par Israël Adam Shamir.
Une lecture de La Quatrième théorie politique, par Alexandre Douguine. Arktos, Londres 2012.
Les idées ne circulent pas facilement d’est en ouest. C’est une norme que les idées occidentales se répandent à l’Est, et non l’inverse. La Russie, héritière de Byzance, est un « Orient », parmi d’autres grands « Orients » du Dar al-Islam, de la Chine, de l’Inde ; parmi eux, la Russie est la plus proche de l’Occident, et déjà très différente. C’est probablement la principale raison pour laquelle Douguine, cet important penseur russe contemporain, ne fait son entrée tardive dans la conscience occidentale que maintenant.
Alexandre Douguine, un jeune homme élégant, mince, soigné, branché et barbu de l’Université de Moscou, est une figure culte dans son pays ; les gens se pressent à ses conférences ; ses nombreux livres couvrent un vaste éventail de sujets allant de la culture pop à la métaphysique, de la philosophie à la théologie, des affaires internationales à la politique intérieure. Il parle couramment de nombreuses langues, c’est un lecteur vorace, et il a fait connaître aux Russes de nombreux penseurs occidentaux moins connus. Il est prêt à s’enfoncer dans les eaux les plus profondes de la pensée mystique et hétérodoxe avec un courage époustouflant. Il s’épanouit dans les controverses ; adoré et détesté, mais jamais ennuyeux.
C’est un érudit et un praticien du mysticisme, proche de Mircea Eliade et de Guenon ; un pratiquant de l’orthodoxie traditionaliste ; un fervent étudiant des théories du complot, des Templiers et du Saint Graal, et jusqu’à l’Arctogaia de Herman Wirth ; c’est un maître des outils aiguisés par Jean Baudrillard et Guy Debord ; mais avant tout, c’est un combattant dévoué pour la libération de l’humanité de l’étau de la tyrannie libérale du Nouvel Ordre Mondial dominé par les Américains, ou même de la tyrannie de Maya, la virtualité post-moderniste post-libérale – par des moyens politiques.
Comme Alain Soral et Alain de Benoist, il considère que la dichotomie gauche ou droite est obsolète. Ce qui compte, c’est la conformité ou la résistance au Nouvel Ordre Mondial. Douguine est pour la Résistance. À cette fin, il croise les idées politiques comme on croise des chiens de combat féroces. La foi, la tradition, la révolution, le nationalisme et le communisme sont les ingrédients de son hybridation. Il s’en faudrait de peu qu’il nous fasse découvrir en Chavez un prêtre de la Théologie de la Libération armé d’une bombe atomique et versé dans Heidegger.
Douguine s’est essayé à la politique radicale avec Edouard Limonov, le poète national-bolchevique, avec Jamal Hyder, le réformateur de l’Islam ; c’était un idéologue pour les Rouges-Bruns, comme on appelait une alliance de communistes et de nationalistes purs et durs dans la Russie des années 1990 ; maintenant, il chaperonne un petit mouvement eurasien.
Mais ce n’est pas un politicien par nature : comme Confucius, il préfère être un sage conseiller du souverain. En cela, il a aussi peu réussi que Confucius. Il a esquissé une idéologie pour Poutine ; à l’époque, Poutine utilisait ses mots mais en rejetant ses pensées. Douguine était très critique à l’égard de Poutine pour ses premières mesures bancales, mais il a tout de même soutenu le président lorsque les libéraux de Moscou ont commencé leur Fronde. Dans ses livres, il propose un plan pour le développement futur de sa patrie. Compte tenu de son influence, il est important d’apprendre de lui ; et encore plus si l’on se souvient que les Russes ont autrefois montré la voie à l’humanité, même si cette voie a fini par être désertée.
Intellectuellement curieux, Douguine a vérifié tous les concepts, toutes les idées de l’Est et de l’Ouest, même celles qui sont interdites et oubliées, tant qu’elles pouvaient servir la Résistance. Il a utilisé les idées communistes ainsi que celles des traditionalistes radicaux pour qui Hitler et Mussolini n’étaient pas assez radicaux. Il tisse la théologie, la politique et la métaphysique en une seule méta-narration. Son style est lucide et agréable.
