par Chems Eddine Chitour.
«Je suis algérien, d’origine européenne. Je considère l’Algérie comme ma patrie. Je considère que je dois avoir à son égard les mêmes devoirs que tous ses fils. Ma place est aux côtés de ceux qui ont engagé le combat libérateur.» (Jules Roy, colonel d’aviation, écrivain né dans la Mitidja)
«Ne pas se moquer, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre.»
(Spinoza)
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Résumé
Cette contribution n’est pas une énième polémique mais un modeste constat de ce qui s’est passé pendant cette période charnière de fin de la présence française et du démarrage de l’Etat algérien naissant dans une atmosphère plombée par le bruit des bombes de l’OAS. Nous allons rapporter, en honnêtes courtiers, quelques témoignages qui contredisent le mythe de la valise ou le cercueil ceci sans nier la terreur de certains Européens travaillés au corps par les slogans de l’OAS sachant que beaucoup d’entre eux parmi les plus aisés se sont repliés bien avant le cessez-le-feu. Nous décrirons aussi rapidement le sort des harkis en Algérie et le refus du général de les accueillir comme des rapatriés puisqu’ils ne retournent pas dans la patrie de leur père… Nous donnerons aussi un témoignage concernant Oran, où, là encore, les vérités sont contradictoires, oubliant sciemment que des Algériens ont aidé à sécuriser des Européens condamnés à une fin certaine par des révolutionnaires de la 25e heure. Enfin, il nous semble que le moment est venu pour la mise en place, avec les historiens des deux bords, d’une «commission de la vérité» avec l’ouverture des archives, le but étant dans le calme et la sérénité d’arriver pédagogiquement à faire toucher du doigt l’horreur d’une colonisation sans état d’âme. Une fois cela admis, rien ne s’oppose à construire graduellement le futur.
Le 5 Juillet 1962 sous la plume de Jules Roy
Nous rapportons le texte de Jules Roy ( ancien colonel d’aviation né en Algérie) qui «couvre» pour l’Express les premiers jours de l’indépendance de l’Algérie. «Il décrit ici la joie des Algériens, mais aussi l’espoir des Français d’Algérie qui veulent encore croire, en dépit de la politique de la terre brûlée de l’OAS, qu’ils pourront rester dans le pays et vivre en paix aux côtés des musulmans. La grande fête, Jules Roy l’a vécue les premiers jours de l’Indépendance parmi les amnésiques de l’Algérie française. La surprise colossale du jour, ce fut celle-là : on croyait que les Européens s’abstiendraient. Et s’ils étaient obligés de sortir, ils raseraient les murs pour échapper aux provocations toujours (…) — Oui, monsieur, nous venons voter, ma femme et moi, parce que c’est une affaire qui nous intéresse directement. Nous vivons en bonne intelligence avec les musulmans. Nous habitons dans leur quartier. Nous partageons leurs préoccupations. S’ils sont heureux, nous le serons et nous souffrons quand ils sont malheureux. Alors nous venons faire acte civique et je ne vous cache pas que nous voterons oui. — Parce que nous voulons rester Ici. (…) Un à un, canalisés par les soldats de la force locale et le service d’ordre du FLN, ils entrent et se dirigent vers les bureaux de vote, exhibent leur carte d’électeur, piquent un bulletin blanc sur la table.»
