La situation en Espagne après les journées de mai

La situation en Espagne après les journées de mai

Avant de remonter le cours du fil historique nous ayant conduit aux événements de mai 37, nous publions ici un nouvel article de L’Internationale, daté du 10 juillet 1937 et faisant suite à celui publié au terme des événements[1]. Celui-ci nous permet d’avoir un tableau précis de la situation à l’issue de la défaite du prolétariat catalan ayant entraîné la destruction des conquêtes révolutionnaires, et du rôle des différentes fractions politiques : de la gauche républicaine remplacée par les staliniens pilotés par Moscou au courant anarchiste dont la rupture entre la direction et la base est avérée, en passant par le POUM, en décalage avec ses déclarations et ses actes, tous les partis et syndicats ont joué leur partition dans cette symphonie contre-révolutionnaire.

Le prolétariat espagnol désormais réduit au silence tout comme l’ensemble du prolétariat européen, le terrain devient propice pour l’affrontement inter-impérialiste à venir…

Cet écrasement de la révolution doit nous permettre de tirer cet enseignement essentiel : « Une fois de plus et comme toujours, on a eu la preuve que tout ce qui est vital et opérant dans un mouvement social, ne peut être que l’expression spontanée et instinctive venant de la base. » (Guerra di Classe[2], 9 mai 1937)


La contre-révolution à l’œuvre en Catalogne

Ce qui s’est passé durant les premiers jours de mai en Catalogne est maintenant mieux connu. Dans notre numéro du 10 mai, nous avions donné un résumé à peu près exact des événements, et les renseignements publiés depuis cette date, dans la presse anarchiste ou d’avant-garde, confirment les premières conclusions que nous avions formulées quant au caractère de ces journées décisives.

La contre-révolution a triomphé. Il suffit pour se convaincre qu’elle a bien remporté une victoire de rappeler les faits survenus depuis le 10 mai. La police et l’armée de Catalogne sont maintenant contrôlées par Valence, les patrouilles de contrôle[3] sont effectivement dissoutes, les décrets d’ordre public sont appliqués, la garde de la frontière est assurée par les troupes gouvernementales ; à Barcelone, les comités ouvriers de quartiers n’ont plus le contrôle de la rue, les gardes d’assaut[4] les ayant remplacés. Le désarmement des travailleurs est poursuivi systématiquement. Au front d’Aragon, la militarisation est activée. Dans le domaine économique, les premières conquêtes ouvrières sont menacées. Les services publics, les grandes entreprises, les branches d’industrie, gérés actuellement par les syndicats[5], sont déjà ou vont être nationalisés ou municipalisés, autrement dit restitués à la bourgeoisie qui bénéficiera du même coup d’une concentration qu’elle n’aurait pas pu réaliser sans contrainte. Ainsi, faute d’avoir pu résoudre la question du pouvoir politique, le prolétariat espagnol aura travaillé dans l’intérêt de la classe ennemie.

Il est encore difficile de savoir quelles seront les conséquences des journées de mai en ce qui concerne le sort des collectivisations dans l’agriculture. L’offensive de la bourgeoisie a été dirigée aussi contre les réalisations révolutionnaires à la campagne, notamment en Aragon[6]. Mais l’Aragon, c’est aussi le front, c’est-à-dire les miliciens armés qui quoique de plus en plus militarisés, ne laisseraient pas la contre-révolution triompher sans lutte. La presse a parlé de graves incidents dans la région de Barbastro, petite ville du front aragonais, importante parce qu’elle constitue un centre de communications pour une grande partie du front. Mais il n’est pas possible de savoir ce qui s’est passé dans cette ville, centre actif de résistance à la contre-révolution d’après les témoignages de plusieurs camarades revenus du front d’Aragon. Peut-être en a-t-il été de Barbastro comme de Puigcerda.

L’exemple de la répression contre les militants anarchistes de cette localité (voir « Le Temps » des 10 et 13 juin) donne une idée de la terreur blanche qui a suivi les journées de mai et qui continue. « La Révolution Prolétarienne » du 10 juin a publié un récit tronqué de ce qui eut lieu à Tarragone, et qui illustre les exploits de la contre-révolution.

Après les assassinats commis au cours même des journées de mai, dès que la trahison des dirigeants de la C.N.T. eut brisé l’offensive ouvrière, des arrestations et exécutions eurent lieu en masse, dans le but de décapiter l’aile gauche du mouvement anarchiste, c’est-à-dire les Amis de Durruti et les Jeunesses libertaires.

Quant au POUM, c’est à sa destruction que s’acharnent les contre-révolutionnaires.

