Dans une église à moitié vide, un prêtre en chasuble aux motifs dorés prononce des paroles étranges : « Ceci est mon corps livré pour vous. Ceci est la coupe de mon sang versé pour vous. » Ce mystère a-t-il encore un sens pour le monde contemporain, alors que tant de martyrs, au fil des siècles, ont donné leur vie pour l’honorer ? Nicolas Buttet, prêtre suisse, spécialiste de l’eucharistie, en décrit toute la sacralité : « À [la consécration], c’est comme si deux millénaires d’histoire étaient balayés et que nous étions contemporains de Marie et de Jean au pied de la croix. » Un sacrifice d’amour qui transcende le temps, l’espace et transforme la vie. Voilà précisément ce qu’ont découvert, deux-mille ans plus tard, cinq personnes ayant vécu une « conversion eucharistique » et que Le Verbe a rencontrées.
« À l’adolescence, je suis devenu un athée pratiquant. Avec véhémence, j’incitais les personnes à ne plus croire en Dieu », me partage tout de suite Marc-André Coulombe, aujourd’hui marié et père de quatre enfants. C’est pour réfuter les arguments de son ami baptiste qu’il commence à lire la Bible. « Je pensais lui montrer en deux semaines que ça n’avait pas d’allure. Au bout de trois mois, je n’avais toujours pas réussi. »
Il découvre dans la Bible une certaine logique interne. La capacité à argumenter de Jésus l’impressionne. « Je n’avais jamais vraiment entendu parler de Jésus, du moins, pas de celui qui débat contre les scribes et les pharisiens. Je trouvais ce gars-là vraiment brillant. Mais quand il parlait de l’enfer, je me disais que s’il avait raison, j’étais dans la chnoute. »
Perplexe, Marc-André demande carrément à son ami comment ne pas aller en enfer. La recette semble simple : se retirer dans sa chambre, demander à Dieu d’entrer dans son cœur.
« Moi, comme scientifique, je teste des choses. Je me suis donc dit que j’allais essayer. »
En plein mois de février 2004, Marc-André plie les genoux, se tient là, dans sa chambre, pendant deux heures. Rien ne se passe. Il persévère le lendemain, le surlendemain. « Le quatrième soir, une douche d’huile, d’amour et de pardon me coule dessus. Je vois ma vie en flashback. Il y a une connexion avec Dieu le Père qui se fait. »
Marc-André se décrit comme un gars intense qui ne fait pas les choses à moitié : il lit l’Ancien Testament huit fois, le Nouveau Testament quatorze fois et visite une trentaine de communautés protestantes.
Dix ans passent, et un ami l’invite à une messe catholique, à la cathédrale de Sherbrooke. Comme il est protestant, il hésite, mais y va quand même. « Je regarde les vitraux, je trouve étonnant qu’une Église dans l’erreur soit autant “sur la coche” à propos du message de l’évangile. La messe se déroule. Il y a l’élévation, une clochette sonne. La rondelle blanche devient couleur chair. L’évêque la tient une bonne minute. J’apprenais un an plus tard qu’il avait, lui aussi, vécu quelque chose de spécial à ce moment-là. »
Marc-André entame un dialogue intérieur avec Dieu, complètement abasourdi par ce qui se passe sous ses yeux. « Si c’est vrai que t’es là-dedans, Dieu, je ne peux pas te mettre dans ma bouche, je ne suis pas assez pur. » Et au même moment, l’assemblée répond en chœur : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir… » C’était la première fois que Marc-André assistait à une messe. Il ne savait même pas ce qui s’en venait. La coïncidence le saisit. « Jésus me répondait à travers toute l’assemblée. Je rencontrais le Christ que je pensais connaitre… dans l’eucharistie ! »
La lueur d’un lampion
Peter Shabbat est prêtre depuis 23 ans dans le diocèse de Montréal. Originaire d’une famille juive, il n’envisageait évidemment pas de devenir catholique. Jeune, il célèbre les grandes fêtes juives traditionnelles de façon sporadique, mais sans plus. Le vent des années 68 souffle, c’est le temps de Woodstock et des explorations. En quête spirituelle, il se rend à Berkeley, en Californie, pour pratiquer la méditation bouddhiste.
De retour au Québec, il est en recherche de silence, habité « d’un désir de Dieu encore caché ». Un ami lui parle de l’abbaye Saint-Benoît-du-Lac. « J’étais comme à la maison. J’ai commencé à y prier, j’y revenais souvent. » Il expérimente une paix profonde.
