Les États-Unis ne sont pas un pays européen. Mais la Russie, elle, oui. Pourquoi les États Unis sont-ils donc dans l’alliance atlantique qui concerne les pays européens, et la Russie non ? Question naïve direz-vous. Non, question plutôt simple, fondamentale qui peut tout expliquer si on enlève le fatras idéologique utilisé pour justifier cette hostilité éternelle envers la Russie.
Tout d’abord, on peut noter que les intérêts économiques des pays européens et de la Russie sont complémentaires. La crise actuelle n’a fait que le montrer à contrario, par ses conséquences des deux côtés. Ceci est évident dans tous les domaines : énergie, technologie, matières premières, agroalimentaire etc. Par exemple le gazoduc « Nord Stream 2 » promettait d’être un puissant instrument de développement économique autant pour les Russes que pour les Allemands et les Européens. Ce sont des intérêts économiques communs qui sont partout le meilleur gage de rapprochement entre les peuples et donc de paix. C’est d’ailleurs, sur la base d’échanges économiques de plus en plus intenses, que s’était opéré le rapprochement de la Russie avec les pays européens après la guerre froide.
Cela aurait pu continuer de fonctionner mais les États Unis, pays extra européen, ont perçu cela comme une menace, celle de la perte de leur hégémonie sur l’Europe. Ils ont donc baptisé ces échanges économiques, « dépendance envers la Russie ». Or, il s’agit d’interdépendance, la Russie ayant autant besoin de ces relations économiques que les Européens. Preuve en est, les sanctions économiques se fixaient précisément comme but de priver la Russie de ces relations économiques, financières et commerciales. Pourquoi ne parle-t-on pas de dépendance lorsqu’il s’agit des mêmes relations avec les États Unis ou un tout autre pays.
L’argument imparable
La question des intérêts économiques communs était tellement évidente qu’il fallait la faire oublier, l’obscurcir. Effrayés de perdre la main sur les pays européens, les EU n’avaient pas d’argument économique valable pour justifier l’acharnement contre la Russie. Là est alors intervenu l’argument « imparable », l’argument idéologique : la « défense des valeurs occidentales », la « lutte pour la Liberté », la « lutte entre la démocratie et les régimes autoritaires ». Tout l’énorme travail de propagande n’a d’autre fonction que celle-là, ne voir le conflit ukrainien que sous cet aspect, étouffer tout esprit critique, ramener chaque fois la question à celle-là. Si quelqu’un met en doute la nécessité de cette guerre, et donc l’utilité des sacrifices consentis par les peuples occidentaux pour cette guerre, on le fait de suite taire : « la liberté n’a pas de prix », « que peut représenter notre confort matériel pour la cause de la liberté, pour laquelle les Ukrainiens paient eux le prix du sang » ! etc.
L’argument est imparable parce que, comme le fanatisme religieux ; il se suffit à lui-même, il ne nécessite pas de justification. Il est sa propre justification. Il sert à tout justifier et à n’avoir rien à justifier.
Cet argument de « lutte pour la démocratie » intervient paradoxalement au moment même où la démocratie occidentale est en crise. L’Occident vivait, avant la crise du COVID, une profonde crise de la démocratie parlementaire traditionnelle. Un peu partout les peuples critiquaient les limites de la démocratie occidentale, ses faux-semblants, ses aspects trompeurs, et réclamaient une démocratie réelle, directe. En France le mouvement des « Gilets jaunes » en avait été l’expression la plus forte. Ceux qui veulent lire dans la guerre en Ukraine, une guerre des Ukrainiens pour la défense de la démocratie, oublient trop vite qu’en Ukraine même il y avait eu un rejet massif des formes dominantes traditionnelles de la démocratie et que l’élection même de Zelensky, un acteur comique, avait pris les allures d’une plaisanterie chez une bonne partie du peuple ukrainien qui rejetait le système et était prêt à voter pour n’importe qui. On veut l’oublier maintenant en construisant autour du personnage toute une légende, à coups de propagande complaisante.
C’est comme si la guerre en Ukraine, permettait de faire oublier, de rejeter en arrière-plan, l’immense mouvement démocratique qui s’exprimait ces dernières années en Europe. Ce fut une retombée inattendue mais vite exploitée par le système.
Le secret de la solidarité occidentale
On l’aura remarqué, le slogan de « défense des valeurs occidentales » est couplé, chez les dirigeants ukrainiens et leurs représentants dans les médias par un discours sur la défense, disent-ils, du « monde civilisé ». Nulle part, dans les pays occidentaux, on n’ose employer un tel langage, digne de l’époque coloniale. Mais le faisant, les dirigeants ukrainiens, et les courants idéologiques qui les inspirent, dévoilent ainsi carrément leur vision du monde et leur véritable programme idéologique dans cette guerre en Ukraine. Un monde divisé en civilisés et barbares, une vision hégémonique sur le monde et sa défense à tout prix contre le reste du monde non occidental. Finalement lorsque les Russes parlent d’une vision néonazie, et que nous trouvons qu’ils exagèrent, on devrait peut être accorder plus d’attention à leurs dires.
Tentons une explication au sujet de ce concept d’ »Occident » et ses dérivés « valeurs occidentales », « démocratie occidentale » etc.. Cette dénomination a tellement été utilisée qu’elle en est devenu naturelle. Mais ne serait-elle pas finalement artificielle ?
Après la Deuxième Guerre mondiale, et avec la guerre froide, les États-Unis ont détourné le terme d’ « Occident » des différentes significations qu’il a eu dans l’Histoire pour l’utiliser désormais à couvrir une nouvelle entité géopolitique les rassemblant avec l’Europe. Cela leur a permis de masquer leur domination sur les pays européens en associant ceux-ci à leur domination sur le monde, et en leur y laissant une part. C’est la base du nationalisme occidental qui s’est développé à travers le sentiment d’appartenance à une communauté d’intérêts politiques, militaires, financiers occidentale qui s’est renforcée au fil du temps avec ses organisations et ses institutions (OTAN, FMI etc..) et leur mécanisme de régulation.
La solidarité des européens avec les États Unis, n’est que l’expression magnifiée d’une réalité bien plus triviale : celle de la place qu’ont su ménager les États-Unis aux États européens dans leur hégémonie sur le monde et de la protection militaire qu’ils leur ont assurée. Là est le secret et le moteur de la solidarité occidentale. L’affaire de l’achat annulé de sous-marins français par l’Australie, à l’instigation et au profit des États-Unis, a été récemment un accroc assez spectaculaire dans cette solidarité occidentale. Elle montrait bien que, pour les EU, Europe et Occident ne devaient pas être confondus et que le concept d’Occident pouvait être à à géométrie variable, avec ici un « Occident » comprenant, cette fois-ci, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud etc.
La guerre en Ukraine, ainsi que la restructuration des relations internationales qu’elle induit, agit actuellement, lentement mais inévitablement, dans le sens de la cristallisation des différences d’intérêts entre les États Unis et l’Europe, ou au moins avec les principaux pays européens. Les États-Unis pourront-ils alors longtemps être considérés comme « européens » par les Européens eux-mêmes ?
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir