble convaincu que la Russie finira par l’emporter sur l’Ukraine et ses soutiens occidentaux. « Aujourd’hui, nous entendons dire qu’ils veulent nous vaincre sur le champ de bataille« , a-t-il déclaré début juillet. « Qu’en dire ? Qu’ils essaient. Les objectifs de l’opération militaire spéciale seront atteints. Il n’y a aucun doute là-dessus. »
L’Ukraine, pour sa part, a les mêmes objectifs que l’administration Biden. Les Ukrainiens sont déterminés à reconquérir le territoire perdu au profit de la Russie – y compris la Crimée – et une Russie plus faible est certainement moins menaçante pour l’Ukraine. En outre, ils sont convaincus de pouvoir gagner, comme l’a clairement indiqué le ministre ukrainien de la défense, Oleksii Reznikov, à la mi-juillet, lorsqu’il a déclaré : « La Russie peut certainement être vaincue, et l’Ukraine a déjà montré comment. » Son homologue américain est apparemment d’accord. « Notre assistance fait une réelle différence sur le terrain« , a déclaré Austin dans un discours prononcé fin juillet. « La Russie pense qu’elle peut survivre à l’Ukraine – et nous survivre. Mais ce n’est que la dernière en date des erreurs de calcul de la Russie. »
En substance, Kiev, Washington et Moscou sont tous profondément déterminés à gagner aux dépens de leur adversaire, ce qui laisse peu de place au compromis. Ni l’Ukraine ni les États-Unis, par exemple, ne sont susceptibles d’accepter une Ukraine neutre ; en fait, l’Ukraine se rapproche chaque jour davantage de l’Occident. La Russie n’est pas non plus susceptible de restituer la totalité ou même la majeure partie du territoire qu’elle a pris à l’Ukraine, d’autant que les animosités qui alimentent le conflit dans le Donbass entre les séparatistes pro-russes et le gouvernement ukrainien depuis huit ans sont plus intenses que jamais.
Ces intérêts contradictoires expliquent pourquoi tant d’observateurs pensent qu’un règlement négocié ne se produira pas de sitôt et prévoient donc une impasse sanglante. Ils ont raison sur ce point. Mais les observateurs sous-estiment le potentiel d’escalade catastrophique que recèle une guerre prolongée en Ukraine.
Il existe trois chemins d’escalade inhérents à la conduite de la guerre : l’une ou les deux parties l’intensifient délibérément pour gagner, l’une ou les deux parties l’intensifient délibérément pour empêcher la défaite, ou les combats s’intensifient non par choix délibéré mais par enchaînements de faits. Chaque chemin est susceptible d’entraîner les États-Unis dans les combats ou de conduire la Russie à utiliser des armes nucléaires, voire les deux.
Une fois que l’administration Biden a conclu que la Russie pouvait être battue en Ukraine, elle a envoyé davantage d’armes (et plus puissantes) à Kiev. L’Occident a commencé à accroître la capacité offensive de l’Ukraine en envoyant des armes telles que le système de roquettes à lancement multiple HIMARS, en plus des armes « défensives » telles que le missile antichar Javelin. Au fil du temps, la létalité et la quantité des armes ont augmenté. Il faut savoir qu’en mars, Washington a opposé son veto à un projet de transfert d’avions de combat MiG-29 polonais à l’Ukraine, au motif que cela risquait d’intensifier le combat, mais en juillet, il n’a soulevé aucune objection lorsque la Slovaquie a annoncé qu’elle envisageait d’envoyer les mêmes avions à Kiev. Les États-Unis envisagent également de donner leurs propres F-15 et F-16 à l’Ukraine.
Les États-Unis et leurs alliés forment également l’armée ukrainienne et lui fournissent des renseignements essentiels qu’elle utilise pour détruire des cibles russes clés. En outre, comme l’a rapporté le New York Times, l’Occident dispose d’un « réseau furtif de commandos et d’espions » sur le terrain en Ukraine. Washington n’est peut-être pas directement engagé dans les combats, mais il est profondément impliqué dans la guerre. Et il ne lui reste plus qu’un pas à franchir pour que ses propres soldats appuient sur la gâchette et ses propres pilotes sur les boutons.
L’armée américaine pourrait s’impliquer dans les combats de différentes manières. Envisageons une situation où la guerre s’éternise pendant un an ou plus, et où il n’y a pas de solution diplomatique en vue ni de voie praticable vers une victoire ukrainienne. Dans le même temps, Washington cherche désespérément à mettre fin à la guerre, peut-être parce qu’il doit se concentrer sur l’endiguement de la Chine ou parce que les coûts économiques du soutien à l’Ukraine causent des problèmes politiques dans le pays et en Europe. Dans ces circonstances, les décideurs américains auraient toutes les raisons d’envisager de prendre des mesures plus risquées – comme l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine ou l’insertion de petits contingents de forces terrestres américaines – pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.
Un scénario plus probable pour une intervention américaine se produirait si l’armée ukrainienne commençait à s’effondrer et que la Russie semblait susceptible de remporter une victoire majeure. Dans ce cas, étant donné l’engagement profond de l’administration Biden à empêcher cette issue, les États-Unis pourraient essayer de renverser la vapeur en s’impliquant directement dans les combats. On peut facilement imaginer des responsables américains croyant que la crédibilité de leur pays est en jeu et se convainquant qu’un recours limité à la force sauverait l’Ukraine sans inciter Poutine à utiliser des armes nucléaires. Par ailleurs, une Ukraine désespérée pourrait lancer des attaques à grande échelle contre des villes russes, en espérant qu’une telle escalade provoquerait une réponse massive de la Russie qui obligerait finalement les États-Unis à se joindre aux combats.
Le dernier scénario d’implication américaine est celui d’une escalade involontaire : sans le vouloir, Washington est entraîné dans la guerre par un événement imprévu qui s’amplifie. Peut-être que des avions de chasse américains et russes, qui sont entrés en contact étroit au-dessus de la mer Baltique, entrent accidentellement en collision. Un tel incident pourrait facilement dégénérer, étant donné les niveaux élevés de peur des deux côtés, le manque de communication et la diabolisation mutuelle.
Ou peut-être la Lituanie bloquera-t-elle le passage des marchandises sanctionnées qui traversent son territoire pour se rendre de Russie à Kaliningrad, l’enclave russe séparée du reste du pays. C’est ce qu’a fait la Lituanie à la mi-juin, mais elle a fait marche arrière à la mi-juillet, après que Moscou a clairement indiqué qu’elle envisageait des « mesures sévères » pour mettre fin à ce qu’elle considère comme un blocus illégal. Le ministère lituanien des affaires étrangères a toutefois refusé de lever complètement le blocus. La Lituanie étant membre de l’OTAN, les États-Unis se porteraient presque certainement à sa défense si la Russie attaquait le pays.
Ou peut-être la Russie détruira-t-elle un bâtiment à Kiev ou un site d’entraînement quelque part en Ukraine, tuant involontairement un nombre important d’Américains, tels que des travailleurs humanitaires, des agents de renseignement ou des conseillers militaires. L’administration Biden, confrontée à un tollé dans son pays, décidera qu’elle doit riposter et frappera des cibles russes, ce qui entraînera un échange de coups bas entre les deux parties.
Enfin, il est possible que les combats dans le sud de l’Ukraine endommagent la centrale nucléaire de Zaporizhzhya, la plus grande d’Europe, contrôlée par la Russie, au point qu’elle émette des radiations dans toute la région, ce qui amènerait la Russie à réagir de la même manière. Dmitri Medvedev, l’ancien président et premier ministre russe, a répondu de manière sinistre à cette éventualité en déclarant en août : « N’oubliez pas qu’il y a aussi des sites nucléaires dans l’Union européenne. Et des incidents sont possibles là aussi« . Si la Russie devait frapper un réacteur nucléaire européen, les États-Unis entreraient presque certainement dans la bataille.
Bien entendu, Moscou pourrait également être à l’origine de cette escalade. On ne peut écarter la possibilité que la Russie, qui cherche désespérément à stopper le flux d’aide militaire occidentale en Ukraine, frappe les pays par lesquels passe la majeure partie de cette aide : la Pologne ou la Roumanie, qui sont toutes deux membres de l’OTAN. Il est également possible que la Russie lance une cyberattaque massive contre un ou plusieurs pays européens aidant l’Ukraine, causant de gros dégâts à ses infrastructures critiques. Une telle attaque pourrait inciter les États-Unis à lancer une cyberattaque de représailles contre la Russie. En cas de succès, Moscou pourrait répondre militairement ; en cas d’échec, Washington pourrait décider que la seule façon de punir la Russie serait de la frapper directement. De tels scénarios semblent tirés par les cheveux, mais ils ne sont pas impossibles. Et ce ne sont que quelques exemples de la façon dont ce qui est aujourd’hui une guerre locale pourrait se transformer en quelque chose de beaucoup plus grand et plus dangereux.
