Que vont-ils faire lorsque les choses vont vraiment se compliquer ?
Par Ugo Bardi − Le 14 juillet 2019 − Source CassandraLegacy
Nombre de ces lois et régulations furent établies à l’époque où les États-Unis ne disposaient que d’une quantité d’énergie finie. Avant que la nouvelle technologie soit mise en œuvre. »
Gordon Sondland, ambassadeur des États-Unis d’Amérique auprès de l’Union européenne, lors de la conférence « Le combat pour la sécurité énergétique de l’UE », le 11 avril 2019, à Bruxelles. Vidéo complète.
Un jour, Scott Fitzgerald affirma que « Les riches ne sont pas comme vous et moi », et l’on dit qu’Ernest Hemingway répondit : « C’est vrai, ils ont plus d’argent ». Peut-être que cette conversation n’a jamais eu lieu, mais je crois qu’Hemingway avait raison : les riches ne sont pas réellement différents des gens ordinaires, mis à part l’argent qu’ils possèdent. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas plus intelligents que nous. Leurs richesses sont le résultat de la chance et d’une certaine capacité à se trouver au bon endroit au bon moment, à commencer par le fait d’être né d’un père riche.
Je pense que la même conclusion s’applique à la catégorie que nous appelons l’élite. Ils ne sont pas différents de vous et moi : ils ne sont pas plus intelligents, ils disposent simplement de plus de pouvoir. Le concept d’élite, bien entendu, est assez vague. Disons qu’il s’agit de gens présentant une certaine capacité à mettre en pratique leurs croyances, et qui ont ainsi un impact sur le monde. Les gens du commun (vous et moi) n’ont pas cette capacité : au mieux, nous pouvons évacuer nos frustrations sur Internet : et c’est ce que je suis en train de faire!
Donc, si quelque chose d’important se produit dans le monde, c’est du fait que des élites veulent que cela se produise. Le président des États-Unis d’Amérique peut décider de bombarder un pays étranger, et celui-ci sera bombardé. Les sénateurs et députés peuvent créer des lois qui s’appliqueront à chacun dans le pays, et ces lois seront bel et bien appliquées. Les militaires peuvent faire pression pour siphonner des fortunes de plus en plus colossales depuis les impôts payés par tout un chacun, afin de construire des armes de plus en plus chères, et la plupart du temps, ils auront ce qu’ils veulent. Les gens riches peuvent déplacer de grosses sommes d’argent pour soutenir l’extraction d’énergies fossiles, et cela se retrouve mis en œuvre, qu’importe si cela sera rentable ou pas.
Au fur et à mesure que nous descendons dans la hiérarchie, ces capacités se diluent peu à peu, et disparaissaient à la frontière floue qui sépare les élites des gens du commun. Les élites et les gens du commun se comportent de manière semblable, même si les membres de l’élite peuvent se montrer plus agressifs. Mais le fait reste : certaines personnes, plus haut dans la hiérarchie, peuvent réaliser des choses qui ne nous sont pas accessibles.
Je n’invente rien : il s’agit de la « théorie de l’élite », qui affirme que le monde change de la manière dont les riches et les puissants veulent qu’il change. Cette théorie est bien connue depuis plus d’un siècle, et sans doute était-elle déjà bien comprise dans les époques anciennes. Une étude récente démontre le faible, voire nul, pouvoir de décision des gens du commun dans une démocratie : cette étude a été publiée par Gilens et Page en 2014 ; leur conclusion est que « les élites économiques et les groupes organisés représentant des intérêts corporatifs ont des impacts indépendants substantiels sur les politiques décidées par le gouvernement des États-Unis, alors que les citoyens moyens et les groupes d’intérêt représentant le grand public n’ont qu’une influence indépendante très faible, voire nulle. »
Je dirais qu’il n’y a là rien de surprenant. Mais notez qu’il n’existe rien de tel qu’un « gouvernement de l’élite » secret, avec des gens portant des capes se rassemblant dans un sous-sol sombre sous la Maison blanche, à Washington. Simplement, les pressions générées par les gens riches s’agrègent vers une certaine direction, qui correspond à leurs croyances prévalentes. Et le monde va dans cette direction.
Alors, que pense l’élite ? Peut-être qu’on peut en avoir un aperçu via les propos qu’a tenus M. Gordon Sondland lors d’une conférence sur la sécurité énergétique de l’Union européenne en avril 2019. Entre autres affirmations douteuses, l’une est particulièrement remarquable : « les États-Unis disposaient d’une quantité d’énergie finie avant que les nouvelles technologies aient été mises en place ». Cela revient à dire que l’énergie fossile disponible aux États-Unis est à présent infinie.
M. Sondland fait sans aucun doute partie de l’élite des États-Unis. Il s’agit d’un homme riche, dont on dit qu’il aurait contribué à la campagne électorale de Donald Trump à hauteur d’1 million de dollars. Pas étonnant qu’il se soit vu attribué le poste prestigieux [LOL, NdSF] d’ambassadeur des États-Unis auprès de l’UE. Mais il ne s’agit pas là d’une simple récompense pour services rendus : M. Sondland est tout à fait la bonne personne pour colporter du gaz naturel étasunien aux Européens. Si vous avez le temps, écoutez le parler lors de cette conférence. Onctueux, sûr de lui, convaincant, le genre de personne qui pourrait vendre des moustaches à un chat.
