par Samuel Noah Kramer.
Le premier parlement
Les premiers souverains de Sumer, si grands qu’aient pu être leurs succès de conquérants, n’étaient pas des tyrans entièrement libres de leurs actes, des monarques absolus. Sur les intérêts majeurs de l’État, particulièrement sur les questions de guerre et de paix, ils consultaient leurs concitoyens les plus notables, réunis en assemblées. Ce recours à des institutions « démocratiques », dès le IIIe millénaire avant Jésus-Christ, constitue un nouvel apport de Sumer à la civilisation. Le fait surprendra sans doute bien de nos contemporains, persuadés que la démocratie est une invention de l’Occident, et même une invention de date récente. N’oublions pas cependant que le développement social et spirituel de l’homme est, contrairement à une opinion superficielle, souvent lent, tortueux et difficile à suivre dans son cheminement : l’arbre en pleine vigueur peut fort bien se trouver séparé de la graine originelle par des milliers de kilomètres, ou, comme c’est ici le cas, par des milliers d’années. Ce qui ne manque pas d’étonner toutefois, c’est que le berceau de la démocratie ait pu être précisément ce Proche-Orient, si étranger à première vue à l’idée d’un pareil régime.
Mais quelles surprises ne réserve pas à l’archéologue son patient travail « en sous-œuvre » ! À mesure que s’élargit et s’approfondit son champ de fouille, la « brigade du pic et de la pelle » fait dans cette partie du monde les trouvailles les plus inattendues. Celle dont il est question ici ne révéla, du reste, son importance qu’après plusieurs années de recherches et d’examens. Il s’agit du « procès-verbal » d’une assemblée politique contenu dans un poème dont le texte nous est connu aujourd’hui par 11 tablettes et fragments. Quatre de ces pièces avaient été copiées et publiées au cours des quatre décades passées, mais sans qu’on se fût rendu compte de la valeur documentaire de ce texte, touchant à l’histoire politique de Sumer. Elle n’apparut qu’en 1943, lorsque Thorkild Jacobsen, de l’Oriental Institute de l’université de Chicago, publia son étude sur la Démocratie primitive. J’ai eu moi-même la bonne fortune, depuis lors, d’identifier et de copier les 7 autres pièces à Istanbul et à Philadelphie et de pouvoir ainsi reconstituer le poème dans son entier.
Aux alentours de l’an 3000 avant Jésus-Christ, le premier parlement connu à ce jour se réunit donc en session solennelle. Il se composait, comme nos propres parlements modernes, de deux chambres : un Sénat ou Assemblée des anciens, et une Chambre basse formée par tous les citoyens en état de porter les armes. On se croirait à Athènes ou à l’époque de la Rome républicaine ! Pourtant, nous sommes dans le Proche-Orient, deux bons millénaires avant la naissance de la démocratie grecque. Mais, dès cette époque, Sumer, peuple créateur, pouvait se vanter de posséder de nombreuses grandes villes groupées autour d’édifices publics grandioses et de renommée universelle. Ses négociants avaient noué d’actives relations commerciales par terre et par mer avec les pays environnants ; ses penseurs les plus solides avaient mis au point un ensemble d’idées religieuses qui devait être accepté comme l’évangile non seulement à Sumer mais à travers une grande partie de l’ancien Proche-Orient. Ses poètes les plus doués chantaient leurs dieux, leurs héros et leurs rois avec amour et ferveur. Enfin, pour couronner le tout, les Sumériens avaient progressivement élaboré un système d’écriture, imprimée sur l’argile à l’aide d’un stylet en roseau, qui pour la première fois permit à l’homme de tenir les annales permanentes de ses moindres actions et pensées, de ses espoirs et de ses désirs, de ses jugements et de ses croyances. Il n’est donc pas surprenant que dans le domaine politique aussi les Sumériens aient réalisé d’importants progrès.
Le parlement dont il est fait mention dans notre texte n’avait pas été convoqué pour une mince affaire. Il s’agissait d’une session extraordinaire au cours de laquelle ses deux chambres devaient choisir entre ce que nous appellerions aujourd’hui : « la paix à n’importe quel prix » et « la guerre et l’indépendance ». Il est intéressant de préciser dans quelles circonstances se tint cette mémorable session. Telle la Grèce à une époque beaucoup plus récente, Sumer, en ce IIIe millénaire avant Jésus-Christ, se composait d’un certain nombre de villes-États qui rivalisaient pour l’hégémonie. L’une des plus importantes était Kish, qui, d’après la légende sumérienne, avait reçu du ciel la royauté, immédiatement après le « Déluge ». Cependant, Uruk, une autre cité, beaucoup plus au sud, étendait sa puissance et son influence et menaçait sérieusement la suprématie de sa rivale. Le roi de Kish (dans Ie poème, Agga) finit par se rendre compte du danger : il menaça les Urukiens de leur faire la guerre s’ils ne le reconnaissaient pas comme leur suzerain. C’est à ce moment décisif que furent convoquées les deux assemblées d’Uruk : celle des anciens et celle des citoyens valides.
