Le déclin du dollar américain, les trois « systèmes », la guerre des sanctions contre la Russie, à la veille de la publication du nouveau livre du professeur Hudson : « The Destiny of Civilization : Finance Capitalism, Industrial Capitalism or Socialism ».
[NdT : la traduction de cette interview a parfois fait l’objet d’un allégement du style « parlé », plus facile à écouter qu’à lire]
BENJAMIN NORTON : Salut, tout le monde. Je suis Ben Norton, et c’est le podcast Multipolarista. Et j’ai le grand plaisir de recevoir aujourd’hui un de mes invités préférés, l’un des économistes les plus importants au monde aujourd’hui, le professeur Michael Hudson.
Si vous avez vu l’une des interviews que j’ai réalisées avec le professeur Hudson ces dernières années, vous savez probablement que c’est un analyste brillant. Il a toujours, je pense, la meilleure analyse pour comprendre ce qui se passe économiquement et aussi politiquement, géopolitiquement, dans le monde d’aujourd’hui.Et je pense que le moment est très important pour recevoir le professeur Hudson aujourd’hui. Nous allons parler de la guerre économique contre la Russie et du processus de découplage économique entre la Russie, la Chine et l’Occident, un sujet dont le professeur Hudson parle depuis de nombreuses années. Et cela s’est vraiment accéléré avec les sanctions occidentales contre la Russie au sujet de l’Ukraine.
Nous allons également parler du déclin de l’hégémonie du dollar américain. Un récent rapport du Fonds monétaire international, qui est dominé par les États-Unis, a reconnu que l’utilisation du dollar dans les réserves des banques étrangères diminue progressivement. Cela ne va pas disparaître du jour au lendemain. Mais même le FMI reconnaît que l’hégémonie du dollar s’érode. Et, bien sûr, le FMI a reconnu que les sanctions occidentales contre la Russie vont éroder davantage l’hégémonie du dollar américain. Nous voyons maintenant la Russie faire des affaires avec la Chine avec le yuan chinois. La Russie fait également des affaires avec l’Inde avec la roupie indienne. Et bien sûr, la Russie a dit à l’Europe que si elle voulait acheter de l’énergie russe, elle devait le faire avec des roubles russes.
Il y a tant de choses à dire aujourd’hui, Professeur Hudson, mais je voudrais commencer la première partie de cet entretien en parlant d’un nouveau livre que vous êtes sur le point de publier.
Nous sommes le lundi 9 mai. Vous avez dit que le livre sortait le mercredi 11 mai. Et il s’appelle « The Destiny of Civilization : Finance Capitalism, Industrial Capitalism or Socialism » (Le destin de la civilisation : Capitalisme financier, capitalisme industriel ou socialisme).
Et tout ce que je viens de dire en préambule à cette interview, la guerre économique en Russie, les sanctions et le découplage, tout cela est profondément lié à ce dont vous parlez dans ce livre. J’ai eu le plaisir d’en obtenir un exemplaire en avance et de le lire. Je pense que c’est un livre vraiment important.
Vous parlez de ce clivage fondamental au niveau international – et c’est un clivage qui remonte en fait à l’histoire également – entre ces trois modèles de systèmes économiques différents dont vous parlez : le capitalisme financier, le capitalisme industriel et le socialisme. Et votre argument est que l’empire américain a été une force pour imposer le néolibéralisme, qui est une forme particulière de capitalisme financier, qui est non productif, dans lequel le capital financier détruit les industries productives dans la poursuite de la recherche de rente, et ce que vous appelez la classe des rentiers. Ainsi, au lieu de produire, comme les économistes bourgeois classiques avaient dit que le capitalisme serait un système productif, le capitalisme financier est fondamentalement un système de destruction et de dette. Et votre argument est que cela est profondément enraciné dans la politique étrangère des États-Unis. C’est la stratégie de politique étrangère des États-Unis pour étendre leur pouvoir économique, imposer ce modèle capitaliste financier au monde.
Pouvez-vous développer davantage votre argumentaire sur la lutte entre le capitalisme financier, le capitalisme industriel et le socialisme, et expliquer pourquoi vous avez décidé de publier ce livre maintenant ?
MICHAEL HUDSON : Le livre est né d’une série de dix conférences que j’ai données à mon public chinois. J’ai été professeur d’économie à l’Université de Pékin pendant plusieurs années et j’ai également enseigné dans d’autres universités, à Wuhan et à Hong Kong. Et j’ai un public assez large, environ 65 000 personnes par conférence là-bas. Et on m’a demandé de donner une vue d’ensemble, une sorte d’histoire du développement économique en Occident, pour les Chinois.
Pour comprendre le capitalisme financier d’aujourd’hui, il faut comprendre ce qu’était le capitalisme industriel, tel qu’il était décrit au XIXe siècle. Et on oublie souvent, ou on minimise, que le capitalisme industriel était révolutionnaire. Ce qu’il essayait de faire – depuis les physiocrates en France à la fin du 18e siècle jusqu’à Adam Smith, John Stuart Mill, Marx et toute la floraison du socialisme à la fin du 19e siècle – l’idéal de la théorie classique de la valeur et de la théorie de la rente, c’était de déterminer quelle est la valeur réelle, la valeur du coût de la production des biens et des services.
Et qu’est-ce qui est méritant pour le capitaliste, quand il emploie le travail pour faire un profit, et qu’est-ce qui n’est pas méritant ? Ce qui n’est pas méritant, c’est la classe des propriétaires. C’était la classe guerrière héréditaire qui a conquis tous les royaumes européens au Moyen-âge. Alors les industriels anglais disaient : « Regardez, nous ne pouvons pas devenir l’atelier du monde ; nous ne pouvons pas être moins chers que les pays étrangers si nous avons une classe de propriétaires qui nous arrache tout l’argent avec la rente foncière ». Et si nous avons des banques prédatrices, ou si les riches prêtent uniquement pour acheter des biens, ou font des prêts en situation d’urgence ou des prêts prédateurs qui n’ont rien à voir avec le financement de la formation réelle de capital.