«Alors, quoi, ce jour de colère et d’apocalypse où les hordes arabes allaient descendre de La Casbah pour égorger les hommes, violer les femmes et éventrer les enfants, briser les devantures, piller les magasins et mettre la ville à feu et à sang, alors, mes bons compatriotes qui foutez le camp à pleins bateaux et à pleins avions, vers les rivages de la métropole, où est-il, ce dies irae jailli des orgues de l’enfer vers la terreur de l’an mille ? Eh bien ! Mes bons, mes excellents compatriotes ont changé d’avis. Ils sont à présent pour la coopération et l’amitié, et, qu’ils me pardonnent, si je les entends bien, ils ont toujours été ainsi.» «Il y a plus d’un siècle, parlons au passé, qu’ils refusaient toute intelligence comme toute sagesse politique aux musulmans. ‘’Ces gens-là, monsieur, ne comprennent que la force. Un point c’est tout.’’ Il n’y avait pas à discuter ou alors on vous descendait au nom de la défense de l’Occident et des valeurs. Les musulmans réfléchissent, les musulmans sont doués d’une rare maturité politique, les musulmans ont la mystique de l’unité du peuple. (…) Je pense que nos excellents compatriotes qui s’empilent dans les centres d’accueil de Marseille ou d’Orly en voudraient bien autant et qu’ils ne respirent plus le vent tiède chargé de l’odeur des vignes et des eucalyptus. » (1)
«Je raconte comment, ces jours-ci, à Oran, ils s’écrasaient contre les grilles du port et dans le hall de l’aérogare pour être loin d’ici le 1er juillet (…) — Tout ça par bêtise, dit René. Ils n’ont jamais rien compris. Ils pouvaient s’entendre avec les musulmans sans s’entre-tuer. Quand ils se sont mis à fuir sans pouvoir rien vendre de ce qu’ils laissaient, je leur ai dit : ‘’Vous êtes tous des fous. Vous le regretterez.’’ Moi, je ne m’en irai que si on me met de force sur un bateau. Ici, les pharmaciens ont foutu le camp et les coiffeurs aussi. Alors je suis allé chez un coiffeur musulman et il m’a rasé sans me couper la gorge. L’autre jour, des gosses s’entraînaient à marcher au pas et à chanter. Ils faisaient pas mal de boucan et notre voisin s’en est plaint. Eh bien, un Arabe a demandé aux gosses de mettre une sourdine et ils ont obéi. — Oui, dit René. Il leur a crié : ‘’Ma tesguiche’’. » Ne faites pas de bruits » Ç’a été fini. Voilà, mon pauvre, comment ils sont. On n’aurait jamais cru.»(1)
«(…) Il y a un an, pour voir l’abbé Scotto qui habitait à quelques pas de là, il fallait échapper au pistolet de ces braves gens convertis, en quelques jours, en super-libéraux. ‘’C’est que, monsieur, me dit l’employé du gaz, nous ne sommes pas des imbéciles et des criminels comme les gens d’Oran. Que voulez-vous, nous ne sommes pas de la même race…’’ «Ici, les commandos de l’OAS ont détruit tout ce qui leur résistait et tué, chaque jour, par dizaines, les musulmans qui ne s’étalent pas encore réfugiés dans les montagnes. Aidés parfois par la bande à Jésus de Bab-el-Oued et par les bérets noirs du 12e bataillon d’infanterie (…) Pourquoi ? Pour rien. Pour imposer le mythe de l’Algérie française car les cinglés de l’OAS et du 12e bataillon d’infanterie y ont enfoui, par centaines, les cadavres des ‘’rebelles’’ qu’ils ont liquidés.»(1)
«Nous avons vécu ensemble jusqu’à présent. Je ne vois pas pourquoi nous ne continuerions pas une ‘’fichta’’ comme on n’en a pas connu ici de mémoire d’homme, qui dure et bat son plein au moment où j’écris, vingt-quatre heures plus tard. Une fête à tout casser, sans que rien soit cassé, où tout un peuple sevré de joie pendant des années laisse éclater celle qui l’envahit à lourdes lames exaltantes et consolatrices. Aucun autre alcool ne le grise que celui du bonheur de posséder enfin une patrie libre. À vrai dire, le premier soir, j’ai eu peur. Les voitures pavoisées qui dévalaient de La Casbah sillonnaient les quartiers du centre avec des allures de meneurs de raids et les Européens voyaient en elles les éléments précurseurs du déferlement dévastateur qui allait suivre. Mais le soir fut calme. Le lendemain, dans la matinée, la ronde reprit dans un vacarme assourdissant. Puis, en fin d’après-midi, comme aucun incident ne s’était produit, comme ce fleuve torrentiel restait sagement entre ses rives, un étrange basculement eut lieu : la joie des musulmans perdit tout caractère de provocation pour n’être plus que de la joie, et la crainte abandonna les Européens. On vit alors des officiers et des soldats français en uniforme s’approcher, sourire, se mêler à la foule en liesse, participer à cette gigantesque explosion de bonheur qui n’offense personne. Sous mes yeux, dans le défilé tonitruant des voitures, un gendarme mobile est passé au volant d’une 203 décapotable, pavoisée elle aussi de drapeaux algériens, derrière un camion chargé de soldats de l’ALN. Demain, je crois que le nouveau miracle sera accompli et que musulmans et Européens battront des mains et crieront ensemble : ‘’El Djezaïri yahia !’’ Ils se disaient frères. Aucune fête ne durera assez longtemps pour célébrer l’un des plus grands événements de l’histoire de nos deux pays.»(1)
«Sans valise ni cercueil» Des pieds-noirs sont restés en Algérie
Pour Pierre Daum : «Depuis quarante-cinq ans, les rapatriés ont toujours soutenu l’idée qu’ils avaient été ‘’obligés’’ de quitter l’Algérie au moment de l’indépendance en 1962, car, menacés physiquement par les ‘’Arabes’’, ils n’auraient pas eu d’autre choix. Pourtant, à la fin de la guerre, deux cent mille pieds-noirs ont décidé de demeurer dans le nouvel État. Témoignages de personnes qui y vivent encore aujourd’hui. Alger, janvier 2008. Pour trouver la maison où habite Cécile Serra, demandez à n’importe quel voisin : «Mme Serra ?