Le gouvernement de Valence vient en effet de pratiquer des arrestations massives de dirigeants et membres du POUM et l’inculpation de rébellion, espionnage, trahison, permettra, suivant les procédés staliniens d’appliquer des peines maxima[7].

En résumé, la contre-révolution « démocratique » qui avait triomphé au Pays basque[8], et dans le reste de l’Espagne républicaine, sauf en Catalogne et en Aragon, vient de réduire le bastion révolutionnaire catalan. Dans cette œuvre, les staliniens ont constitué l’aile marchante de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, ce qui ne diminue en rien la responsabilité des Caballero et autres socialistes, ni des dirigeants anarchistes.

Le changement du gouvernement de Valence

Une dizaine de jours après les sanglantes journées de Catalogne, le gouvernement Caballero cédait la place au gouvernement Prieto-Giral, présidé par le socialiste Negrin, et qui ne comprend pas de représentants de l’U.G.T. ni de la C.N.T.[9]

La bourgeoisie espagnole manœuvre avec habileté. Il est vrai que ses conseillers sont à Paris, Londres et Moscou. Comme à Barcelone, ce sont les staliniens qui ont été à l’avant-garde de l’exécution de la manœuvre. La démission de leurs représentants qui exigeaient une répression plus sévère contre les révolutionnaires de Catalogne, provoqua la crise ministérielle[10]. Face aux exigences des staliniens appuyés par la gauche républicaine et la bourgeoisie basque, Caballero a pu démissionner en faisant figure de défenseur de la classe ouvrière, brevet que lui ont décerné les dirigeants de la C.N.T., trop heureux de cette crise qui les délivrait d’une participation gouvernementale devenue trop compromettante.

La nouvelle formation gouvernementale, de caractère strictement parlementaire puisque ne comprenant que des représentants des partis politiques, marque le retour au régime d’avant le 19 juillet 1936. La participation des dirigeants anarchistes est provisoirement inutile, après les succès récents de la contre-révolution au cours des journées de mai. Leur refus de collaborer au gouvernement Negrin leur facilite la reprise en main de leurs troupes. De même « l’élimination » de Caballero permet à ce dernier de se refaire une virginité.

C.N.T. et U.G.T. mènent une opposition verbale contre le gouvernement Negrin, et cela suffit momentanément aux Caballero, Garcia Oliver et Federica Montseny[11] pour reprendre le contrôle des masses ouvrières. Cette opposition ne gêne nullement le gouvernement Negrin dans son œuvre de répression des révolutionnaires et d’accentuation de la contre-révolution, ni dans la préparation de la médiation qu’exigent les impérialismes.

En Catalogne, le Conseil provisoire formé pendant les journées de mai vient d’être remplacé par un gouvernement sans la C.N.T., mais avec un ministre de l’Action catalane. Companys prépare la résurrection du parlement catalan.

Les événements militaires et la « non-intervention »

Nous l’avons dit chaque fois que nous avons analysé le développement de la situation en Espagne : dans la mesure où le mouvement révolutionnaire du prolétariat espagnol recule devant la contre-révolution « démocratique », le caractère impérialiste de la guerre militaire se précise et la menace de guerre mondiale s’accroît.

Les impérialismes qui se sont entendus pour faciliter à Franco et Caballero l’écrasement du prolétariat révolutionnaire d’Espagne, restent profondément divisés quant au règlement de la situation qui s’est créée depuis le 19 juillet 1936.

Si les blocs impérialistes avaient été définitivement constitués, la guerre mondiale aurait pu constituer le dénouement tragique des événements d’Espagne[12]. Cette éventualité n’est d’ailleurs pas à exclure, car lorsque sonnera l’heure de la curée, il n’est nullement certain que les impérialismes réalisent le compromis auquel quelques-uns d’entre eux semblent tenir absolument.

En tout cas, actuellement, c’est vers ce compromis basé sur une médiation que paraît s’orienter la situation. Les événements militaires récents, notamment l’offensive de Mola[13] et Franco en Pays basque, la prise de Bilbao[14], doivent être compris comme les ultimes prises de position en vue des marchandages qui auront lieu pour le règlement du conflit et la réalisation du compromis. Les impérialismes allemand et italien entendent disposer d’atouts importants et la possession effective des mines de Bilbao en est un particulièrement décisif pour discuter avec l’Angleterre dont les capitaux sont investis dans ces mines.