Bien que l’armée russe ait fait d’énormes dégâts en Ukraine, Moscou a, jusqu’à présent, été réticent à lancer une escalade pour gagner la guerre. Poutine n’a pas augmenté la taille de ses forces par une conscription à grande échelle. Il n’a pas non plus pris pour cible le réseau électrique de l’Ukraine, ce qui serait relativement facile à faire et infligerait des dommages massifs à ce pays. En fait, de nombreux Russes lui ont reproché de ne pas mener la guerre plus vigoureusement. Poutine a reconnu ces critiques, mais a fait savoir qu’il s’engagerait dans une escalade si nécessaire. « Nous n’avons même pas encore commencé quelque chose de sérieux« , a-t-il déclaré en juillet, laissant entendre que la Russie pourrait le faire, et le ferait, si la situation militaire se détériorait.
Qu’en est-il de la forme ultime de l’escalade ? Il existe trois circonstances dans lesquelles Poutine pourrait utiliser des armes nucléaires. La première serait que les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN entrent dans la bataille. Non seulement cette évolution modifierait sensiblement l’équilibre militaire en défaveur de la Russie, ce qui augmenterait considérablement la probabilité de sa défaite, mais cela signifierait également que la Russie mènerait une guerre entre grandes puissances à ses portes, qui pourrait facilement déborder sur son territoire. Les dirigeants russes penseraient certainement que leur survie est en danger, ce qui les inciterait fortement à utiliser des armes nucléaires pour sauver la situation. Au minimum, ils envisageraient des frappes de démonstration destinées à convaincre l’Occident de faire marche arrière. Il est impossible de savoir à l’avance si une telle mesure mettrait fin à la guerre ou conduirait à une escalade incontrôlable.
Dans son discours du 24 février annonçant l’invasion, Poutine a fortement laissé entendre qu’il aurait recours aux armes nucléaires si les États-Unis et leurs alliés entraient en guerre. S’adressant à « ceux qui pourraient être tentés d’intervenir« , il a déclaré : « Ils doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront telles que vous n’en avez jamais vues dans toute votre histoire. » Son avertissement n’a pas échappé à Avril Haines, directrice du renseignement national américain, qui a prédit en mai que Poutine pourrait utiliser des armes nucléaires si l’OTAN « intervient ou est sur le point d’intervenir« , en bonne partie parce que cela « contribuerait évidemment à donner l’impression qu’il est sur le point de perdre la guerre en Ukraine« .
Dans le deuxième scénario nucléaire, l’Ukraine renverse par elle-même la situation sur le champ de bataille, sans implication directe des États-Unis. Si les forces ukrainiennes étaient sur le point de vaincre l’armée russe et de reprendre le territoire perdu par leur pays, il ne fait aucun doute que Moscou pourrait facilement considérer ce résultat comme une menace existentielle nécessitant une réponse nucléaire. Après tout, Poutine et ses conseillers ont été suffisamment alarmés par l’alignement croissant de Kiev sur l’Occident pour choisir délibérément d’attaquer l’Ukraine, malgré les avertissements clairs des États-Unis et de leurs alliés quant aux graves conséquences auxquelles la Russie serait confrontée. Contrairement au premier scénario, Moscou utiliserait des armes nucléaires non pas dans le cadre d’une guerre avec les États-Unis, mais contre l’Ukraine. Elle le ferait sans grande crainte de représailles nucléaires, puisque Kiev ne possède pas d’armes nucléaires et que Washington n’aurait aucun intérêt à déclencher une guerre nucléaire. En l’absence d’une menace claire de représailles, il serait plus facile pour Poutine d’envisager l’utilisation du nucléaire.