C’est facile, c’est la maison avec les orangers et la vieille voiture !» Cécile Serra reçoit chaque visiteur avec une hospitalité enjouée. «Mais pourquoi serais-je partie ? Ici, c’est notre pays. Tout est beau. Il y a le soleil, la mer, les gens. Pas une seconde je n’ai regretté d’être restée.» Son mari, Valère Serra, était tourneur dans une entreprise pied-noir «Pendant la guerre, il se déplaçait souvent pour vendre des produits. Il disait à nos voisins [arabes] : “Je vous laisse ma femme et mon fils !” Et il ne nous est jamais rien arrivé. Sauf quand y a eu l’OAS. La vérité, c’est que c’est eux qui ont mis la pagaille ! Mais “la valise ou le cercueil”, c’est pas vrai. Ma belle-sœur, par exemple, elle est partie parce qu’elle avait peur. Mais je peux vous affirmer que personne ne l’a jamais menacée.» À écouter les récits de cette délicieuse dame de 90 ans à l’esprit vif et plein d’humour, on aurait presque l’impression que la «révolution» de 1962 n’a guère changé le cours de son existence de modeste couturière. «Et pourquoi voulez-vous que ça ait changé quelque chose ? Vous apostrophe-t-elle avec brusquerie. J’étais bien avec tout le monde. Les Algériens, si vous les respectez, ils vous respectent. Moi, j’ai jamais tutoyé mon marchand de légumes. Et aujourd’hui encore, je ne le tutoie pas.» Cécile Serra fait partie des deux cent mille pieds-noirs qui n’ont pas quitté l’Algérie en 1962.
Pour Benjamin Stora, «(…) Quand l’OAS est venue, un grand nombre d’entre eux l’a plébiscitée. Ils avaient donc peur des exactions de militants du FLN, en réponse à celles de l’OAS. Pourtant, une grande majorité d’Algériens n’a pas manifesté d’esprit de vengeance, et leur étonnement était grand au moment du départ en masse des Européens.» Jean-Bernard Vialin avait 12 ans en 1962. Originaire de Ouled Fayet, son père était technicien et sa mère institutrice. Ancien pilote de ligne à Air Algérie, il nous reçoit sur son bateau, amarré dans le ravissant port de Sidi Fredj (ex-Sidi-Ferruch). On s’imagine mal aujourd’hui à quel point le racisme régnait en Algérie. À Ouled Fayet, tous les Européens habitaient les maisons en dur du centre-ville, et les “musulmans” pataugeaient dans des gourbis, en périphérie. «Ce n’était pas l’Afrique du Sud, mais presque.» En janvier 1962, une image s’est gravée dans les yeux du jeune garçon. «C’était à El-Biar [un quartier des hauteurs d’Alger]. Deux Français buvaient l’anisette à une terrasse de café. Un Algérien passe. L’un des deux se lève, sort un pistolet, abat le malheureux, et revient finir son verre avec son copain, tandis que l’homme se vide de son sang dans le caniveau. Après ça, que ces mecs aient eu peur de rester après l’indépendance, je veux bien le croire.»(2)
«En septembre 1962, ces deux mille Européens ont déserté Ouled Fayet, sauf les Vialin. (…) Dès 1965, la famille acquiert la nationalité algérienne. «Et finalement, je me sens algérien avant tout. À Air Algérie, ma carrière s’est déroulée dans des conditions parfaitement normales ; on m’a toujours admis comme étant d’une autre origine, mais sans faire pour autant la moindre différence.» Et puis, il y a Félix Colozzi, 77 ans, communiste, engagé dans le maquis aux côtés du FLN, prisonnier six ans dans les geôles françaises, devenu ingénieur économiste dans des entreprises d’État. Et André Lopez, 78 ans, le dernier pied-noir de Sig, à cinquante kilomètres d’Oran, qui a repris l’entreprise d’olives créée par son grand-père, et qui y produit à présent des champignons en conserve. Et le père Denis Gonzalez, 76 ans, à l’intelligence toujours très vive, «vrai pied-noir depuis plusieurs générations», qui, dans le sillage de Mgr Duval, le célèbre évêque d’Alger honni par l’OAS, a choisi de «rester au service du peuple algérien». «On a eu ce qu’on voulait, maintenant on oublie le passé et on ne s’occupe que de l’avenir.» Il était donc possible d’être français et de continuer à vivre dans l’Algérie indépendante ? «Bien sûr !» s’exclame Germaine Ripoll, 82 ans, qui tient toujours avec son fils le petit restaurant que ses parents ont ouvert en 1932, à Arzew, près d’Oran. «Et je vais même vous dire une chose : pour nous, la situation n’a guère bougé. Le seul vrai changement, c’est quand on a dû fermer l’entrepôt de vin, en 1966, lorsque la vente d’alcool est devenue interdite. Mais ça ne m’a jamais empêché de servir du vin à mes clients.»(2)