Ainsi donc, la lutte militaire en Espagne est dominée par cette emprise des impérialismes sur les forces en présence des deux côtés du front. L’Allemagne et l’Italie cherchent à tirer le plus d’avantages possibles des victoires de Franco qu’elles n’ont pas cessé de soutenir[15]. Et avant de retirer les troupes et le matériel qu’elles ont envoyé en Espagne, il leur faudra des garanties tangibles. L’importance de la proie à dévorer est telle que l’opération ne se fera pas sans disputes et que les discussions peuvent durer encore longtemps.

Qu’entre temps, les alliances entre impérialismes viennent à se préciser sur le plan mondial et à propos des autres problèmes que celui de l’Espagne, et la situation dans ce pays pourra évoluer tout autrement que vers une médiation entre Franco et Valence et un compromis entre les impérialismes.

Ce qui est essentiel pour le prolétariat espagnol et international, c’est que depuis les journées de mai, la guerre contre Franco a perdu son caractère de guerre civile qu’elle avait au lendemain du 19 juillet.

De la faillite à la trahison des dirigeants anarchistes

Au cours des journées de mai, les dirigeants anarchistes de la C.N.T. et de la F.A.I. (et pas seulement les ministres) ont joué un rôle de traîtres. Nous avons relaté sommairement dans notre dernier numéro quelle fut leur activité. Depuis, du sein même du mouvement anarchiste se sont élevées des voix accusatrices.

Les plus catégoriques parmi les anarchistes qui se sont dressés contre les chefs de la C.N.T. et de la F.A.I., ont été les Amis de Durruti dont il faudrait reproduire en entier les documents (une traduction de leur manifeste du 8 mai a paru dans « La Lutte Ouvrière » du 10 juin). Il faut également citer les publications des anarchistes italiens, de la Fédération anarchiste de langue française (Terre Libre, L’Espagne Nouvelle), de la C.G.T.S.R. (Le Combat Syndicaliste).

Les dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. ne nient d’ailleurs pas les faits, mais s’efforcent de démontrer qu’ils ont agi dans l’intérêt du mouvement ouvrier. Dans une édition spéciale, du 11 mai, le bulletin d’information française de l’A.I.T. a publié un document important, signé du secrétariat de l’A.I.T. à Barcelone, et qui explique la position prise par la direction de la C.N.T. et de la F.A.I.

Le leitmotiv de ce document comme de tous ceux publiés depuis par « Le Libertaire » et émanant de la F.A.I., l’argument central au nom duquel sont expliquées les successives capitulations de la C.N.T. et de la F.A.I. devant la bourgeoisie espagnole, et devant les impérialismes « démocratiques » et soviétique, c’est la nécessité de maintenir « l’unité antifasciste ».

Il serait très utile, mais malheureusement trop long d’analyser tous ces documents qui font comprendre comment la faillite de l’anarchisme espagnol devant les problèmes essentiels de la révolution prolétarienne, et notamment devant le problème de l’Etat a pu aboutir à la trahison de mai.

Dans plusieurs articles de « L’Internationale », nous avons traité cette question au fur et à mesure du développement des événements depuis le 19 juillet 1936. Nous avons aussi signalé plusieurs fois les intéressantes études de Nicolas L. dans « La Révolution Prolétarienne » sur le même sujet. Nous renvoyons donc nos camarades à ces écrits antérieurs, car il nous paraît plus important de traiter maintenant des réactions qui se sont manifestées dans le mouvement anarchiste contre cette faillite et contre la trahison des journées de mai.

En Espagne, les « Amis de Durruti » ont posé la question du pouvoir[16]. Dans plusieurs documents, ils ont exprimé leur position ainsi : constitution d’une junte révolutionnaire destruction du pouvoir bourgeois. Il semble donc que ces camarades s’orientent nettement vers les conceptions marxistes sur la question de l’Etat, encore que nous n’ayons pas d’informations suffisantes pour affirmer qu’ils reconnaissent la nécessité d’une dictature du prolétariat organisé dans ses comités ou conseils.

En tout cas, les « Amis de Durruti » ont compris que la conquête du pouvoir politique est la condition du succès de la révolution prolétarienne. C’est l’essentiel et cela permet d’espérer qu’en Espagne l’avant-garde pourrait arriver à se regrouper sur des positions révolutionnaires et constituer le parti qui a manqué jusqu’à maintenant au prolétariat ibérique pour le guider vers la victoire[17].

Mais, si en Espagne, dans le feu de la lutte et au travers du développement des événements, une fraction importante des anarchistes a accompli un net progrès vers les conceptions que l’Octobre russe avait justifiées, il n’en est pas de même dans le mouvement anarchiste des autres pays.