Ce qui a rendu ce capitalisme révolutionnaire, c’est que les industriels britanniques et les défenseurs de l’industrie, et même les banquiers à l’époque de Ricardo, ont dit que pour renverser la classe des propriétaires, qui contrôlent la Chambre des Lords et toutes les chambres hautes des gouvernements en Europe, il fallait une réforme démocratique. S’il y a une réforme démocratique et qu’on accorde le droit de vote au peuple, il votera contre la classe des propriétaires, et on aura alors une économie efficace où les prix de nos exportations des biens et services reflètent le coût réel de la production, et non la rente de la classe des rentiers, ni la rente de ce que les propriétaires prennent, ni la rente de ce que les banquiers prédateurs prennent.
Tout le long du 19e siècle qui a précédé la Première Guerre mondiale a été marqué par cette théorie révolutionnaire de la valeur qui décrivait la rente foncière, la rente de monopole et les rendements financiers comme des revenus immérités et qui voulait les supprimer.
Tout cela semblait se diriger vers le socialisme. Les industriels étaient tous en faveur des services publics de l’État, de l’entreprise publique, parce qu’ils disaient que si l’État ne fournissait pas de soins de santé, les individus devraient les payer, et cela coûterait très cher, comme c’est le cas aux États-Unis. Ainsi, le premier ministre conservateur d’Angleterre, Benjamin Disraeli, a déclaré que la santé était tout, qu’il fallait fournir une santé publique à la population. Et c’est le conservateur Bismarck en Allemagne qui a dit que l’Etat devait fournir des retraites. Si la main-d’œuvre doit économiser pour les retraites, elle n’aura pas assez d’argent pour acheter les biens et services que nous, Allemands, produisons. Les retraites doivent êtres prises en charge par l’Etat.
Toute cette évolution vers le socialisme ne visait donc pas seulement à augmenter le niveau de vie, qui a grimpé en flèche au XIXe siècle, mais aussi à libérer l’économie de la classe des rentiers, des propriétaires terriens et des banquiers. Et pour les économistes classiques, un marché libre était un marché sans propriétaires, sans banquiers, sans monopoles.
Inutile de dire que les rentiers se sont défendus. Et après la deuxième guerre mondiale, nous avons vu en permanence une théorie anti-classique remplacer l’idée classique de marchés libres par une théorie de la valeur de la liberté, disant que tout le monde mérite ce qu’il possède. Toute richesse possédée est forcément méritée. Et si les associés de Goldman Sachs gagnent plus que quiconque, c’est parce qu’ils sont très productifs. Vous avez donc eu un mouvement de rejet de l’économie classique, une économie de pacotille, et une sorte d’économie artificielle qui ne parle pas vraiment de la façon dont le capitalisme financier a fonctionné. Et il s’avère que le modèle du capitalisme financier était si prédateur qu’il en était anti-industriel.
C’est pourquoi le président Clinton, aux États-Unis, a proposé d’inviter la Chine au sein de l’Organisation internationale du travail, en disant nous pouvons lutter contre la hausse des salaires en Amérique par une course vers le bas. Nous pouvons embaucher des Asiatiques pour faire du travail, et cela provoquera du chômage ici. Et c’est merveilleux pour les industriels. Cela va essentiellement réduire les salaires et maintenir les salaires américains bas. Ceci est fondamentalement la stratégie du capitalisme financier, dont le but n’est pas d’investir dans des usines, des équipements, de la recherche et du développement, mais de vivre à court terme, de faire de l’argent par l’ingénierie financière, pas par l’ingénierie industrielle.
C’est ainsi qu’il devient prédateur, et qu’on se retrouve avec toute l’attaque idéologique contre les entreprises publiques. Vous avez « The Road to Serfdom « (« La route vers la servitude ») de Frederick Hayek, où on nous dit que si le gouvernement fournit des soins de santé publics, c’est « la route vers la servitude », alors qu’en fait c’est le capitalisme financier qui est la route vers les dettes et la servitude. Vous avez maintenant un dénigrement total du gouvernement ce qui constitue une contre-révolution par rapport à l’élan révolutionnaire du capitalisme industriel à ses débuts.
Il est vrai que les entreprises sont maintenant autant à droite que les banques et les fonds spéculatifs. Mais c’est parce que l’industrie est passée sous le contrôle du secteur financier, et que les dirigeants de presque toutes les entreprises industrielles sont récompensés à la hauteur avec laquelle ils arrivent à faire monter le prix des actions, pour exercer ensuite les options d’achat d’actions qui leur sont accordées. Le prix des actions est augmenté non pas en investissant davantage, non pas en embauchant plus de main-d’œuvre ou en augmentant la productivité ou les ventes, mais simplement en utilisant les revenus dont vous disposez pour racheter vos actions. Et en rachetant ses actions, ça fait monter leur prix.
Et, surtout, en versant des contributions politiques dans ce pays aux Démocrates et aux Républicains, qui nomment les dirigeants de la Réserve fédérale qui ont dépensé 7 à 9 trillions de dollars pour acheter des actions et des obligations afin d’augmenter le prix d’un revenu des retraites, d’augmenter les prix de Wall Street, d’augmenter les prix des logements et de rendre l’Amérique encore moins compétitive sur le plan industriel. Le capitalisme financier est donc ce qui a essentiellement désindustrialisé les États-Unis et transformé le Midwest en une ceinture de rouille.
L’alternative, évidemment, ce sont les sociétés qui n’ont pas suivi ce plan capitaliste financier néolibéral. Et l’économie la plus prospère, évidemment, a été la Chine, ce qui explique pourquoi elle y a consacré autant de temps. La Chine a fait exactement ce que les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre et la France du XIXe siècle ont fait. Elle a maintenu les services de base, les besoins fondamentaux, le logement et, surtout, la finance et la banque, dans le domaine public, en tant que services publics. Au lieu d’avoir un secteur financier indépendant fonctionnant dans son propre intérêt, la Banque de Chine crée l’argent. Et la Banque de Chine prête de l’argent en décidant : où faut-il investir dans l’immobilier pour fournir des logements à la population à un prix aussi bas que possible ? Comment développer l’industrie ? Comment mettre en place un système éducatif avec des formations ? Comment assurer la santé ? Et le résultat est que vous avez une planification centrale dans un style socialiste efficac. Pas une planification type stalinienne à laquelle tout le monde se réfère en Russie, mais une économie mixte comme celle que vous avez en Chine, qui est vraiment une économie mixte, avec une orientation, comme la planification française.