La « Quatrième théorie politique », telle que publiée par Arktos, porte le même titre que l’un des livres les plus récents et les plus importants de Douguine, mais il s’agit d’un livre tout à fait différent ; il serait plus approprié de l’appeler Douguine Reader, ou Essential Douguine, car c’est un livre spécialement destiné à un lecteur occidental anglophone. C’est une bonne chose : en tant que personne qui écrit en russe et en anglais, je suis témoin qu’un texte de philosophie politique russe ne peut pas être rendu directement en anglais, car les cultures politiques sont trop éloignées. Tel quel, ce livre constitue un bon point de départ pour découvrir le penseur politique Douguine.
La Quatrième théorie politique du titre du livre s’oppose aux trois paradigmes (théories politiques) les plus importants du siècle dernier, à savoir le libéralisme, le marxisme (y compris le communisme et le socialisme) et le fascisme (y compris le national-socialisme). Au terme d’une lutte d’un siècle, le libéralisme a vaincu les deux autres, et a affirmé que son règne serait éternel (« Fin de l’histoire »). La Quatrième théorie (il s’agit plutôt d’un paradigme) est proposée pour le vaincre et l’enterrer, le libéralisme. Douguine ne présente pas une Quatrième Théorie toute faite pour supplanter les trois autres, mais indique plutôt quelques directions pour sa création et sa mise en œuvre pratique. Cette nouvelle théorie ne devrait pas expliquer le monde, mais le changer. Elle devrait inspirer une croisade contre le libéralisme centré sur l’Occident, comme la Seconde Guerre mondiale a été une croisade contre le nazisme. En d’autres termes, il ne s’agit pas tant d’une théorie que d’une doctrine de combat, un appel à reconstruire notre monde.
« L’ennemi est plus important que l’ami, choisissez-le soigneusement car ce choix influencera vos décisions », disait Carl Schmitt, le mentor de Douguine. L’ennemi n° 1 de Douguine est le libéralisme, qui, selon lui, est une forme de darwinisme social permettant aux plus riches de survivre et de s’épanouir, tandis que les autres souffrent et meurent spirituellement et physiquement.
Le libéralisme est le plus grand mal de notre époque en raison de son caractère inévitable, de son imposition sans choix depuis les années 1990 ; il est l’impasse et le destin à défier, selon Douguine. Le libéralisme et sa « liberté de » conduit à la désintégration de la société ; il « libère » l’homme de la famille, de l’Etat, du sexe, et même de son humanité. Selon Douguine, le libéralisme finira par supplanter l’homme par des cyborgs génétiquement modifiés.
Le quatrième paradigme devrait incorporer les meilleures caractéristiques de ses trois prédécesseurs et rejeter leurs défauts. Ainsi, le matérialisme historique ou la croyance en l’inévitabilité du progrès, l’économisme ou la croyance en la primauté de l’économie, l’anti-spiritualité et l’anti-ethnicité du marxisme devraient être rejetés, tandis que sa critique du capitalisme devrait être conservée, ainsi que le mythe fondateur du retour au Paradis perdu du travail créatif.
Douguine est prêt à considérer les bons points du fascisme et du national-socialisme, et c’est pour cette raison qu’il est parfois taxé de « nazi » par des critiques injustes, ce qui est une erreur, car il n’est absolument pas raciste. Dans ce livre, il prêche contre le racisme, non seulement contre le racisme biologique grossier du Troisième Reich, mais aussi contre la civilisation unipolaire raciste, le glamour et la mode racistes, le racisme culturel, voire l’exclusion raciste que développe le politiquement correct. En expurgeant la composante raciste du national-socialisme, cette théorie politique est rendue « sûre » et ses aspects positifs peuvent être pris en considération, dit-il. Parmi les aspects positifs, on trouve l’amour du peuple, du volk, un amour érotique des hommes et des femmes constituant le peuple, l’ethnocentrisme, l’acceptation de « l’ethnos dans son environnement » comme sujet de l’histoire.