On constate au contraire qu’en France, les réactions contre la trahison des ministres et dirigeants de la C.N.T. ramènent les anarchistes à l’apolitisme intégral qui fut cependant à la base de la faillite de leurs camarades d’Espagne. C’est ainsi que dans le numéro spécial de juin de « Terre Libre » qui fut distribué au meeting du 18 juin au Vel d’Hiv., la F.A.F. se déclare « contre toute entente, tout accord avec des partis politiques quelconques », et affirme que « seule la thèse et l’action non-étatiste, fédéraliste, apolitique, non gouvernementale, se révèle une force révolutionnaire ».

Il y a loin de cette position à celle des « Amis de Durruti » préconisant la constitution d’une junte révolutionnaire et aux propositions d’unité d’action qu’ils firent au POUM au cours des journées de mai.

Il est vraiment regrettable que les camarades de la F.A.F., qui dans les deux documents de ce numéro spécial de leur organe « Terre Libre » analysent assez justement la situation en Espagne et le rôle de la C.N.T., n’aient pas tiré les enseignements du développement de cette situation et de l’activité de la C.N.T.-F.A.I.

De même que la dégénérescence de la Révolution russe nous a conduits, nous, communistes, à remettre au creuset de la discussion certains concepts léninistes sur les problèmes du mouvement ouvrier révolutionnaire, de même la faillite et la trahison de la C.N.T. et de la F.A.I. devraient inciter les camarades de la F.A.F, de l’U.A. et des J.A.C.[18] à discuter à fond la valeur des principes anarchistes. Tout ne peut s’expliquer par la trahison des hommes ou leur faiblesse devant les difficultés de situations tragiques, il faut comprendre que les hommes ont failli parce qu’ils ne possédaient pas les armes idéologiques leur permettant de résoudre les problèmes qui se posaient devant eux. Et, par l’étude, par l’analyse, par la discussion avec les révolutionnaires des autres tendances, il faut essayer de forger les armes idéologiques qui manquent encore au prolétariat.

Les camarades de la F.A.F. remettent à plus tard cet examen du passé. C’est une erreur. L’attitude à prendre maintenant face aux événements en cours et en perspective dépend des enseignements qu’on tire de l’action menée jusqu’à ce jour. Il est exact que les événements récents tranchent la question de savoir ce qu’il n’aurait pas fallu faire. Mais le problème reste posé en ce qui concerne ce qu’il faut faire.

Oui, la parole est aux véritables combattants révolutionnaires, aux Amis de Durruti, aux militants de base de la F.A.I., aux « Jeunesses libertaires », et nous ajouterons aux militants révolutionnaires du POUM et de ses jeunes[19]. Mais encore faut-il qu’ils élaborent rapidement le programme qui pourrait servir de base à l’action des masses ouvrières.

Ce n’est pas le manifeste de la F.A.F. qui pourra leur être très utile à cet égard. Ce manifeste se termine bien par une série de mots d’ordre, mais autant les « contre » concernent des faits précis, autant les « pour » sont vagues. Nous pensons que les quelques mots d’ordre suivants : constitution des comités de défense de la révolution, lutte irréductible et sans compromis contre le gouvernement bourgeois et ses soutiens staliniens et socialistes, destruction de l’État capitaliste et instauration d’un pouvoir ouvrier issu des comités de base des travailleurs, sont beaucoup plus positifs et qu’ils expriment mieux les enseignements essentiels des événements survenus depuis le 19 juillet.

Nous ne pouvons terminer cette partie de notre article sans signaler à nos lecteurs qu’ils trouveront dans « L’Espagne Nouvelle » une documentation très intéressante sur la situation en Espagne, ainsi que des articles de discussion qui montrent l’importance de la différenciation qui s’opère au sein du mouvement anarchiste espagnol et international.

Il nous faut aussi signaler la position prise par le camarade Louzon dans « La Révolution Prolétarienne » du 10 juin. Son article, reproduit par « Le Libertaire » du 17 juin, est un plaidoyer habile en faveur des dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. Mais il suffit de lire dans le même numéro de « La Révolution Prolétarienne » l’article de Nicolas L. (que Le Libertaire n’a évidemment pas reproduit) pour être fixé sur la valeur des arguments subtils de Louzon.

L’activité du POUM

Il nous fut impossible dans notre dernier numéro de dire quel avait été le rôle du POUM au cours des journées de mai. Nous savions seulement que ses membres s’étaient trouvés aux côtés des Amis de Durruti et des Jeunesses libertaires sur les barricades.

Mais, maintenant que nous sommes mieux informés, nous pouvons souligner combien hésitante fut l’attitude du POUM. L’opportunisme de ce parti s’est encore une fois manifesté pleinement et a freiné le sincère élan révolutionnaire qui anime une grande partie de ses membres de base et notamment ses jeunesses.