C’est manifestement la façon de survivre et d’éviter de surcharger l’économie avec le service de la dette, avec des loyers élevés, avec des paiements élevés aux monopoles des soins de santé aux États-Unis, en évitant tous ces paiements à une classe de rentiers qui a ce que les économistes classiques appellent des revenus immérités, des revenus prédateurs. Mais au lieu de les virer, nous les avons placé aux manettes, et fait des banques et de Wall Street, de la ville de Londres et de la Bourse de Paris, les planificateurs centraux. Nous avons donc une planification centrale beaucoup plus centralisée que tout ce dont rêvaient les socialistes. Mais la planification, la planification centralisée est faite par le secteur financier. Et la planification financière, c’est du court terme ; c’est de la planification à court terme ; c’est prendre l’argent et partir. Et c’est ce qui dépouille et appauvrit l’économie mondiale aujourd’hui.
BENJAMIN NORTON : Dans votre livre, vous écrivez sur la distinction importante entre l’idée économique classique d’un soi-disant marché libre, et comment, selon vous, les néolibéraux renversent cette idée.Vous écrivez : « L’idéologie néolibérale inverse l’idée classique d’un marché libre, d’un marché exempt de rente économique à un marché libre pour les classes rentières » – c’est-à-dire les classes qui vivent de rentes – « pour extraire la rente et acquérir une position de domination. » Ils ont donc complètement inversé l’idée de ce que signifie un marché libre. Vous notez aussi que, « contrairement à l’économie politique classique, cette idéologie néolibérale promeut le favoritisme fiscal pour les rentiers, la privatisation, la financiarisation et la déréglementation. » C’est, bien sûr, ce que l’on pourrait appeler le consensus de Washington. Vous affirmez ensuite que « la politique étrangère américaine cherche à étendre ce programme néolibéral rentier dans le monde entier ».
Il y a aussi une section très intéressante de votre livre où vous discutez de ce concept comme « impérialisme de libre-échange ». Pouvez-vous nous dire quelle est votre idée de l’ »impérialisme libre-échangiste » et son rapport avec la politique étrangère des États-Unis ?
MICHAEL HUDSON : Le prix Nobel est donné essentiellement pour l’économie de pacotille. Et probablement le pire économiste de pacotille du siècle était Paul Samuelson. Il a affirmé de manière absurde qu’il avait prouvé mathématiquement que, si le commerce était libre, qu’il n’y avait pas de droits de douane et qu’il n’y avait pas de protection gouvernementale, nous serions tous plus égaux. Ou du moins les inégalités entre le travail et le capital seraient moins grandes. En réalité, c’est le contraire.
Le terme « impérialisme libre-échangiste » a en fait été créé par un historien britannique de la théorie du commerce qui a souligné que lorsque l’Angleterre a opté pour le libre-échange, l’idée était que, avec le libre-échange, nous pouvons empêcher d’autres pays de s’industrialiser, parce qu’avec le libre-échange, nous pouvons dire à l’Amérique, nous ouvrirons nos portes à vos marchés – c’est-à-dire les marchés du Sud esclavagiste, que la Grande-Bretagne soutenait – et en échange, vous ouvrirez vos marchés à nos produits industriels.
Et l’Amérique a suivi cette voie jusqu’à la guerre de Sécession, qui n’a pas été menée uniquement à cause de l’esclavage, mais aussi par le Parti Républicain qui, après 1853, a déclaré très explicitement que pour remporter les élections – les Whigs [ancien parti politique américain de droite libérale] n’ont jamais pu les remporter – et industrialiser l’Amérique, le nouveau parti devait rejoindre le mouvement anti-esclavagiste, par l’émancipation, et que la guerre économique de l’Amérique était une guerre pour des tarifs protecteurs dans le Nord, pour ne pas finir comme une société non-industrielle, productrice de matières premières, comme le voulait le Sud.
Ce débat s’est déroulé de 1815, lorsque les guerres napoléoniennes ont pris fin et que le commerce mondial a repris, jusqu’à la guerre de Sécession. Et l’Amérique est devenue forte de la même manière que l’Allemagne l’est devenue, en appliquant des droits de douane protecteurs, afin d’avoir des prix suffisamment élevés pour alimenter ce qu’on appelait l’industrie naissante, pour alimenter la production américaine. J’ai écrit un long livre à ce sujet, publié il y a quelques années et basé sur ma thèse de doctorat, « America’s Protectionist Takeoff ».
Les Anglais ont essayé de lutter contre les autres pays en protégeant leur économie, en disant que si vous avez simplement le libre-échange, vous deviendrez riches. Alors qu’en réalité, si vous avez le libre-échange, vous deviendrez pauvres, si vous n’êtes pas déjà en mesure d’avoir une productivité industrielle, une productivité du travail et une productivité agricole équivalentes à celles des pays les plus avancés.
Le libre-échange était une tentative d’empêcher les autres pays d’investir l’argent du gouvernement et de construire leur agriculture, et de construire leur industrie, et de construire leur productivité, et de créer un système scolaire, d’augmenter les salaires, de rendre les salaires plus productifs.
Et les protectionnistes américains ont dit, eh bien, nous allons avoir une économie à hauts salaires parce que la main-d’œuvre à hauts salaires est moins chère que la main-d’œuvre indigente. Et la main-d’œuvre américaine qualifiée, bien nourrie et bien reposée peut produire beaucoup plus que la main-d’œuvre indigente des autres pays qui pratiquent le libre-échange.
Le principal économiste protectionniste américain, Erasmus Peshine Smith, est allé au Japon et a aidé le Japon industriel à se détacher du libre-échange britannique, et a aidé le Japon à s’industrialiser. Et d’autres économistes américains, d’autres économistes étrangers, ont tous repris les idées des protectionnistes américains, comme Friedrich List qui est allé en Allemagne pour promouvoir le protectionnisme. Et le livre de Peshine Smith, « The Manual of Political Economy », a été traduit dans toutes les langues – japonais, italien, français, allemand. Et vous aviez l’Europe qui réalisait que le libre-échange polarisait les économies. C’est après la première et surtout la deuxième guerre mondiale que l’économie orthodoxe est devenue une propagande.