Au fur et à mesure de ces entretiens avec des pieds-noirs, ou «Algériens d’origine européenne», comme certains préfèrent se nommer, une nouvelle image apparaît, iconoclaste par rapport à celle véhiculée en France. L’inquiétude des Européens était-elle toujours justifiée ? La question demeure difficile à trancher, sauf dans le cas des harkis.(2)
Appel réitéré du FLN à l’émergence de la nation algérienne
La plupart des pieds-noirs de France, lit-on encore dans la contribution, semblent avoir complètement oublié que, durant cette guerre, la direction du FLN a pris soin, à plusieurs reprises, de s’adresser à eux afin de les rassurer. «Moi, je les lisais avec délectation», se souvient très bien Jean-Paul Grangaud, petit-fils d’instituteurs protestants arrivés en Kabylie au XIXe siècle et qui est devenu, après l’indépendance, professeur de pédiatrie à l’hôpital Mustapha d’Alger, puis conseiller du ministre de la Santé. Dans le plus célèbre de ces appels, lancé de Tunis, siège du gouvernement provisoire, le 17 février 1960, aux «Européens d’Algérie», on peut lire : «L’Algérie est le patrimoine de tous (…). Si les patriotes algériens se refusent à être des hommes de seconde catégorie, s’ils se refusent à reconnaître en vous des supercitoyens, par contre, ils sont prêts à vous considérer comme d’authentiques Algériens. L’Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n’est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante, basée sur une vie commune.»(2)
«En ce qui concerne leurs biens, les Européens qui sont restés n’ont que rarement été inquiétés. «Personne ne s’est jamais avisé de venir nous déloger de notre villa !» s’exclame Guy Bonifacio, Oranais depuis trois générations, à l’unisson de toutes les personnes rencontrées. Quant au décret de nationalisation des terres, promulgué en 1963 par le nouvel État socialiste, il n’a concerné que les très gros domaines, les petites parcelles laissées vacantes, et éventuellement les terres des Français qui, bien que demeurés sur place, ont refusé de prendre la nationalité algérienne. Il n’a non plus jamais été suffisamment souligné avec quelle rapidité la paix complète est revenue en Algérie. «Je suis arrivé dans le pays à l’été 1963, raconte Jean-Robert Henri, historien. Avec ma vieille voiture, j’ai traversé le pays d’est en ouest, dormant dans les coins les plus reculés. Non seulement, avec ma tête de Français, il ne m’est rien arrivé, mais à aucun moment je n’ai ressenti le moindre regard d’hostilité. J’ai rencontré des pieds-noirs isolés dans leur ferme qui n’éprouvaient aucune peur.» «C’est vrai que, dès août 1962, plus un seul coup de feu n’a été tiré en Algérie.»(2)
«C’est comme si, le lendemain de l’indépendance, les Algériens s’étaient dit : “On a eu ce qu’on voulait, maintenant on oublie le passé et on ne s’occupe que de l’avenir.”» Marie-France Grangaud confirme : «Nous n’avons jamais ressenti le moindre esprit de revanche, alors que presque chaque famille avait été touchée. Au contraire, les Algériens nous témoignaient une véritable reconnaissance, comme s’ils nous disaient : “Merci de rester pour nous aider” !» Finalement, on en vient à se demander pourquoi tant de «Français d’Algérie» ont décidé de quitter un pays auquel ils étaient aussi charnellement attachés. Lorsqu’on leur pose cette question, en France, ils évoquent presque toujours la peur, alimentée par le climat de violence générale qui régnait en Algérie dans les derniers mois de la guerre — «Le déchaînement de violence, fin 1961-début 1962, venait essentiellement de l’OAS, rectifie André Bouhana. À cause de l’OAS, un fossé de haine a été creusé entre Arabes et Européens, qui n’aurait pas existé sinon.» Quand l’OAS est venue, un grand nombre d’entre eux l’a plébiscitée. Ils avaient donc peur des exactions de militants du FLN, en réponse à celles de l’OAS. Pourtant, une grande majorité d’Algériens n’a pas manifesté d’esprit de vengeance, et leur étonnement était grand au moment du départ en masse des Européens.(2)
L’autre raison : l’esprit de race supérieure !