Dans le troisième scénario, la guerre s’installe dans une impasse prolongée qui n’a pas de solution diplomatique et devient extrêmement coûteuse pour Moscou. Désespérant de mettre fin au conflit dans des conditions favorables, Poutine pourrait choisir l’escalade nucléaire pour gagner. Comme dans le scénario précédent, où il l’intensifie pour éviter la défaite, les représailles nucléaires américaines seraient hautement improbables. Dans les deux scénarios, la Russie est susceptible d’utiliser des armes nucléaires tactiques contre un petit nombre de cibles militaires, du moins dans un premier temps. Elle pourrait frapper des villes et des villages lors d’attaques ultérieures, si nécessaire. L’obtention d’un avantage militaire serait l’un des objectifs de la stratégie, mais le plus important serait de porter un coup qui changerait la donne – de créer une telle peur en Occident que les États-Unis et leurs alliés agiraient rapidement pour mettre fin au conflit dans des conditions favorables à Moscou. Il n’est pas étonnant que William Burns, le directeur de la CIA, ait fait remarquer en avril : « Aucun d’entre nous ne peut prendre à la légère la menace que représente un recours potentiel à des armes nucléaires tactiques ou à des armes nucléaires à faible rendement. »
On pourrait admettre que, bien que l’un de ces scénarios catastrophiques puisse théoriquement se produire, les chances sont faibles et devraient donc être peu préoccupantes. Après tout, les dirigeants des deux camps sont fortement incités à tenir les Américains à l’écart des combats et à éviter toute utilisation nucléaire, même limitée, sans parler d’une véritable guerre nucléaire.
Si seulement on pouvait être aussi optimiste. En fait, la vision conventionnelle sous-estime largement les dangers d’une escalade en Ukraine. Pour commencer, les guerres ont tendance à avoir une logique propre, ce qui rend difficile de prédire leur déroulement. Quiconque affirme savoir avec certitude quel chemin prendra la guerre en Ukraine se trompe. La dynamique de l’escalade en temps de guerre est tout aussi difficile à prévoir ou à contrôler, ce qui devrait servir d’avertissement à ceux qui sont convaincus que les événements en Ukraine peuvent être gérés. En outre, comme l’a reconnu le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz, le nationalisme encourage les guerres modernes à s’intensifier jusqu’à leur forme la plus extrême, surtout lorsque les enjeux sont élevés pour les deux parties. Cela ne veut pas dire que les guerres ne peuvent pas être limitées, mais cela n’est pas facile. Enfin, étant donné les coûts faramineux d’une guerre nucléaire entre grandes puissances, le moindre risque qu’elle se produise devrait inciter chacun à réfléchir longuement à la direction que pourrait prendre ce conflit.
Cette situation périlleuse crée une incitation puissante à trouver une solution diplomatique à la guerre. Malheureusement, il n’y a pas de règlement politique en vue, car les deux parties sont fermement engagées dans des objectifs de guerre qui rendent tout compromis presque impossible. L’administration Biden aurait dû travailler avec la Russie pour régler la crise ukrainienne avant que la guerre n’éclate en février. Il est maintenant trop tard pour conclure un accord. La Russie, l’Ukraine et l’Occident sont coincés dans une situation terrible, sans issue évidente. On ne peut qu’espérer que les dirigeants des deux parties géreront la guerre de manière à éviter une escalade catastrophique. Mais pour les dizaines de millions de personnes dont la vie est en jeu, ce n’est qu’un maigre réconfort.
John J. Mearsheimer
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
Voici maintenant le commentaire de Gilbert Doctorow au sujet de cet article :
Critique du dernier article de John Mearsheimer sur l’Ukraine dans « Foreign Affairs« .
Par Gilbert Doctorow − Le 20 août 2022
Il y a quelques jours, la revue de politique internationale la plus lue aux États-Unis, Foreign Affairs, publiait un article du professeur de l’Université de Chicago, John Mearsheimer, intitulé « Playing with Fire in Ukraine : the Underappreciated Risks of Catastrophic Escalation »
Cette publication a constitué un événement majeur en soi compte tenu de la ligne éditoriale orthodoxe de Foreign Affairs pour tout ce qui concerne la Russie et des remises en cause de la narrative de Washington faites par Mearsheimer depuis la parution de son article « Why the Ukraine Crisis is the West’s Fault » [Pourquoi la crise en Ukraine est de la faute de l’Occident] dans le numéro d’automne 2014 de Foreign Affairs. À l’époque, cet article avait suscité un paroxysme de rage chez les partisans de la ligne dure qui forment la majorité de la communauté américaine de politique étrangère et des lecteurs de la revue.