C’est là que vous avez Samuelson et d’autres tenter de convaincre d’autres pays que les gouvernements sont mauvais, qu’il faut tout laisser aux riches, aux financiers, que la théorie du ruissellement fera son effet, qu’il ne faut pas s’inquiéter, qu’il suffit de donner plus d’argent aux riches et qu’il ne faut pas que le gouvernement interfère avec les marchés. Alors que l’Amérique s’était enrichie justement en interférant avec les marchés, pour les façonner dans les années précédant la première guerre mondiale.
Mais après la première guerre mondiale, l’Amérique avait déjà atteint sa domination industrielle. Et c’est après la première guerre mondiale que l’Amérique a dit maintenant que nos tarifs protecteurs nous ont permis de dépasser tous les autres pays, en particulier notre agriculture protectionniste – le secteur le plus protégé en Amérique depuis les années 1930 – nous pouvons maintenant surpasser les autres pays, nous pouvons leur vendre moins cher, maintenant nous pouvons leur dire d’opter pour le libre-échange.
Après la deuxième guerre mondiale, les Américains ont créé la Banque mondiale pour l’appauvrissement économique, et le Fonds monétaire international d’austérité. Et le principal objectif de la Banque mondiale était d’empêcher les autres pays d’investir dans leur propre production alimentaire. La ligne directrice de la Banque mondiale était la suivante : nous devons fournir des infrastructures pour développer l’agriculture de plantation en Amérique latine, en Afrique et dans d’autres pays, afin qu’ils puissent cultiver des plantes tropicales d’exportation, mais ils ne peuvent pas être autorisés à cultiver des céréales ou du blé pour se nourrir eux-mêmes ; ils doivent être dépendants des États-Unis.
Ainsi, la fonction du libre-échange, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international a été de financer la dépendance, soutenue par le soutien américain aux dictatures de toute l’Amérique latine qui acceptent d’avoir des oligarchies serviles soutenant des modèles commerciaux pro-américains et évitant toute forme d’autonomie, afin que les États-Unis puissent faire ce qu’ils ont récemment fait à la Russie et à d’autres pays, imposer des sanctions – en leur disant, eh bien, maintenant que vous dépendez de nous pour vos céréales, nous pouvons maintenant imposer des sanctions, et vous ne pouvez pas vous nourrir si vous ne suivez pas les politiques que nous voulons.
C’est la politique que l’Amérique a essayé d’utiliser contre la Chine après la révolution de Mao. Heureusement pour la Chine, le Canada a brisé ce monopole et a déclaré qu’il allait vendre des céréales à la Chine. Et la Chine a toujours été très amicale envers le Canada au cours de ces premières décennies.
Donc, en gros, le libre-échange signifie pas de gouvernement, pas de socialisme. Cela signifie une planification centralisée essentiellement par Wall Street – les pays devraient laisser les entreprises américaines venir, acheter le contrôle de leurs matières premières, de leurs ressources, de leur pétrole et de leur gaz, de leurs droits miniers, de leurs forêts et de leurs plantations, et laisser les autres pays envoyer tout leur excédent économique aux États-Unis, où il sera dûment financé pour acheter les matières premières et les ressources lucratives des autres pays.
BENJAMIN NORTON : Dans votre livre, vous avez un passage très drôle qui, je pense, résume vraiment cette idéologie dont vous parlez ici. Vous faites référence à Charles Wilson, qui était secrétaire à la défense sous Eisenhower aux États-Unis, et qui était également l’ancien PDG de General Motors. Il a dit : « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour le pays. » Et cette idée s’est transformée en l’idée que « ce qui est bon pour Wall Street est bon pour l’Amérique ». Et puis vous notez que « cela a fusionné avec la politique étrangère évangéliste des États-Unis qui dit ’Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour le monde’. Et donc le syllogisme logique est clair : ’Ce qui est bon pour Wall Street est bon pour le monde.’ » Et vous le reliez cela à la nouvelle guerre froide, cette idée que ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour le monde et que ce qui est bon pour Wall Street est bon pour les États-Unis, donc, ce qui est bon pour Wall Street est bon pour le monde.
Vous affirmez : « Nous devons reconnaître comment le capitalisme financier a pris le pouvoir sur les économies industrielles, surtout aux États-Unis, à partir desquelles il cherche à se projeter globalement, sous l’impulsion de l’économie financiarisée des États-Unis. La nouvelle guerre froide d’aujourd’hui est une lutte pour imposer le capitalisme financier rentier au monde entier. » C’est une analyse très importante. Parce que parmi les très rares personnes qui parlent de cette idée de nouvelle guerre froide et de son danger, il y a très peu de personnes qui la formulent en termes économiques. Habituellement, nous l’envisageons en termes politiques, les intérêts géopolitiques entre les États-Unis et l’UE d’une part, et la Chine et la Russie d’autre part.
Et revenons à Brzezinski et à Le Grand Échiquier, son livre de 1997, où il parle de l’importance d’empêcher l’émergence de concurrents stratégiques en Eurasie. Il s’agit bien sûr d’une discussion géopolitique et l’économie en fait partie, mais elle n’est souvent pas au premier plan. Mais je pense que votre analyse est encore plus importante, et plus précise, car votre argument est que non seulement c’est géopolitique, mais que la lutte géopolitique est enracinée dans l’économie. Et c’est une lutte économique entre des systèmes. Parlez-nous donc de la nouvelle guerre froide et de la façon dont vous la voyez.
MICHAEL HUDSON : Comme nous le voyons maintenant, le monde se divise en deux parties. Nous pouvons le voir dans la lutte contre la Russie, qui est aussi une lutte contre la Chine, et contre l’Inde, comme vous l’avez noté. Et il semble aussi contre l’Indonésie et d’autres pays.