Tout d’abord, le POUM fut surpris par la vigueur de la réaction ouvrière, quoique « La Batalla » ait, par les articles d’Andrade[20] en particulier, appelé les travailleurs à la plus active vigilance. Il semblerait que les chefs du POUM n’avaient pas confiance dans leurs propres paroles, sans doute parce qu’ils s’étaient auparavant trop souvent gargarisés de phrases révolutionnaires, sans que leur activité correspondît à ce niveau de leurs paroles. Surpris par la force et l’ampleur de la riposte ouvrière au coup de force de la centrale téléphonique, le POUM donna le lendemain les quelques mots d’ordre suivants : constitution des comités de défense de la révolution, front révolutionnaire. « La Batalla » fixait les objectifs suivants à l’action ouvrière : démission de Rodriguez Salas[21], épuration des corps armés, annulation des décrets d’ordre public, l’ordre public aux mains des ouvriers.

En somme, à part le premier mot d’ordre qui ne concerne d’ailleurs que la forme d’organisation de la lutte ouvrière, tous les autres étaient bien en dessous de l’enjeu de la bataille. En effet, c’est la question du pouvoir qui était posée. Dix mois après le 19 juillet, le prolétariat de nouveau maître de Barcelone, pouvait réaliser ce qu’il n’avait pas fait la première fois, c’est-à-dire écraser ses adversaires, détruire l’Etat capitaliste et instaurer un pouvoir ouvrier révolutionnaire.

Seuls les Amis de Durruti ont posé la question du pouvoir au cours de ces journées de mai. Le POUM lui, s’est empressé de crier à la victoire partielle, alors qu’aucune décision n’avait pu intervenir, les ouvriers n’ayant pas poussé leur avantage, et les contre-révolutionnaires attendant des renforts de Valence pour reprendre l’offensive. Le POUM, dans ces conditions, était prêt à adopter la position des dirigeants anarchistes qui donnèrent l’ordre de cesser le combat et la grève. C’est ce qu’il fit effectivement (« La Batalla » du 6 mai)[22]. Puis voyant que les ouvriers, sous l’influence des Amis de Durruti et des Jeunesses libertaires, n’avaient pas encore abandonné les barricades, le POUM donna des instructions à ses membres pour qu’ils restent à leurs postes de combat. C’était dans la journée du 6 mai.

Il est évident que ces positions contradictoires du POUM contribuèrent à désorienter les combattants et facilitèrent la trahison des dirigeants de la C.N.T. Le 7 mai, l’ordre de cesser le combat et de reprendre le travail avait été suivi par de nombreux ouvriers. Lorsque les forces arrivées de Valence eurent pris possession du contrôle de la rue, les assassinats et la répression commencèrent. La contre-révolution exploitait sa victoire à fond.

L’opportunisme du POUM se révéla autant après les journées de mai qu’au cours de celles-ci. Au lieu de se maintenir fermement sur des positions de résistance acharnée à la contre-révolution victorieuse, au lieu de dénoncer la trahison des dirigeants anarchistes, le POUM se contenta d’une explication de la genèse des journées de mai, de protestations contre les accusations lancées par les staliniens. Lorsque survint le changement de gouvernement de Valence, le POUM emboita le pas aux anarchistes et lança le mot d’ordre : gouvernement U.G.T.-C.N.T. Ce mot d’ordre, malgré les réserves faites par le POUM équivalait à disculper Caballero et les dirigeants cénétistes et ne se différenciait pas de la ligne adoptée par les chefs anarchistes, lesquels présentèrent Caballero comme le défenseur de la classe ouvrière.

Cet opportunisme du POUM ne lui a même pas servi auprès des anarchistes qui, par exemple, rompirent le Front révolutionnaire de la jeunesse[23], ni auprès du gouvernement et des staliniens qui continuèrent de plus belle leurs attaques contre le POUM et ne tardèrent pas à passer à l’étape actuelle, celle de la destruction physique du parti.

Insuffisamment préparé à l’illégalité, le POUM est maintenant décapité, ses dirigeants étant presque tous arrêtés. Ses locaux sont occupés, ses journaux sont interdits, bref, c’est l’anéantissement. Nous ignorons à l’heure actuelle si le POUM a pu conserver un minimum d’organisation illégale, et s’il sera capable, par une activité clandestine, de poursuivre une certaine agitation au sein des masses ouvrières, et de s’unir aux Amis de Durruti et Jeunes libertaires pour constituer avec eux les cadres solides d’un nouvel assaut révolutionnaire.