La vidéo d’un discours sur le même sujet, que Mearsheimer a prononcé en 2014 peu après la parution de l’article, a été visionnée par plus de 12 millions de visiteurs sur YouTube. Une version actualisée du même discours, publié aussi sur YouTube au cours de ce printemps, a attiré plus de 1,6 million de spectateurs. On peut affirmer sans risque que John Mearsheimer est l’universitaire qui conteste la sagesse conventionnelle sur la guerre en Ukraine le plus vu et le plus écouté.
Je reconnais volontiers le mérite du nouvel article de Mearsheimer : avertir de la manière dont le conflit en Ukraine pourrait facilement échapper à tout contrôle et dégénérer en une guerre nucléaire. Les conseillers inexpérimentés et ignorants de la Maison Blanche doivent être secoués pour sortir de leur complaisance et tout ce qui est publié dans Foreign Affairs sera nécessairement porté à leur attention, alors qu’un article publié par www.antiwar.com, par exemple, sera brûlé avant même d’être lu.
Toutefois, cela n’excuse pas Mearsheimer de se baser sur les mêmes sources d’information restreintes et déformées que celles utilisées par les grands médias et les grands universitaires, tout en ignorant d’autres sources d’information qui donneraient plus de profondeur à son analyse et modifieraient peut-être ses conclusions de manière substantielle. Pour être explicite, je pense qu’il écoute trop attentivement les prévisions optimistes de Washington et de Kiev concernant une contre-offensive qui aboutira à une impasse, voire à une défaite russe, et qu’il n’écoute pas les rapports russes sur l’évolution de leur campagne sur le terrain, qui indiquent une réduction lente et régulière de tous les obstacles à la conquête de l’oblast de Donetsk, ce qui signifie la capture de l’ensemble du Donbass.
L’avancée russe n’est que légèrement ralentie par le détournement de troupes vers la région de Kherson pour étouffer dans l’œuf cette attaque ukrainienne bien annoncée. Aux dernières nouvelles, les Russes s’approchent des points forts stratégiques de Slavyansk et Kramatorsk, berceau du mouvement indépendantiste du Donbass en 2014. En prenant ces villes de la région centrale, ils coupent l’approvisionnement en armes des positions ukrainiennes les plus lourdement fortifiées juste à l’extérieur de la ville de Donetsk, celles qui bombardent les quartiers résidentiels et tuent des civils quotidiennement depuis huit ans. C’est ce qui explique qu’ils aient finalement envahi et détruit les positions ukrainiennes dans la ville de Peski, à seulement deux kilomètres de la capitale de la RPD, la semaine dernière.
La prise de Peski n’a pas été rapportée par les médias occidentaux, tout comme la nature criminelle de certains actes, avoir tiré sur des cibles civiles en violation des conventions internationales sur la conduite de la guerre, par exemple, et cela n’a jamais été signalé. Ainsi, l’avancée russe n’a rien de « choquant et effrayant« , ce qui signifie que les Russes ne font rien pour faire les gros titres et forcer Biden à entamer une escalade disproportionnée.
Le programme russe, tel qu’annoncé dans leurs principaux talk-shows télévisés, est d’achever la libération du Donbass d’ici la fin de l’année. Après cela, s’il n’y a pas de capitulation ukrainienne, il est probable que la progression se poursuivra jusqu’en Transnistrie et à la frontière roumaine, en passant par Odessa, auquel cas aucun traité de paix ne sera plus nécessaire pour quiconque. Le régime de Zelensky pourra être laissé à l’abandon, les récriminations mutuelles ébranlant la base de son pouvoir.
L’article de Mearsheimer examine en détail les nombreux scénarios possibles d’une escalade dangereuse, voire catastrophique, du conflit. Mais ceux-ci sont innombrables et largement imprévisibles, de sorte qu’il ne couvre finalement qu’une fraction des possibilités de dérapage. Elles sont, comme il l’admet, peu susceptibles de se produire. Amen.