Les États-Unis prônent un monde qui peut être contrôlé par les investisseurs américains. L’idéal du plan néolibéral américain est de faire aux autres pays ce qu’ils ont fait à la Russie après 1991 : s’emparer de tout le domaine public, des compagnies pétrolières, des mines de nickel, des services publics d’électricité, et les donner à une riche oligarchie, qui ne peut gagner de l’argent qu’une fois qu’elle a pris le contrôle de ces entreprises, en vendant les actions à l’Occident. L’Occident rachètera le pétrole, tout comme Mikhail Khodorkovsky a essayé de vendre le pétrole de Yukos à Standard Oil en Occident. Et nous devons mettre en place une oligarchie qui vendra à bas prix tout le domaine national, tout le patrimoine et les ressources naturelles, et toutes les entreprises, aux investisseurs américains.
Le marché boursier russe a dominé tous les marchés boursiers du monde de 1994 à 1998 environ. C’était une énorme arnaque. Les États-Unis veulent pouvoir faire la même chose au reste du monde. Et ils sont devenus furieux lorsque la Russie a dit : « Nous avons perdu plus de population à cause du néolibéralisme que nous n’en avons perdu pendant toute la Seconde Guerre mondiale en luttant contre le nazisme. Nous devons arrêter. » Puis la Russie a commencé à dire qu’il fallait utiliser la population, l’industrie et les ressources naturelles du pays pour le bénéfice de la Russie, et non pour le bénéfice des États-Unis. Les États-Unis étaient absolument furieux de cela. Et la fureur a éclaté dans la guerre de l’OTAN contre la Russie ces derniers mois, et qui est en cours maintenant.
Les États-Unis disent, les fonctionnaires du département d’État américain disent, ce que nous voulons faire est de découper la Russie en plus ou moins quatre pays différents : La Sibérie, la Russie occidentale, la Russie méridionale ou l’Asie centrale, et peut-être la Russie septentrionale. Et une fois que nous avons fait cela, nous séparons la Russie de la Chine, puis nous nous occuperons de la Chine. Nous financerons, et enverrons DAECH et Al-Qaïda dans les régions ouïghoures, les régions musulmanes, et nous y déclencherons une révolution de couleur. Et ensuite nous découperons la Chine en trois, en une partie nord, une partie sud, une partie centrale. Et une fois que nous les avons brisés, nous pourrons plus ou moins les contrôler. Et nous pourrons alors venir, acheter leurs ressources, et prendre le contrôle de leur industrie, de leur main-d’œuvre et de leur gouvernement, et nous enrichir pour obtenir de la Chine, de la Russie, de l’Inde, de l’Indonésie et de l’Iran la richesse que nous ne produisons plus aux États-Unis, maintenant que nous nous sommes désindustrialisés.
Le monde se divise donc en deux parties. Et il ne s’agit pas simplement des États-Unis et de leurs satellites européens d’une part contre la population non blanche d’autre part ; c’est le capitalisme financier contre le reste du monde qui se protège par le socialisme, qui, à bien des égards, réalise ce qui était l’idéal du capitalisme industriel au XIXe siècle, lorsque le capitalisme industriel était réellement progressiste. Et il était progressiste. C’est une partie du thème de mon livre. Il était révolutionnaire. Il a essayé de libérer les économies de l’héritage du féodalisme, de l’héritage des propriétaires terriens héréditaires.
Mais maintenant, la classe dominante n’est plus la classe des propriétaires, qui reverse la majeure partie de ses revenus à la classe financière sous la forme d’intérêts hypothécaires, car elle emprunte de l’argent pour acheter à crédit des biens immobiliers, des logements et des biens commerciaux. Et vous vous retrouvez avec le type de financiarisation qui a fait grimper les prix des logements aux États-Unis à plus de 40 % du revenu, qui est officiellement garanti pour les prêts hypothécaires. Ce qui rend la main-d’œuvre américaine non compétitive sur le marché. Le coût des soins de santé privatisés, soit 18% du PIB, exclut l’Amérique du marché mondial. La dette, la dette automobile, la dette étudiante – alors que dans d’autres pays l’éducation est gratuite – exclut aussi l’Amérique du marché.
Vous avez donc une économie fondamentalement non compétitive qui est en train de se suicider financièrement, suivant la même dynamique qui a détruit l’empire romain, où une oligarchie prédatrice a pris le pouvoir et s’est maintenue par une politique d’assassinat de ses détracteurs, tout à fait similaire à ce que l’Amérique a fait en Amérique latine et dans d’autres pays. L’histoire se répète donc avec ce même type de division du monde. Et cette division n’aurait pas pu se produire dans les années 1970, avec la conférence de Bandung en Indonésie. Il y a eu d’autres tentatives des nations non-alignées pour se libérer de l’impérialisme américain, mais elles n’avaient pas atteint la masse critique.
Mais maintenant, pour la première fois, vous avez une masse critique. Et vous avez la capacité de la Chine, de l’Iran, de la Russie, de l’Inde, d’autres pays ensemble à être autosuffisants. Ils n’ont pas besoin de relations avec les États-Unis. Ils peuvent gérer leurs propres affaires ; ils peuvent créer leur propre système monétaire en dehors du Fonds monétaire international, qui est fondamentalement une branche du département de la défense. Ils peuvent accorder des prêts pour construire l’infrastructure des pays en dehors de la Banque mondiale, qui est essentiellement une branche du département de la défense, de l’État profond. Vous avez donc l’économie américaine – essentiellement une fusion entre le complexe militaro-industriel et les secteurs de la finance, les assurances et l’immobilier de Wall Street – qui ne peut vraiment pas se développer plus que l’Empire romain ne pouvait se développer, en qui tente d’obtenir par des moyens militaires ce qu’il ne peut plus produire à domicile.
Eh bien, la Chine et d’autres pays, maintenant qu’ils ont leur base industrielle, les matières premières, la nourriture, une auto-suffisance alimentaire, l’agriculture et la technologie, peuvent suivre leur propre voie. Nous assistons donc depuis quelques mois au début d’une guerre qui va durer peut-être 20, 30 ou 40 ans. Le monde est en train de se diviser. Et ce ne sera pas beau à voir, car les États-Unis et leurs satellites européens tentent de se battre pour empêcher une rupture inévitable qu’ils ne peuvent empêcher, pas plus que la classe des propriétaires européens n’a pu empêcher le développement du capitalisme industriel au XIXe siècle.