Pierre Daum poursuit : «Nous vivions de facto avec un sentiment de supériorité. Nous nous sentions plus civilisés.» Mais, si la raison véritable de cet exode massif n’était pas le risque encouru pour leur vie et leurs biens, qu’y a-t-il eu d’autre ? Chez Jean-Bernard Vialin, la réponse fuse : «La grande majorité des pieds-noirs a quitté l’Algérie non parce qu’elle était directement menacée, mais parce qu’elle ne supportait pas la perspective de vivre à égalité avec les Algériens !» Marie-France Grangaud, fille de la bourgeoisie protestante algéroise devenue ensuite directrice de la section sociale à l’Office national algérien des statistiques, tient des propos plus modérés, mais qui vont dans le même sens : «Peut-être que l’idée d’être commandés par des Arabes faisait peur à ces pieds-noirs. Nous vivions de facto avec un sentiment de supériorité. Nous nous sentions plus civilisés. Et puis, surtout, nous n’avions aucun rapport normal avec les musulmans. Ils étaient là, autour de nous, mais en tant que simple décor. Ce sentiment de supériorité était une évidence. Au fond, c’est ça la colonisation….» Entre 1992 et 1993, la chercheuse Hélène Bracco a parcouru l’Algérie à la recherche de pieds-noirs encore vivants. Elle a recueilli une soixantaine de témoignages. Pour elle, «la vraie raison du départ vers la France se trouve dans leur incapacité à effectuer une réversion mentale.
Les Européens d’Algérie, quels qu’ils soient, même ceux situés au plus bas de l’échelle sociale, se sentaient supérieurs aux plus élevés des musulmans. Pour rester, il fallait être capable, du jour au lendemain, de partager toutes choses avec des gens qu’ils avaient l’habitude de commander ou de mépriser». Néanmoins, Marie-France Grangaud amorce un sourire : « Depuis quelques années, de nombreux pieds-noirs reviennent en Algérie sur les traces de leur passé. L’été dernier, l’un d’eux, que je connaissais, m’a dit en repartant : “Si j’avais su, je serais peut-être resté.”»(2)
En 2008, l’écrivain Pierre Daum est revenu refaire un état des lieux sur la présence des pieds-noirs en Algérie. Nous lisons : «Sur le million de Français que comptait l’Algérie coloniale (pour neuf millions et demi de musulmans), cent cinquante mille sont partis avant 1962 et six cent cinquante et un mille pendant l’année 1962. Dans les années 1980, le consulat incitait fortement toutes les personnes âgées à partir finir leurs jours en France dans des maisons de retraite», se souvient M. Roby Blois, de l’ambassade de France en Algérie de 1984 à 1992. «Pourtant, j’ai connu tant de vieilles dames choyées par leurs voisins arabes comme jamais elles ne l’auraient été en France !» Et puis, il y a tous ceux qui sont morts de vieillesse. Selon la chercheuse Hélène Bracco, ils étaient encore trente mille en 1993.