Perspectives

Comme les informations les plus récentes le prouvent, les forces contre-révolutionnaires utilisent leur victoire de mai au maximum.

Mais s’il leur est possible de détruire le POUM, de pourchasser, avec l’aide des dirigeants anarchistes, les militants révolutionnaires des « Amis de Durruti » et de la base de la F.A.I. et des Jeunesses libertaires, la bourgeoisie et ses serviteurs staliniens doivent malgré tout opérer prudemment sur le plan économique, car la résistance ouvrière est vive. D’autre part, le désarmement des ouvriers n’est pas réalisé entièrement. Chaque ouvrier cache son arme parce qu’il espère reprendre la lutte. Il est certain que les journées de mai ont mûri le prolétariat catalan. Si l’on s’en réfère aux camarades qui reviennent de là-bas, des résistances armées auront lieu dès que la bourgeoisie entreprendra de s’attaquer aux principales conquêtes ouvrières concernant les entreprises. De même pour la paysannerie.

Cependant, il est bien peu probable qu’une nouvelle grande bataille puisse s’engager. Les journées de mai ont été décisives à cet égard. Seules, des luttes partielles, localisées, se produiront et seront suivies de répressions massives. La passivité du prolétariat international, trahi et trompé par ses chefs, laisse le prolétariat espagnol complètement isolé.

L’avenir du mouvement dépend beaucoup aussi de la capacité des militants révolutionnaires de former une organisation d’avant-garde politiquement armée pour affronter la dure période qui commence.

Le mouvement anarchiste est dissocié. Mais la fraction révolutionnaire est encore loin d’avoir acquis une compréhension précise des solutions aux problèmes essentiels de la lutte pour le pouvoir. Au sein du POUM, principale victime de la contre-révolution, la différenciation sera difficile et la sélection qui s’opérera au cours de la période d’illégalité qui vient de s’ouvrir ne donnera probablement lieu qu’à la formation d’une très faible fraction de gauche. En somme, il ne paraît guère possible que le parti révolutionnaire qui manque au prolétariat espagnol puisse se constituer assez rapidement pour prendre la direction de la résistance ouvrière avant que la bourgeoisie ait réussi à raffermir pour longtemps sa domination.

Ainsi, la situation en Catalogne et dans le reste de l’Espagne, après les journées de mai, est nettement contre-révolutionnaire. Elle tend à s’intégrer dans la situation internationale caractérisée par la préparation rapide de la guerre mondiale. Une nouvelle grande défaite du prolétariat international se consomme actuellement en Espagne. Le mouvement révolutionnaire est réduit à zéro dans tous les pays, et cependant l’accroissement d’exploitation dont est partout victime le prolétariat prépare de nouvelles explosions de la lutte de classes. S’armer pour ces batailles de demain en tirant les enseignements des défaites est notre tâche de révolutionnaires.

Les perspectives qui d’après nous se dégagent de la situation en Espagne n’impliquent pas que les révolutionnaires des autres pays doivent abandonner toute activité en direction de ce pays. Notre devoir est d’aider malgré la difficulté des contacts, nos camarades espagnols à organiser leur travail illégal, ce qui exige des moyens matériels, les aider aussi à réaliser la clarification politique nécessaire.

Mais notre tâche est surtout de combattre plus âprement que jamais les complices français des assassins de nos frères d’Espagne, c’est-à-dire combattre notre bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes[24]. Il faut expliquer patiemment aux militants et ouvriers révolutionnaires ce qui se passe en Espagne, et montrer quel est le rôle des organisations dans lesquelles la classe ouvrière avait mis sa confiance.

Article paru le 10 juillet 1937 dans le n° 29 de L’Internationale


[1] Article intitulé « Journées décisives pour le mouvement révolutionnaire du prolétariat espagnol » paru dans le n°28 de L’Internationale, et que nous avons précédemment mis en ligne :
http://guerredeclasse.fr/2022/05/10/journees-decisives-pour-le-mouvement-revolutionnaire-du-proletariat-espagnol/

[2] Revue anarchiste italienne dirigée par Camillo Berneri à Barcelone, de 1936 à 1937. Dans le même numéro du 9 mai 1937, paru quelques jours après son assassinat, Berneri ajoutait, en parlant toujours de la « base » :

« Elle a combattu et elle a bien combattu, et elle se serait emparée de Barcelone dans les premières 24 heures de la lutte, si son élan magnifique et héroïque n’avait pas été freiné par les ordres répétés des organismes dirigeants ».

[3] Il s’agit des patrouilles de contrôle formée par le prolétariat dans les grandes villes, au tout début de la révolution, en juillet 1936.