C’est par un poème épique, nous l’avons dit, que nous est connu ce conflit entre les deux cités sumériennes. Les principaux personnages en sont Agga, dernier souverain de la première dynastie de Kish, et Gilgamesh, roi d’Uruk et « seigneur de Kullab ». Le poème commence avec l’arrivée à Uruk des envoyés d’Agga, porteurs d’un ultimatum. Avant de rendre sa réponse, Gilgamesh consulte l’« assemblée des anciens de la cité » en la priant instamment de ne pas se soumettre à Kish, mais de prendre les armes et de combattre pour la victoire. Les « sénateurs », toutefois, sont loin de partager les mêmes sentiments : ils préféreraient la soumission pour avoir la paix. Mais une telle décision déplaît à Gilgamesh, qui se rend alors devant l’« assemblée des hommes de la cité » et reprend son plaidoyer. Les membres de cette deuxième assemblée décident de combattre : point de soumission à Kish ! Gilgamesh est ravi et semble plein de confiance dans les résultats de la lutte. Celle-ci ne dura que peu de temps : « cela ne prit pas cinq jours », dit le poème, « cela ne prit pas dix jours » – Agga assiégea Uruk et terrorisa ses habitants. Le reste du poème n’est pas très clair, mais il semble que Gilgamesh finit, d’une façon ou d’une autre, par gagner l’amitié d’Agga et par faire lever le siège sans avoir à combattre.
Voici, extrait du poème, le passage relatif au « parlement » d’Uruk ; la traduction en est littérale et restitue, en somme, les mots réels du vieux poème. Toutefois un certain nombre de vers dont le contenu demeure incompréhensible ont été supprimés.
« Les envoyés d’Agga, fils d’Enmebaraggesi,
Quittèrent Kish pour se rendre auprès de Gilgamesh, à Uruk.
Le seigneur Gilgamesh devant les anciens de sa ville
Porta l’affaire, et demanda conseil :
« Ne nous soumettons pas à la maison de Kish,
Frappons-la de nos armes ! »
L’assemblée réunie des anciens de sa ville
Répondit à Gilgamesh :
« Soumettons-nous à la maison de Kish,
Ne la frappons pas de nos armes ! »
Gilgamesh, le seigneur de Kullab,
Qui accomplit d’héroïques exploits pour la déesse Inanna,
N’accepta point dans son cœur les paroles des anciens de sa ville.
Une seconde fois Gilgamesh, le seigneur de Kullab,
Devant les combattants de sa ville
Porta l’affaire et demanda conseil :
« Ne vous soumettez pas à la maison de Kish !
Frappons-la de nos armes ! »
L’assemblée réunie des combattants de sa ville
Répondit à Gilgamesh :
« Ne vous soumettez pas à la maison de Kish !
Frappons-la de nos armes ! »
Alors Gilgamesh, le seigneur de Kullab,
À cet avis des combattants de sa ville,
Son cœur se réjouit, son âme s’éclaira. »
Notre poète, comme on le voit, est des plus concis, il se contente de mentionner le « parlement » d’Uruk et ses deux assemblées, sans donner à leur sujet aucun détail. Ce que nous aimerions connaître, par exemple, c’est le nombre des représentants de chaque corps, et la façon dont les « députés » et les « sénateurs » étaient choisis. Chaque individu pouvait-il émettre son opinion et être assuré qu’on l’entende ? Comment l’accord était-il réalisé entre les deux assemblées ? Les parlementaires usaient-ils, pour émettre leur avis, d’un procédé comparable à notre pratique du vote ? Y avait-il un « président » chargé de conduire le débat et qui prenait la parole au nom de l’assemblée devant le roi ? Sous le noble et serein langage du poète, on peut imaginer que les manœuvres, les intrigues de couloirs avaient déjà cours chez ces vétérans de la politique. L’État urbain d’Uruk était manifestement divisé en deux camps opposés : il y avait un parti de la guerre et un parti de la paix. Et l’on imagine volontiers que, dans les coulisses, bien des réunions durent avoir lieu, assez semblables, au fond, à celles qui se tiennent chez nous dans des salles enfumées, avant que les leaders de chaque « chambre » n’annoncent les décisions finales et, apparemment, unanimes.
De toutes ces vieilles querelles, de tous ces vieux compromis politiques, nous ne retrouverons probablement jamais la trace. Il y a peu de chance que nous mettions jamais la main sur des chroniques « historiques » relatives aux époques d’Agga et de Gilgamesh, puisque l’écriture était encore à leur époque soit totalement inconnue, soit à peine inventée, soit à son stade primitif de la pictographie. Quant à notre poème épique, il est bon de préciser qu’il fut écrit sur tablettes bien des siècles après les incidents qu’il rapporte, probablement plus de mille ans après la réunion du « congrès » d’Uruk.
source : La Gazette du Citoyen
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