Je viens de me lever après une nuit médiocre, passée aux côtés de mon nouveau-né. On est en plein mois de juin, c’est la canicule, le soleil qui passe à travers la fenêtre m’éblouit. Je tente de me réveiller en faisant défiler les nouvelles sur mon fil d’actualité Facebook. Soudainement, le visage d’un oncle apparait. Je lis les mots « décédé », « covid ».
Pour moi, c’est la fin du monde : il y a six ans, j’avais porté plainte contre lui pour agression sexuelle. Le procès devait avoir lieu dans les prochaines semaines.
Je fige. Tout ça pour rien?
La charité mal placée
Porter plainte a été pour moi un parcours du combattant. Pendant des années, à chaque fois que j’ai évoqué cette possibilité, on m’en a découragé. À quoi bon, me questionnait-on ? On appuyait sur mes points faibles : l’amour de ma grand-mère, mon sens du sacrifice, ma foi chrétienne. On laissait entendre que, parce que j’étais une « bonne personne », je devais être « au-dessus » de ces choses et « pardonner », tout simplement.
Comme le pardon est au cœur de la spiritualité chrétienne, je n’ai pas pris ces questions à la légère. Ne demande-t-on pas à Dieu de pardonner nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés?
On a proposé de m’accompagner à la rencontre de cet oncle pour le confronter. D’autres membres de la famille l’avaient déjà fait. Il s’était rapidement excusé, comme on l’aurait fait après avoir trébuché contre un passant. Ça ne l’avait pas empêché de faire de nouvelles victimes.
Renoncer à la vengeance
Au Canada, le système correctionnel poursuit deux objectifs : la protection du public et la réhabilitation des criminels.
C’est loin d’être parfait.
Les conditions d’incarcération dans plusieurs prisons ne sont pas à la hauteur d’un pays comme le Canada. Cela dit, faire quelques mois de prison, au Québec, dans une unité spécialisée, ce n’est pas une condamnation à mort. Cette expérience peut éventuellement devenir une opportunité pour faire face à soi-même, en vérité, et guérir.
En cultivant le secret autour des agissements de mon oncle, on ne lui a pas rendu service. Je refuse de croire qu’il était heureux dans cette double vie. J’espérais qu’au contact des policiers, il laisse tomber les faux-semblants. Que devant un juge, il renonce aux faux-fuyants. Qu’il plaide coupable, reconnaisse le tort causé et accepte sa peine.
Malheureusement, ça ne s’est pas passé ainsi.
Quand j’ai compris qu’il persisterait dans le déni, j’ai été déçue, mais je n’ai pas regretté d’avoir entamé ces démarches. J’avais laissé ma colère au poste de police, dans le bureau des enquêteurs qui avaient accueilli mon histoire. Eux se chargeraient de faire la lumière sur cette affaire.
Quand j’ai appris la mort de mon oncle, instantanément, la colère est revenue.
Il était hors de question de laisser ce livre ouvert. Ce serait finalement à moi d’en rédiger la conclusion. C’est pourquoi j’ai écrit une lettre ouverte au journal Le Soleil, qui l’a relayée sous la plume de Mylène Moisan.
Encore une fois, on m’a questionnée : pourquoi m’afficher dans le journal? Avec un bébé dans les bras, n’avais-je pas mieux à faire que de m’acharner contre un mort?
L’importance de la contrition
Ces questions, on les pose chaque fois qu’une victime cherche à obtenir justice. On comprend mal pourquoi une personne voudrait parler de crimes survenus il y a des dizaines années. Il subsiste une grande ignorance des conséquences de l’agression sexuelle. Mais, surtout, on ne sait pas comment aborder les questions qui concernent le mal et la souffrance.
La violence sexuelle ne s’apparente pas à un conflit. Les personnes impliquées ne sont pas sur un même pied d’égalité. Il serait inopportun de demander à chacun de reconnaitre ses torts, comme s’il s’agissait d’une simple « chicane de famille ». Dans ce contexte, le responsable, c’est l’agresseur.
C’est à lui d’abord de répondre de ses actes. Le pardon ne s’exige pas. Il se demande, humblement. Pour que cette demande puisse être sincère, il faut que le tort causé puisse être nommé. L’examen de conscience, suivi de l’acte de contrition, fait partie du sacrement de réconciliation. Pourquoi en serait-il autrement entre humains?
Rouvrir le dialogue
Dans les semaines qui ont suivi la diffusion du texte, des cousins éloignés m’ont contacté. Ils ont tenu à m’encourager et, surtout, à me donner des repères afin que je puisse mieux comprendre mon histoire. Ce qu’ils m’ont dit a confirmé ce que je pensais : ces comportements déviants s’ancraient dans une histoire et une culture familiale spécifique, dont mon oncle était entre autres le produit.
J’ai aussi pu échanger avec un homme impliqué auprès d’autres victimes de mon oncle. Pendant des mois, il a travaillé à le mettre hors d’état de nuire, dans un centre communautaire où il sévissait. Le souci qu’a eu cet homme pour ces personnes vulnérables a agi comme un baume. J’ai été réconfortée de voir que quelqu’un, quelque part, était prêt à se battre pour protéger ces personnes à qui je m’identifiais.
En sacrifiant les enfants sur l’autel des apparences, on a fragilisé nos familles, comme on a porté atteinte à l’Église.
Est-ce que, aujourd’hui, j’éprouve de bons sentiments pour cet oncle qui m’a agressée? Non, et ce n’est pas un objectif que je poursuis. En raison des actes qu’il a posés, il m’a volé une partie de mon enfance et de mon adolescence. Il m’a blessée dans mon intimité. Mon indignation est légitime.
Est-ce que je lui veux du mal pour autant? Non plus. Mon oncle n’était pas un monstre. On aurait simplement dû l’arrêter, au lieu d’entretenir le tabou qui lui permettait d’agir.
Ça aura été une dure leçon pour toute une génération : en sacrifiant les enfants sur l’autel des apparences, on a fragilisé nos familles, comme on a porté atteinte à l’Église.
Que ces façons de penser soient appelées à changer, c’est une bonne nouvelle.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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