[4] La garde d’assaut fut créée en 1931, dès les premières années du régime républicain. Le rôle des gardes d’assaut était de maintenir l’ordre dans les villes, en réprimant les manifestations, notamment. Ils étaient moins lourdement équipés que l’armée : pistolets et matraques.

[5] La communisation des services publics et des branches d’industrie a bien été le fruit du mouvement du prolétariat espagnol, les syndicats ne venant que la formaliser, en courant à la remorque de la révolution. Au fur et à mesure que cette dernière s’essouffla, les syndicats vinrent confirmer leur nature contre-révolutionnaire.

[6] L’entreprise de « dé-communisation » mis en marche dès le début de l’année 1937 atteint son apogée durant l’été, en Aragon. Des divisions staliniennes armées y sont envoyées et procèdent à des confiscations, des destructions de terres, des incendies de fermes et des exécutions de paysans. Les divisions dirigées par la CNT et basées en Aragon n’interviendront pas.

[7] Le POUM disparaîtra après les journées de mai, avec l’action conjuguée d’assassinats de ses membres (notamment Andrès Nin, son dirigeant, ou encore Kurt Landau) et l’arrestation de centaines d’autres. Le procès des dirigeants du parti aura lieu plus d’un an après et se soldera par un non-lieu, devant l’évidence de la falsification des preuves qui étaient censées prouver la participation à un complot « trotsko-fasciste ». Les accusés seront tout de même condamnés à plusieurs années de prison mais s’enfuiront lors de la chute de Barcelone en 1939.

[8] L’exemple du Pays basque fait exception dans le paysage de l’Espagne révolutionnaire de 36-37 : c’est la province où il y eut le moins d’expériences de communisation.

[9] Le nouveau gouvernement, formé le 17 mai, comprenait Indalecio Prieto comme ministre de la Défense et José Giral comme ministre des Affaires Étrangères (socialiste et gauche républicaine, respectivement). Juan Negrin, socialiste sous les ordres de Moscou, remplaça Caballero comme chef du gouvernement.

[10] Il s’agit de Jesus Hernandez et de Vicente Uribe, tous deux membres du PCE, qui quittèrent le Conseil des ministres qui avait eu lieu le 13 mai, et durant lequel ils eurent un vif échange avec Largo Caballero. Ce dernier refusait notamment de dissoudre le POUM.

[11] Federica Montseny et Garcia Oliver, tous deux membres de la CNT, entrèrent au gouvernement en novembre 1936 et le quittèrent le 17 mai 1937. Durant l’insurrection de Barcelone, ils appelèrent tous les deux les prolétaires à cesser le feu et à déposer les armes.

[12] Moins de deux ans après l’écrasement du prolétariat de Barcelone, la Catalogne tombe aux mains de Franco et, peu de temps après, en mars 1939, la guerre civile s’achève. Le second charnier capitaliste mondial débutera six mois plus tard, le 1er septembre 1939.

[13] Emilio Mola, qui mourut en juin 1937 dans un accident d’avion, fut l’un des instigateurs, avec Franco, du coup d’État du 17 juillet 1936, et proclama le soulèvement en Navarre. Il est à l’origine de l’expression « cinquième colonne » : en novembre 1936, il déclara à la radio que quatre colonnes de l’armée nationaliste allaient attaquer Madrid, tandis que la « cinquième colonne » se trouvait déjà dans les murs de la ville.

[14] Il s’agit de la campagne de Biscaye, qui débuta fin mars 1937 et s’acheva fin juin, avec la chute de Bilbao. Cette province du Pays basque constituait un emplacement stratégique du front nord, avec la présence d’une industrie lourde et d’usines d’armement.

[15] L’Allemagne et l’Italie seront les premiers pays à intervenir dans le conflit, et ce, dès l’été 1936 : envoi d’armement, de matériel militaire et envoi de troupes, également. Cela constitua pour ces puissances une occasion d’expérimenter hommes et matériel sur le champ de bataille. L’URSS quant à elle, commencera une aide discrète dès octobre 1936, avec l’envoi d’armes, de conseillers militaires et l’aide à la constitution des premières unités des Brigades internationales. La France et l’Angleterre resteront sur une politique de non-intervention.