L’une de ces possibilités d’escalade catastrophique qui retient actuellement l’attention des médias mondiaux est l’affrontement à la centrale nucléaire de Zaporozhie, occupée par la Russie, la plus grande centrale de ce type en Europe. Les deux parties en conflit jouent sur la menace inhérente aux tirs d’artillerie et de roquettes sur une installation nucléaire à des fins de propagande, pour dépeindre l’autre partie comme étant folle : les Ukrainiens décrivent des dirigeants du Kremlin comme étant des terroristes nucléaires et des maîtres chanteurs, les Russes disent que les forces ukrainiennes qui tirent sur la centrale sont des « singes portant des grenades« . Mearsheimer avait certainement à l’esprit, lorsqu’il a formulé son article, les dommages causés à la centrale et le rejet de substances radioactives dans l’atmosphère. Cependant, permettez-moi d’être parfaitement clair : il s’agit d’un faux problème, tout comme le prétendu blocus russe des ports ukrainiens qui aurait forcé à la famine les nations africaines qui ne parvenaient pas à obtenir les céréales qu’elles avaient commandées à l’Ukraine avant le conflit. Le fait est que les réacteurs nucléaires sont encastrés dans des murs de béton d’un mètre d’épaisseur qui sont résistants à tous les projectiles que les Ukrainiens sont capables de lancer. Les risques concernent les bâtiments administratifs et les systèmes de refroidissement. Les Russes sont parfaitement capables d’arrêter les réacteurs nucléaires à tout moment pour éviter une catastrophe.
Permettez-moi maintenant d’attirer l’attention sur le risque nucléaire que Mearsheimer identifie dans son article. Il a repris exactement le même argument que les commentateurs dominants aux États-Unis, à savoir que la Russie pourrait recourir aux armes nucléaires au cas où la campagne se retournerait contre elle en raison d’une intervention plus importante de l’Occident, y compris par l’envoi de troupes sur le terrain. Nous savons tous que des troupes sont déjà sur le terrain, à savoir les « instructeurs » qui dirigent les tirs des HIMARS. Nous savons que des officiers supérieurs américains et d’autres officiers occidentaux assurant la liaison avec leurs homologues ukrainiens ont récemment été réduits en miettes par l’attaque à la roquette russe sur Vinnitsa. Tout cela a été passé sous silence et le seul indice de ce désastre pour Washington a été le licenciement des dirigeants des services de renseignement ukrainiens, dès le lendemain.
Bien sûr, personne ne sait ce qui pourrait encore forcer une escalade. Mais là encore, Mearsheimer passe à côté de certaines considérations importantes. Pourquoi suppose-t-il que les Russes devraient passer aux options nucléaires et pourquoi ces options seraient-elles dirigées contre Kiev et non, par exemple, contre Londres ? Plus précisément, il ne tient pas compte du fait que les Russes ont à peine commencé à se battre, comme Poutine l’a récemment déclaré publiquement. Ils ne se sont pas mobilisés et n’ont pas émis d’avis de conscription, ils n’ont pas mis l’économie sur le pied de guerre. Et ils n’ont pas déployé leurs armes les plus conséquentes. Au contraire, ils se sont retenus, mais sont prêts à les utiliser si nécessaire dans une guerre directe avec l’OTAN. Il s’agit de charges conventionnelles massivement destructrices transportées par des fusées hypersoniques et similaires.
Il y a ensuite une autre dimension du conflit que Mearsheimer n’aborde pas dans son article, alors qu’elle exercera une influence décisive sur la victoire de Washington ou de Moscou dans cette lutte acharnée : les dommages économiques causés par les sanctions contre l’Europe par le biais d’un retour de flamme qui est sur le point de devenir politiquement insoutenable à l’arrivée de la saison de chauffage d’automne et d’hiver. Les pays baltes et la Pologne sont et resteront irraisonnables, dirigés qu’ils sont par des russophobes délirants. Toutefois, lorsque les inévitables manifestations de rue se produiront en France, le plus instable des grands États de l’UE, suivi par l’Allemagne de l’Est et même par la Belgique, un pays plus passif, comme me l’expliquent les élites locales avec qui je parle, alors les politiciens européens partiront dans des directions contradictoires et l’unité s’effondrera. Les Russes sont sûrs de gagner cette guerre psychologique, malgré tous les efforts des médias de l’UE pour l’étouffer. Le jour où Scholz donnera le feu vert à l’ouverture du Nord Stream II marquera la victoire des Russes et mettra un terme aux décisions suicidaires prises par les États-Unis en Europe.
Pour toutes ces raisons, j’exhorte le professeur Mearsheimer et ses disciples à prêter davantage attention à ce que disent les Russes et moins aux babillages de Washington.
Gilbert Doctorow
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
Source: Lire l'article complet de Vigile.Québec