Mais la chose intéressante, c’est que je suis convaincu que M. Sondland croit réellement que l’énergie étasunienne est infinie en résultante de progrès technologiques 1. Bien entendu, je ne peux pas aller vérifier dans sa tête, mais ces mots sont prononcés sur un ton tellement naturel que je suis prêt à parier qu’il y croit. C’est une croyance qui s’inscrit tout à fait dans le débat actuel sur les médias. Bien entendu, il n’y a qu’une frange pour croire que les hydrocarbures sont physiquement disponibles à l’infini, mais la plupart des gens sont à présent entrés dans une phase de distanciation complète avec le concept de la simple existence d’un « épuisement », sans parler du fait qu’il s’agit d’un problème qui va se produire dans l’avenir proche. C’est tout aussi vrai pour le changement climatique.
À supposer que nous puissions considérer cette phrase de M. Sondland comme représentative de la manière dont pense l’élite, je suppose que cela démontre qu’ils se laissent influencer par leur propre propagande. Comme je l’ai dit, ils ne sont pas différents de vous et moi : ils regardent CNN et Fox News, eux aussi. Et, comme la plupart des gens, ils sont incapables de raisonner de manière quantitative, ou de comprendre des systèmes complexes ; ils n’ont aucune connaissance de la physique, et ils ne font usage que de modèles extrêmement rudimentaires, fondés sur l’intuition.
Je pense que cela explique beaucoup de choses quant à la marche du monde que nous observons. Les élites croient que la technologie peut apporter « des ressources infinies », et c’est pour cela que leur branche financière déverse des quantités d’argent astronomiques dans une entreprise déficitaire telle que le pétrole de schiste. Cela explique également pourquoi leur branche militaire est aussi obsédée par de petites guerres insignifiantes, cependant que l’écosystème part en vrille. Ils agissent selon leurs croyances, voilà tout.
Bien sûr, c’est ce qui se produit en ce moment. Et si quelque chose de vraiment important venait modifier les croyances entretenues par l’élite ? Une nouvelle crise du pétrole, par exemple ? Ou un désastre vraiment immense du fait du climat ? Cela pourrait ouvrir la voie à des scénarios intéressants. En général, le comportement des gens est bien décrit par ces mots qu’a prononcés James Schlesinger : « Les gens n’ont que deux modes de fonctionnement : la satisfaction de soi et la panique ». Il ne fait aucun doute que les élites sont absolument en mode satisfait d’eux même en ce moment, mais, si les choses se mettent à sévèrement secouer, est-ce que l’élite va passer en mode panique ? Et si tel est le cas, que se produira-t-il ?
Sans doute l’élite paniquée ne réagira-t-elle pas de manière rationnelle : ce n’est pas là le mode de fonctionnement des êtres humains. Plus probablement, ils maintiendront leur confiance envers la technologie : si M. Sondland croit que celle-ci peut rendre les énergies fossiles infinies, alors il s’ensuit que de plus hautes doses de technologie pourront résoudre de nouveaux problèmes. Si la technologie de la fracturation cesse de fonctionner, nous pouvons appliquer des technologies plus avancées, et tirer des combustibles liquides du charbon, pourquoi pas ? Ou bien relancer un effort maximal sur l’énergie nucléaire, et au diable les torpilles radioactives. Et le changement climatique ? Eh bien, les scientifiques trouveront bien moyen de s’en occuper : larguer un produit dans l’atmosphère, envoyer des miroirs en orbite, ou n’importe quoi d’autre.
Cela pourrait être bien pire : l’élite peut décider que le problème est que trop de gens consomment et produisent. Dans ce cas, ils pourraient chercher des moyens d’y remédier – vous pouvez deviner comment. Ou bien, ils peuvent simplement décider qu’après tout, pourquoi se soucier des gens du commun ? Ils travailleront à se sauver eux-mêmes et les gens du commun seront laissés en arrière, pour tomber du haut de la falaise de Sénèque, à la flotte. C’est exactement ce qu’a fait l’élite romaine à la chute de l’empire romain. Et nous assisterons à la combinaison habituelle de mensonges, ces sacrés mensonges, et de propagande. Apprêtez-vous à connaître une époque intéressante.
Ugo Bardi enseigne la chimie physique à l’Université de Florence, en Italie, et il est également membre du Club de Rome. Il s’intéresse à l’épuisement des ressources, à la modélisation de la dynamique des systèmes, aux sciences climatiques et aux énergies renouvelables.
Traduit par José Martí, relu par Kira pour le Saker Francophone
Notes
- Et si M. Sondland mentait et savait parfaitement bien que les réserves fossiles des États-Unis ne sont pas infinies? Cela ne modifie guère la situation, sauf à indiquer qu’une grande fraction de l’élite (M. Sondland y compris) est déjà entrée en mode panique. ↩
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