Quelques mois plus tard, à l’oratoire Saint-Joseph de Montréal, survient le basculement. « Au moment de la consécration, se souvient Peter comme si c’était hier, j’ai reçu le don de la foi. Après cet instant, je me suis dit que j’étais un chrétien. J’étais juste assis là, un dimanche matin comme les autres, mais j’ai senti que ma tête et mon cœur étaient unis ensemble. »
Quand il annonce à sa mère qu’il se fera baptiser, il comprend que Dieu l’attendait au détour. « Quand j’étais très jeune, nous vivions proches de l’oratoire Saint-Joseph. Un jour, nous marchions près de là et il s’est mis à pleuvoir beaucoup. Nous sommes donc entrés à l’intérieur pour nous protéger. Il y avait beaucoup de chandelles et ma mère a décidé d’en allumer une pour moi. C’était vraiment en dehors de ses habitudes et de son univers spirituel. À 20 mètres de là, 20 ans plus tard, j’ai reçu le don de la foi. J’ai trouvé cela incroyable. »
L’amour thoracique
Quand on rencontre Marie-Camille Duquette à l’église, on a droit à un grand sourire. Ça se sent : elle est sincèrement heureuse de croire en Dieu et de se mettre en service.
C’est d’abord à cause de ses enfants qu’elle est venue cogner à la porte de la paroisse Dina-Bélanger, à Québec : pour leur transmettre l’éducation chrétienne qu’elle et son mari Nicolas ont reçue dans leur enfance. Leur emploi du temps chargé comme médecins est le prétexte pour les inscrire à un parcours catéchétique accommodant.
À son étonnement, Marie-Camille est elle-même interpelée par les enseignements du jeune prêtre. « Ça me parlait, c’était ancré dans la vie de tous les jours. » Le prêtre sent sa soif de Dieu, l’invite à une messe des jeunes.
« J’ai été ébahie de voir autant de personnes de tous les âges et de pays différents. Les gens priaient avec ferveur. J’ai toujours été une personne anxieuse, alors la messe m’aidait à être plus dans la paix. Mais j’étais encore en recherche du Seigneur », se souvient Marie-Camille.
« On m’invite à faire le Triduum pascal en 2017. Je ne savais pas trop c’était quoi. Pour la messe du Jeudi saint, on nous offrait l’hostie, mais aussi le sang du Christ. Après avoir communié au calice, en retournant à mon banc, j’ai vraiment senti une grande bouffée d’amour de Dieu descendre en dedans de moi. C’était vraiment fort. Je me suis mise à pleurer, j’étais très émue. Je comprenais que ce n’était pas un amour seulement pour moi, mais pour chacun de nous. Je sentais que le Seigneur m’aimait éperdument et gratuitement, malgré toutes les choses que j’aimais moins de moi-même. »
Son mari et ses enfants sont témoins de sa transformation subite. Marie-Camille se met à lire la Bible, écoute des albums de louange et doit même se tempérer pour ne pas parler tout le temps de Jésus.
Quelques mois plus tard, Nicolas accepte d’accompagner sa femme à une fin de semaine de prière pour les couples mariés. Pendant un chant de louange, il vit une expérience aussi intense que celle vécue par son épouse. « Nicolas s’est mis à ressentir beaucoup d’amour du Seigneur, il ne s’attendait pas à ça, peut-être parce qu’il est très cartésien. Il s’est même demandé s’il avait des problèmes de cœur, car il éprouvait des douleurs thoraciques. Ça a duré deux bonnes heures. »
Comme cardiologue, il pourra rapidement conclure qu’il ne souffre pas de péricardite. C’est plutôt un amour infini qui a déchiré son cœur.
La burette du salut
Vincent (nom fictif) est issu d’une famille française non catholique. Par un étonnant concours de circonstances, dès son enfance, la figure du Christ en croix l’interroge, l’appelle.