Récit de première main d’un témoin à Oran
Dans ce qui suit, nous apportons le témoignage première main de monsieur L. G., jeune bachelier, qui a pu déjouer une tentative de massacre le 5 juillet 1962. : « ’étais au secrétariat du capitaine Bakhti, chef de la Zone Autonome d’Oran, Wilaya 5. Il écrit : «Ce 5 Juillet 1962. Par une journée d’été très chaude, vers 14h, le hasard a voulu que je ne fasse pas ma sieste obligatoire ! J’ai croisé, pas loin de mon quartier, Lamur, un camion de bétail rempli de personnes se dirigeant vers la sortie ouest de la ville, J’ai compris qu’un événement grave allait se passer. J’avais attache dans un ex-commissariat de police à Victor Hugo, pour le maintien de l’ordre sous la responsabilité d’un officier de l’ALN, et de mon beau-père qui s’occupait des problèmes sociaux post-indépendance du quartier. Chaque quartier populaire de la ville avait son PC pour gérer les premiers pas de l’Algérie libre. L’auteur explique la désorganisation entre une armée française sur le départ et une prise en charge qui démarre (…) Voilà l’atmosphère de début de règne qui caractérisait l’Algérie ce 5 Juillet, et Oran en particulier, et qui pourrait expliquer des débordements incontrôlables. »
(…) J’ai donné l’alerte à une heure où presque personne n’était à son poste, sieste oblige ! Aussitôt ce fut le branle-bas de combat. Toutes les unités militaires disponibles furent instruites d’intervenir. Je rejoins rapidement mon PC de Victor Hugo et avec les moyens du bord nous interceptons sur le même axe centre-ville, direction sortie Petit Lac, un camion sur lequel se tenaient debout un certain nombre de personnes. Le camion a été détourné violemment de sa route, les convoyeurs prenant la fuite sous nos menaces. Ramenées au PC, 53 personnes ont été dénombrées, dont un bébé, Philippe. J’ai en ma possession la liste complète dactylographiée établie le 12 juillet 1962 au nom du FLN ALN, Wilaya 5, Zone Autonome d’Oran. Toutes ces personnes ont paraphé le manuscrit, avant d’être remises aux mains d’un officier de l’armée française, du côté de l’hôpital d’Oran, sous la bonne garde d’une section de militaires. Ma propre écriture figure sur la liste originale. (…) Les ‘’Massacres d’Oran’’ du 5 Juillet 1962 ne sont pas l’œuvre ni du FLN, encore moins de l’ALN, ou de tout Algérien censé, heureux d’avoir recouvré sa liberté ce jour de liesse historique, j’en suis témoin. Les tueurs sont à rechercher ailleurs.»(4)
On le voit les choses ne sont pas aussi noires telles qu’elles ont été présentées Des Algériens et même des militaires du FLN ALN ont dû certainement intervenir pour ramener l’ordre et sécuriser la situation
L’accueil mitigé des pieds-noirs en France
S’il est admis que les harkis ont été mal accueillis, à l’été 1962, on héberge les pieds- noirs dans des internats, d’anciennes casernes, voire dans de petits hôtels réquisitionnés par les préfectures. Le chercheur Yann Scioldo-Zürcher souligne néanmoins que l’État a veillé à ce que les rapatriés n’échouent pas dans les bidonvilles. Et ceci contrairement aux harkis envoyés sur le plateau de Larzac. Il y a eu cependant des réactions. Ainsi : «Gaston Defferre, alors maire de Marseille, se place au premier rang du ‘’comité d’accueil’’. Supporter de l’indépendance, il n’éprouve pas de sympathie pour ces intrus qui débarquent par milliers chaque jour dans la cité phocéenne. Le 2 juillet 1962, dans une interview à Paris-Presse, il déclare : «Au début, le Marseillais était ému par l’arrivée de ces pauvres gens, mais, bien vite, les pieds-noirs ont voulu faire comme ils le faisaient en Algérie quand ils donnaient des coups de pied aux fesses des Arabes. Alors les Marseillais se sont rebiffés. Vous-même, regardez en ville: toutes les voitures immatriculées en Algérie sont en infraction !» «Halte au péril pied-noir», peut-on lire sur des affiches placardées sur les murs du port. Dans ce climat tendu, des pieds-noirs verront même leurs caisses jetées dans les bassins par des dockers CGT… le quart des biens des rapatriés déchargés à Marseille a été purement et simplement volé (…)»
L’accueil des harkis en France et ceux qui sont restés au pays