BENJAMIN NORTON : C’est une bonne transition vers ce sur quoi je voulais vous interroger, Professeur Hudson, à savoir la guerre économique contre la Russie.
Nous sommes le 9 mai. C’est aujourd’hui le jour de la Victoire en Russie, qui célèbre la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Pas la victoire américaine et britannique sur l’Allemagne nazie, la victoire soviétique, dans laquelle 27 millions de Soviétiques sont morts. Et en fait, je dois dire qu’ici, sur YouTube, dans la section des commentaires, il y a des Russes qui sont vos fans et qui vous remercient pour votre analyse convaincante de la Russie. Mais en ce qui concerne la Russie, nous avons constaté que depuis l’intervention militaire de la Russie en Ukraine le 24 février, nous avons assisté à ce que l’on pourrait appeler un « choc et effroi » financier. C’est un terme qui a été utilisé. Tout comme lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak, ils ont mené une campagne militaire de choc et d’effroi contre ce pays. Aujourd’hui, ils mènent une campagne de choc et d’effroi économique ou financière contre la Russie.
Et la Russie a été désignée comme le pays le plus lourdement sanctionné de l’histoire. Ce qui est probablement exact, même si la RPDC, la Corée du Nord, est peut-être plus sanctionnée. Mais nous parlons de niveaux de sanctions jamais vus contre un pays de cette taille. Et vous pouvez également y voir l’équivalent contemporain d’une guerre de siège médiévale contre la Russie.
Joe Biden, dans un discours prononcé en Pologne, a clairement indiqué quel est l’objectif de Washington : c’est un changement de régime. Les États-Unis veulent renverser le gouvernement russe, comme ils l’ont fait en Union soviétique en 1991, et installer clairement une marionnette néolibérale alcoolique et docile comme Boris Eltsine. Pouvez-vous nous parler, d’un point de vue économique, des effets de cette guerre économique sur la Russie ? Et plus particulièrement en ce qui concerne le concept de découplage, dont vous parlez depuis des années, et vous avez dit que les sanctions occidentales contre la Russie et la Chine accéléraient ce processus de découplage. Et ce, avant le choc financier que nous avons connu.
Vous avez donc parlé de l’abandon de cette mondialisation néolibérale où tout est interconnecté, ou du moins où le capital est interconnecté à l’échelle mondiale, au profit de la création de ce que l’on pourrait appeler un rideau de fer économique. Mais comment voyez-vous cela également en termes d’intégration plus profonde des économies eurasiennes ? J’ai l’impression que l’Europe va devenir ce que vous appelez une zone économique morte, de plus en plus dépendante des États-Unis, alors que la Russie, la Chine, l’Iran, et même potentiellement l’Inde, le Pakistan, le Bangladesh, l’Indonésie – nous assistons à une plus grande intégration économique de l’Asie, qui est, bien sûr, le lieu où vit la majorité de l’humanité.
MICHAEL HUDSON : Eh bien, vous avez utilisé les mots « choc et effroi », reprenant les déclarations américaines de « choc et effroi ». Il n’y a pas eu de choc et effroi ; il y a eu des balivernes autodestructrices, et des rires. Ce n’est pas tout. Nous [Les Etat-Unis – NdT] avons saisi 300 milliards de dollars des réserves étrangères de la Russie, ce qui se traduit par « Tout pays qui laisse ses réserves dans des banques américaines ou dans le Fonds monétaire américain pour stabiliser sa monnaie, peut être saisi si nous n’aimons pas sa politique ».
L’idée était de ruiner la Russie. Elle ne pouvait plus se permettre d’acheter quoi que ce soit sans dollars américains. Et les gens vont être tellement en colère qu’ils vont voter contre Poutine. Et alors nous pourrons verser notre argent à des abrutis comme Navalny et d’autres droitiers à qui nous avons promis qu’ils allaient devenir les nouveaux Yeltsins. Eh bien, ça ne s’est pas passé comme prévu. Ils ont pris les 300 milliards de dollars des réserves de la Russie. La Russie a immédiatement dit, ok, nous avons notre propre argent. Nous avons maintenant, heureusement, suffisamment de pétrole et de gaz que nous n’avons pas à vendre à l’Europe et à l’Allemagne. S’ils veulent geler dans le noir, c’est leur problème. Nous allons vendre à l’Inde, à la Chine et à d’autres pays. Et il y a eu, pendant quelques jours, une chute du rouble, lorsque tout le monde se demandait ce qu’allait être la réaction de la Russie. Et tous les cambistes ont pensé qu’on pouvait faire confiance à Biden pour avoir une politique vraiment brillante. Je crois que Paul Krugman, le prix Nobel, a dit que Biden était le meilleur président américain depuis Roosevelt, ou depuis Truman, qu’il était si intelligent. C’est pour ça que Krugman a reçu le prix Nobel, pour faire des déclarations comme ça.
Alors immédiatement la Russie a dit, eh bien, évidemment, nous ne pouvons plus être payés en dollars, ou en euros, parce que vous allez simplement les saisir, donc vous allez devoir acheter le pétrole et le gaz en roubles. Nous allons fixer le prix dans notre propre monnaie. Tout comme la Chine avait parlé de fixer le prix de ses exportations en yuan. Et ce qui s’est passé, c’est qu’immédiatement le rouble non seulement s’est redressé, mais est maintenant à un taux plus élevé qu’avant les sanctions américaines. Il n’y a donc pas eu de choc du tout. Ce sont les Américains ont ressenti un choc. Les Américains sont choqués. Les Américains sont impressionnés. Les Russes rient et tout se passe comme ils le souhaitent.
C’est donc presque comme si – je n’accuserais pas Biden d’être à la solde de la Russie, et je ne dirais pas que les dirigeants du Congrès sont des agents russes, mais s’ils étaient des agents russes, s’ils étaient payés par la Russie, ils n’auraient pas pu faire un meilleur travail pour aider la Russie à catalyser son protectionnisme qu’elle n’aurait pas fait d’elle-même.