[16] Sur « Les Amis de Durruti », on peut se reporter à l’une de nos dernières publications, où l’on peut consulter leur tract distribué sur les barricades : http://guerredeclasse.fr/2022/05/24/necessite-dune-junte-revolutionnaire/

[17] Henri Chazé, membre de l’Union Communiste, dira en 1978 dans la préface de Chronique de la révolution espagnole :

« Deuxième enseignement de la « révolution espagnole » : il s’agit de la question de l’organisation des révolutionnaires. A l’Union Communiste, nous n’étions pas débarrassés de nombreux concepts léninistes, comme je l’ai écrit plus avant. Entre 1933 et 1936 s’était peu à peu imposée la notion de parti « guide et animateur » des luttes ouvrières, au lieu de parti « dirigeant ». Bien petite étape. Avec le recul du temps et une longue réflexion, ainsi que l’étude des grands mouvements révolutionnaires, j’ai abandonné le concept léninien du « parti seul porteur de la vérité révolutionnaire », et a fortiori, de sa caricature, le groupe ou groupuscule qui s’auto-proclame l’unique « avant-garde révolutionnaire ».

Tout d’abord, un tel parti, groupe ou groupuscule, ne peut représenter que l’héritage du passé (plus ou moins bien assimilé) et cela ne suffit pas pour affronter des situations nouvelles, ne serait-que parce que l’ennemi de classe évolue et la classe ouvrière également.

D’autre part, un mouvement révolutionnaire d’envergure saisit le prolétariat tel qu’il est, dans la diversité de son niveau de conscience, conscience de classe et conscience révolutionnaire, surtout lorsque la classe ouvrière n’a pas l’initiative du déclenchement des épreuves de force, ce qui est presque toujours le cas. Constatation encore plus vraie s’il s’agit d’un parti, si influent soit-il. Le blanquisme ne peut mener qu’aux aventures ou à pire, comme ce fut le cas pour le parti bolchévik ».

[18] La Fédération anarchiste française (FAF) et l’Union anarchiste (UA) fusionneront pour donner naissance à la première Fédération anarchiste (FA), en 1945. La Jeunesse anarchiste communiste (JAC) était l’organisation de jeunesse de l’UA.

[19] On a ici une énumération des éléments qui, dans l’Espagne de 1937, auront été les plus en tendance de radicalité, et donc de plus en plus en récusation des structures syndicales et partitistes, et comprenant la nécessité d’une dictature du prolétariat. C’est pourquoi ses membres ont été désignés par le qualificatif « d’incontrôlables » par les forces de la contre-révolution.

[20] La Batalla fut le journal du POUM. Après les journées de mai et la répression contre le parti, il paraîtra encore clandestinement. Juan Andrade, un des rédacteurs et principal contributeur de La Batalla, figura parmi les dirigeants du POUM accusés. Il restera en prison jusqu’à la fin de l’année 1938 et s’exilera en France à la chute du camp républicain.

[21] Le parcours de Rodriguez Salas, responsable de la prise du central téléphonique par les gardes d’assaut le 3 mai 1937, est intéressant : il fut d’abord membre de la CNT dans les années 20, puis adhéra au Bloc ouvrier et paysan (précurseur du POUM) pour finalement rejoindre le PSUC au milieu des années 30. Sa nomination comme préfet de police de la Catalogne fut réalisée dans la foulée du remaniement ministériel de décembre 1936, lors duquel le POUM fut évincé de la Généralité par les staliniens.

[22] Communiqué de la direction du POUM, paru dans la matinée du 6 mai 1937, dans La Batalla :

« La manœuvre contre-révolutionnaire ayant été déjouée, les ouvriers doivent abandonner la lutte et reprendre le travail aujourd’hui, afin de poursuivre dans l’enthousiasme l’action qui mènera rapidement à la défaite du fascisme. Le POUM ordonne à tous ses militants armés de quitter les barricades et les rues et de retourner au travail, tout en restant vigilants. »

[23] Ce projet de Front de la Jeunesse révolutionnaire fut initié en février 1937, entre les Jeunesse libertaires (FIJL) et la Jeunesse communiste ibérique (JCI, organisation de jeunesse du POUM). Il visait à une union des tendances révolutionnaires de la CNT et du POUM, contre « les étrangleurs de la Révolution », autrement dit, le PSUC, ses Jeunesses, et ses alliés du camp démocratique.

[24] On peut citer l’exemple, donné dans le n° 28 de L’Internationale, du traitement des journées de mai 37 par le journal stalinien L’Humanité, qui parlait d’un « Putsch hitlérien », rejoignant ainsi les accusations du PSUC et du PCE en Espagne pour condamner l’insurrection. On peut rappeler que Marcel Cachin fut directeur de L’Humanité pendant 40 ans, membre du bureau politique du PCF et l’un des piliers, aux côtés de Léon Blum, du Front populaire en France.

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À propos de l'auteur Guerre de Classe

« Nous pensons d’abord qu’il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous sommes enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées »

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