On a beaucoup parlé des harkis pour les présenter comme des victimes du FLN. Personne n’a parlé de la réalité de ces épaves dont la France ne voulait pas. 19 Mars 1962, fin d’un cauchemar qui a duré 132 ans. Personne n’a parlé de la réalité du calvaire après la ghettoïsation de ces épaves dont la France ne voulait pas. Un seul militaire les défendit, Hélie Denoix de Saint-Marc. Il écrit : «Lors d’un Conseil des ministres le 25 juillet 1962, Pierre Messmer déclare: «Des musulmans harkis et fonctionnaires se sentent menacés, l’armée demande la position du gouvernement.» De Gaulle répond : «Le terme expatrié ne s’applique pas aux musulmans, ils ne retournent pas dans la patrie de leur père, dans leur cas il ne saurait s’agir que de réfugiés. On ne peut les recevoir en France comme tels que s’ils connaissent un réel danger.» À une question de Pompidou sur l’inadaptation de quelques milliers de harkis installés sur le plateau du Larzac, de Gaulle ordonne «de les mettre en demeure de travailler ou de partir».,,
Pierre Daum a enquêté et apporte le témoignage suivant concernant le manichéisme entretenu. En fait s’il y eut des exactions qui ne sont pas le fait du pouvoir naissant mais des patriotes sur le tard ou même de vengeance personnelle. Il n’en demeure pas moins que beaucoup ont choisi de rester au pays : «Le jour du cessez-le-feu, le 19 mars 1962, le commandant rassemble ses harkis : «Celui qui veut partir en France, il peut partir. Et celui qui veut rester, il reste !» M. Snoussi choisit de rester. «Ma famille était ici. Ma mère, mon frère, je ne pouvais pas les abandonner » À peine l’armée française disparue, les moudjahidine descendirent des montagnes. « Ils nous ont emmenés dans la caserne de Sidi Larbi, à trente kilomètres d’ici, de l’autre côté de la montagne. C’est une ancienne caserne de l’armée française, que l’ALN [Armée de libération nationale, la branche militaire du FLN] a récupérée.» Il y passe quinze jours, «en avril 1962», au milieu de quatre cents autres harkis, en provenance de toute la région. «Ensuite, ils nous ont relâchés petit à petit, et je suis rentré au village. A Beni Bahdel, nous étions sept harkis. On vit tous encore ici.»
M. Snoussi fait partie de cette grande majorité de harkis — plusieurs centaines de milliers si on prend le terme au sens large — qui sont restés en Algérie après l’indépendance, et qui n’ont pas été tués. «Depuis cinquante ans, nous sommes restés bloqués sur cette seule alternative concernant les harkis : soit ils se sont échappés en France, soit ils ont été massacrés en Algérie, explique l’historien Abderahmen Moumen, un des meilleurs spécialistes des harkis. Mais la réalité historique, sans éluder les violences à l’encontre d’une partie d’entre eux après l’indépendance (massacres, internements, marginalisation sociale…), nous oblige à considérer une troisième possibilité : qu’ils soient restés en Algérie sans avoir été tués.»(8)
Que peut-on en conclure ?
Le temps a fait son œuvre et de plus en plus de pieds-noirs viennent visiter l’Algérie. On a même signalé un pèlerinage de 130 juifs d’Algérie à Tlemcen en 2018. Conformément à sa dernière volonté, Roger Hanin a été enterré en Algérie. Il faut imaginer le futur qui passe forcément par la lucidité ! Un examen sans complaisance mais avec le recul du temps permettrait d’évacuer la partie émotionnelle pour s’en tenir aux faits. Dans ce cadre, la mise en place d’une «commission de la vérité» sur le modèle sud-africain serait la première fois que l’on décide enfin d’aller de l’avant. Ainsi cette commission pourrait être mise en place pour savoir ce qui s’est passé en recensant dans un premier temps les faits par des experts historiens des deux pays sur la base de documents et de l’ouverture des archives.
La commission cherchera à identifier les causes de la violence, à identifier les parties en conflit, à enquêter sur les violations des droits de l’Homme. Il n’est pas question d’en arriver à un calcul de détail, c’est le fait avant tout pédagogique de se rendre compte de la violence de chaque acte et de ses conséquences. Cette justice restauratrice œuvre dans un esprit de réconciliation entre les deux peuples, viendra ensuite le mode de réparation qui peut être multiforme et sans arrière-pensée si ce n’est la volonté d’aller de l’avant pour construire enfin un partenariat dans l’égale dignité des deux peuples.
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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