Le fait est que le président Poutine et beaucoup de gens autour de lui étaient encore des néolibéraux. Je veux dire, ils ont commencé comme néolibéraux, dans les années 90. Ils ont commencé en espérant qu’ils pourraient conclure un arrangement avec l’Allemagne et l’Europe, que l’Europe développerait leur industrie et ferait de la Russie une économie aussi efficace que l’Allemagne ou les États-Unis. De toute évidence, ce n’est pas ce qui s’est produit. Pour autant, ils n’ont pas pensé à imposer des tarifs protecteurs comme l’ont fait les États-Unis. Ils n’ont pas protégé leur agriculture. Ils ont acheté des céréales, du fromage et d’autres produits agricoles aux pays baltes et à d’autres pays.
Mais une fois que les Américains ont mis en place les sanctions, qui ont commencé déjà sous l’administration Trump, tout d’un coup la Russie s’est retrouvée dans l’obligation de produire sa propre nourriture. Et c’est ce qu’elle l’a fait. Elle a investi. Elle est maintenant le plus grand exportateur agricole du monde, et non un pays à déficit alimentaire. Elle n’importe plus de fromage de Lituanie et des pays baltes. Elle a son propre secteur.
Les sanctions obligent la Russie à faire exactement ce que les États-Unis, l’Allemagne et d’autres pays protectionnistes ont fait au 19e siècle, en développant leur propre industrie en l’isolant des importations étrangères à bas prix, dont les prix étaient si bas que les Russes ne pouvaient pas se permettre d’investir dans des usines, des infrastructures, des équipements, la recherche et le développement. Donc ce que les États-Unis ont fait, c’est en fait catalyser le recentrage de la Russie.
Et aussi, depuis trois ou quatre ans, je discute avec les Russes, les Chinois et d’autres pays de la nécessité de dé-dollariser. Si vous voulez développer votre propre économie, vous devez le faire dans votre propre intérêt, avec des dépenses et une planification publiques, indépendamment des États-Unis. Tout le monde pensait qu’il faudrait des années, peut-être une décennie, à la Chine, à la Russie, à l’Iran et à tous ces pays pour se détacher des États-Unis. Nous allons vous isoler, vous devez donc vous liguer contre nous. C’est donc exactement ce qui s’est passé. Vous pouvez imaginer comment les Russes pleurent des larmes de crocodile. Et comment la Chine observe ce que les Américains font à la Russie, et écoute le président Biden dire que la Russie n’est pas notre véritable ennemi, que notre véritable ennemi est la Chine. Et quand nous en aurons fini avec la Russie, alors nous nous retournerons contre la Chine et lui ferons subir la même chose.
Vous pouvez imaginer ce que cela amène le gouvernement chinois à essayer de planifier pour être suffisamment indépendant des États-Unis, afin que des sanctions de type similaire ne lui nuisent pas. Et le président Xi a déclaré ces dernières semaines qu’il fallait rendre la Chine aussi indépendante que possible. Qu’elle devait fabriquer ses propres puces informatiques. Qu’il ne faut pas dépendre des États-Unis pour quoi que ce soit, sauf peut-être pour les films de Walt Disney. C’est à peu près tout.
J’ai mentionné que la finance vit à court terme. La politique américaine, qui est une politique financière, vit dans le court terme. Et elle regarde si elle peut obtenir une victoire rapide, une victoire éclair, et oublier ce qui va se passer ensuite.
On m’a dit qu’il y a des années, déjà depuis la guerre avec l’Iran, puis l’Irak et la Syrie, au Département d’État, s’il y avait des spécialistes arabes qui parlaient arabe, ils se faisaient virer. Ils disaient que si vous pouvez parler arabe, si vous avez appris l’arabe, c’est parce que vous avez de la sympathie pour eux. Alors vous étiez virés. Il ne fallait personne qui sache lire l’arabe ici. Au cours de la dernière décennie, ils ont renvoyé tous les spécialistes de la Russie du département d’État et de la CIA, en disant que si l’on pouvait lire le russe, pourquoi l’avoir appris ? Vous devez aimer quelque chose en Russie. Vous vouliez l’apprendre. Vous êtes viré. Ils ont donc des gens qui n’ont aucune idée de ce qui se passe en Russie, aucune idée de ce qui se passe dans ces autres pays. Et ils sont aveuglés par leur idéologie. Et si quelqu’un disait, attendez une minute, la planification publique et le fait de faire de l’éducation un service public les rend en fait plus compétitifs, eh bien, cela va à l’encontre de notre idéologie. Ce n’est pas l’esprit de la maison. Et on leur apprend que l’on ne peut vraiment pas leur faire confiance à ces gens, qu’ils auraient peut-être des penchants pour le socialisme, alors ils étaient mis à la porte. La politique américaine est donc pratiquement dirigée par des aveugles, et les Européens ne font que recevoir des ordres et de l’argent dans de petites enveloppes blanches des États-Unis, pour montrer leur loyauté, et ils sont prêts à dépenser trois à sept fois plus pour leur énergie, pour leur gaz naturel liquéfié et leur pétrole, en achetant aux États-Unis, qu’en passant un contrat à long terme avec la Russie.
L’Europe est prête à dépenser 5 000 milliards de dollars pour mettre en place des ports capables d’accueillir des navires-citernes pour le gaz naturel liquéfié, au lieu de s’appuyer sur le gazoduc russe, le Nord Stream 2, qui est déjà en place. Donc l’Europe fait un énorme sacrifice. Si elle n’a pas le gaz russe, et qu’elle refuse de payer en roubles en disant à la Russie que si vous ne nous donnez pas du gaz et du pétrole gratuitement, vous nous agressez, parce que nous avons obtenu tout votre pétrole et votre gaz gratuitement, parce que tous les dollars, tout l’argent que nous payons, vous les avez recyclés aux États-Unis dans vos réserves étrangères. Dieu merci, les États-Unis peuvent tout saisir. Si vous ne continuez pas à nous fournir gratuitement, alors vous nous agressez.