Son père, brocanteur, rapportait parfois à la maison des débarras de grenier. « Sur la couverture d’un livre qu’il avait rapporté, il y avait un drôle de bonhomme avec des trous dans les pieds et dans les mains, un rond autour de la tête. Je me suis posé des questions. Je suis allé chez les voisins et il y avait le même gars accroché au mur. On ne parlait pas de Dieu à la maison, mais un cœur à cœur avec le Seigneur a commencé à partir de ce moment-là. »
Ce cœur à cœur le conduit à la prêtrise des années plus tard. Prêtre depuis maintenant 25 ans, il ne compte pas le nombre de sacrements célébrés. Mais l’un d’entre eux ressort du lot : la messe des funérailles de son propre père qu’il célèbre en 2007. « Mon père est parti de la maison quand j’avais sept ans. Il aimait l’alcool. Ça a contribué à précipiter sa fin de vie. »
Juste avant l’instant solennel, Vincent a une inspiration. Il prend la burette de la sacristie et se rend au bar juste en face de l’église. Son père fréquentait l’endroit à l’occasion pour prendre un coup. Il demande au serveur de remplir sa fiole de vin. Le vin du bar allait devenir le calice du salut offert à l’autel.
« Même si l’on pense que quelque chose a fait le mal au plus profond, Dieu est là et tout est transformé en lui. Cet alcool qui a contribué à le faire mourir est devenu le sang du Christ. Ça voulait dire pour moi que Dieu a toujours le dernier mot. La symbolique était très forte : Dieu est capable de tout transfigurer, jusqu’à la fin. »
La vie de l’âme
Daniel Beauchemin n’a pas grandi dans la foi. À l’adolescence, il se questionne sérieusement sur le sens de la vie. Au sujet de Dieu, il écrit : « Je ne pourrai jamais avoir la foi. La foi me demande de croire à des choses dont on ne peut pas être certain. Ça ne serait pas honnête. » Cependant, la rencontre d’un professeur croyant durant son parcours universitaire en philosophie le pousse à s’intéresser au christianisme.
À des funérailles où il est invité, l’intervention du célébrant le surprend : « Si vous n’êtes pas certain que Jésus Christ est présent dans le pain et le vin consacrés, vous ne pouvez pas recevoir la communion. » Daniel se retire de la file. « Je n’étais pas certain. Je me suis demandé s’il y avait un moyen de l’être. »
Un mois plus tard, une autre rencontre l’interpelle : un prêtre lui parle des raisons de croire. Jésus a-t-il vraiment fait des miracles ? Après un mois complet passé à étudier la question de long en large, il conclut « que la foi transmise par l’Église est vraie ».
L’eucharistie devient un mystère central, le pivot de sa foi. « Si Jésus se fait présent avec son corps à la messe, je me suis dit qu’il n’y avait rien de plus grand sur toute la terre. J’ai assisté à la messe quotidienne très rapidement. Je n’ai pas vécu de grandes expériences mystiques, mais certainement des sentiments de joie, de paix et de réconfort. J’ai traversé d’intenses épisodes de dépression et de troubles anxieux. Je peux dire qu’à deux reprises, l’eucharistie m’a sauvé. »
En crise, Daniel est hospitalisé pour deux semaines en psychiatrie. Les médicaments atténuent son anxiété, mais pas son mal de vivre. Il est au plus creux. Il se rend de peine et de misère à la messe à l’église Saint-Sacrement, à Québec.
« Sur le chemin du retour, tout s’est dissipé en un instant. Je me suis mis à chanter sur ma bicyclette, j’étais vraiment joyeux. Les nuages de désespoir s’étaient évanouis complètement. Cet état a duré des mois. »
L’année suivante, il entre au postulat chez les Dominicains. Il se heurte à plusieurs difficultés, et son état recommence à décliner. Un soir, il troque la soirée de prière pour une séance de jeux vidéos dans un centre informatique du quartier. Tout à coup, panne d’électricité.
« J’ai senti une sorte d’injonction de Dieu me demandant d’aller à la soirée de prière. Je me suis trainé jusqu’au couvent. J’avais le cœur froid, j’étais mort en dedans. Les autres frères étaient à genoux devant le Saint-Sacrement. Puis l’un d’eux a lu un passage biblique sur la brebis égarée et retrouvée. J’ai ressenti une grâce très profonde : Dieu me cherche et me désire. Ça m’a guéri de mon découragement. »
Si Daniel a quitté l’ordre dominicain, il trouve toujours dans l’eucharistie la force pour traverser une maladie qui l’affecte depuis quelques années : l’akathisie. Daniel éprouve une tension continuelle dans son système nerveux, effet secondaire persistant d’un médicament qu’il a pris.
« J’ai un grand désir de vivre et je cherche l’infini. Je sais que la vie supérieure à laquelle j’aspire est sur l’autel. Je souffre beaucoup dans mon corps, mais je sens que le Christ présent à la messe donne la vie à mon âme. »
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