Bien que la Quatrième Théorie soit brandie comme une arme contre le libéralisme, on peut y trouver des aspects positifs. Douguine approuve la liberté tout en rejetant l’individualisme. La liberté humaine – oui, dit-il, la liberté individuelle – non. Il soumet le concept des droits individuels à une critique cinglante : le libéralisme approuve les droits individuels parce qu’ils sont chétifs ; ce sont les droits d’un petit homme. La liberté humaine, c’est la liberté d’un grand homme, d’un peuple, et elle devrait être illimitée, dit-il.
Douguine s’efforce de remédier aux défauts du communisme et du national-socialisme, peut-être en croisant ces théories, se situant quelque part entre les frères Strasser et Ernst Niekisch anti-hitlériens d’un côté, et les nationaux-communistes de l’autre. Ce terrain de rencontre entre l’extrême gauche et l’extrême droite d’hier devrait être fertilisé par le mythe et la tradition, désécularisé et centré sur le Dasein, dans un premier temps.
Pourtant, il y a des caractéristiques de ces trois prédécesseurs qui ne sont pas acceptables pour Douguine, et tout d’abord la croyance dans le progrès et le développement linéaire. Un régulateur pour boule de feu, un dispositif qui empêche une machine à vapeur d’exploser en coupant l’alimentation en carburant au fur et à mesure qu’elle s’emballe, telle est la chose dont l’humanité a besoin pour ses entreprises. Au lieu d’un processus monotone, il devrait y avoir un processus circulaire, cyclique, ce que d’autres appelleraient un développement durable.
Douguine a l’intention de remédier à un profond problème ontologique d’aliénation et de négation de l’Être, selon les termes de Martin Heidegger, qui a dit que les Grecs anciens confondaient l’Être-en-soi (Sein) et l’expérience humaine de l’Être-dans-le-monde (Dasein), et que cette petite confusion, à la longue, a causé le progrès technique et a conduit au Néant. C’est ce que Douguine veut surmonter en faisant de l’Être-au-monde l’acteur le plus admirable de l’histoire. Pour les libéraux, le plus important, c’est l’individu ; pour les communistes, c’est une classe sociale ; pour les nazis, c’est une race ; pour les fascistes, c’est un État, et pour Douguine et son quatrième paradigme, c’est l’Être-au-monde. Ainsi, la nuit profonde de l’aliénation peut être transformée en un jour lumineux d’Être, dit Douguine.
Si les philosophies communiste et nationale-socialiste étaient fondées sur Hegel, la philosophie de Douguine, ainsi que celle de ses ennemis, les libéraux néoconservateurs de Leo Strauss, est fondée sur Heidegger. Un esprit contemporain a décrit la bataille de Stalingrad ainsi : « Les hégéliens de gauche combattent les hégéliens de droite ». Peut-être verrons-nous des Heideggeriens du peuple se battre contre des Heideggeriens élitistes ? …
Certaines des pensées géopolitiques de Douguine sont incluses dans le livre. C’est un ennemi de la globalisation, et il cherche une vie et un développement indépendants pour chacune des grandes régions : Europe, Amérique du Nord, Russie, Chine, etc. Il pense qu’il est important de libérer l’Europe du joug américain. Que l’Amérique soit libre de vivre comme elle l’entend au-delà de l’océan, mais qu’elle cesse de s’immiscer outre-mer et d’imposer son mode de vie aux autres.
En ce qui concerne la Russie, il considère sa patrie comme une base possible de résistance au Nouvel ordre Mondial, avec d’autres pays qui défient le diktat américain. Il ne pense pas que la Russie d’aujourd’hui soit prête à relever le grand défi, elle est encore évasive et hésitante, mais c’est ce que nous avons de mieux, dit-il. Son bouclier nucléaire peut défendre les premières pousses de nouvelles idées contre la justice brutale du shérif mondial.
La Quatrième théorie politique est un bon début pour transmettre les idées de Douguine au lecteur occidental. Après tout, même le rejet par Heidegger du nihilisme occidental est aussi une idée occidentale.
un article publié en 2013
source : The Fourth Political Theory
via Entre la Plume et l’Enclume
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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