Pour les États-Unis, les autres pays qui protègent leurs économies, qui essaient d’élever leur niveau de vie, et surtout les autres pays qui entreprennent une réforme agraire, sont considérés comme des ennemis des États-Unis, parce qu’ils sont un ennemi du système financier néolibéral américain. Et l’idée d’un monde unipolaire où les États-Unis obtiennent tous les profits, les rentes et les intérêts de l’économie mondiale, tout comme la Rome antique a dépouillé ses provinces en s’emparant de toutes leurs richesses et leurs revenus pour elle-même, sans les produire chez elle, tout en appauvrissant sa propre population. C’est un parallèle tout à fait judicieux.
L’Europe est donc prête à dire que si nous n’avons pas de gaz russe, cela signifie que nos entreprises chimiques ne peuvent pas acheter le gaz nécessaire à la fabrication d’engrais pour faire pousser nos cultures, et que notre productivité agricole va chuter d’environ 50 %. Nous allons aussi dépenser beaucoup plus d’argent pour l’armée américaine, les armes de l’OTAN pour soutenir l’OTAN. Donc plus dépenses pour la nourriture, pour les dépenses militaires, pour l’énergie. Cela met fin à l’Europe en tant que rivale industrielle de l’Asie, et de l’Eurasie, devrais-je dire, car maintenant l’initiative chinoise « Belt and Road » et d’autres dépenses d’investissement, des investissements en capital, dans toute l’Asie occidentale créent une nouvelle centre de production qui n’est pas seulement autosuffisante, mais qui ne laisse aux États-Unis et à l’Europe aucun pouvoir de concurrence industrielle. Ils se sont retirés du marché mondial au prix fort. Ils ne sont plus compétitifs.
Donc le monde se développe. Et je suis sûr que la seule façon dont les pays de l’OTAN peuvent lutter contre cela est par des moyens militaires, en menaçant de bombarder. Mais ils ne peuvent pas se battre économiquement. Ils ne peuvent pas lutter financièrement. Ils ont essayé en déconnectant la Russie du système SWIFT, et la Russie a très rapidement mis en place son propre système. N
ous n’avons pas vraiment de stratégie, si ce n’est un travail formidable pour contrôler la dimension relations publiques de cette guerre, en faisant croire que d’une certaine manière les autres pays sont les agresseurs, en ne laissant pas l’Amérique les exploiter, et en faisant croire que la Russie est l’agresseur en Ukraine, alors que l’OTAN ne cesse de provoquer la Russie en disant que nous allons saisir votre port en Crimée, et nous allons attaquer les russophones si vous ne vous défendez pas, et nous allons continuer à les bombarder année après année, depuis de 2014, nous allons continuer à les bombarder jusqu’à ce que vous interveniez pour les protéger. Tout cela est traité comme si l’Amérique ne faisait que se défendre. C’est ce que les nazis disaient pendant la Seconde Guerre mondiale. Hitler et Goebbels disaient qu’ils pouvaient toujours mobiliser la population pour soutenir leur guerre en disant que c’était une guerre de défense. C’est ainsi que les États-Unis s’y prennent en Europe. Non seulement ils tirent une stratégie du livre de Goebbels, mais il y a quelques semaines, l’Allemagne s’est rendue dans les musées, les musées militaires, où se trouvaient les vieux chars Panzer de la Seconde Guerre mondiale, et ils les ont envoyés en Ukraine, en disant que c’était symbolique, maintenant nous pouvons combattre la Russie avec les mêmes chars nazis allemands dirigés par les groupes néo-nazis, que Zelensky soutient, et mener le même combat nazi contre la Russie. Nous pouvons reconstituer la Seconde Guerre mondiale avec les mêmes chars, même symboliquement, pour montrer qu’il s’agit d’une lutte du nazisme et du néolibéralisme contre l’Eurasie.
BENJAMIN NORTON : Nous avons également vu l’Allemagne non seulement se remilitariser, mais aussi renforcer ses relations avec le Japon. Il y a des échos terrifiants de la seconde guerre mondiale.
Mais vous avez mentionné quelque chose que je veux analyser un peu plus, à savoir la force du rouble russe. J’ai parlé de la politique de choc et effroi financier appliqué à la Russie. Et le président Biden a dit sur le ton de la plaisanterie que le rouble russe était en ruines. [jeu de mots en anglais entre « Ruble » (rouble) et « Rubble » (ruines, décombres) – NdT]. En fait, ce n’est pas du tout. Voici la valeur du dollar par rapport aux rouble russe, à l’heure actuelle [montre un graphique]. Le rouble russe est à 69 pour un dollar. Il y a quelques jours, il était à 64, ou 65 pour un dollar, ce qui est en fait mieux que ce qu’il était même avant la guerre russe en Ukraine, qui a commencé le 24 février. Il a connu un pic, un pic au cours duquel il a été dévalué à 139 pour un dollar, soit environ la moitié de sa valeur actuelle. Mais dans les mois qui ont précédé l’intervention militaire russe, en novembre et décembre, il était autour de 75 pour un dollar. Le rouble s’est donc renforcé malgré ces sanctions. Et voici un rapport de Reuters datant d’il y a cinq jours, le 4 mai : « Le rouble atteint son plus haut niveau depuis deux ans contre le dollar et l’euro, alors que l’UE renforce ses sanctions. » Donc le rouble se porte plutôt bien.
Et vous avez parlé du mécanisme russe visant à forcer l’Europe à acheter des exportations énergétiques de la Russie en roubles russes. Et ce graphique, pour les personnes qui nous regardent, est en russe, mais il montre simplement ce mécanisme dans lequel une entreprise européenne qui veut acheter du gaz au géant gazier public russe Gazprom, doit envoyer l’argent en euros à la Gazprombank, qui est évidemment la banque qui travaille avec Gazprom, qui le place sur un compte spécial en euros, qui est ensuite vendu à la bourse de Moscou contre des roubles russes. Et puis ces roubles sont placés sur un autre compte spécial, appelé compte K, qui appartient à cette entreprise européenne. Elle a deux comptes, deux comptes spéciaux avec Gazprombank, un en euros, un en roubles. Et ensuite ce compte spécial en roubles envoie cet argent à Gazprom. Et une fois que l’argent arrive chez Gazprom, la Russie considère que le paiement a été officiellement effectué. C’est donc le mécanisme par lequel la Russie est payée en roubles. Et une grande partie de l’Europe a d’abord affirmé qu’elle ne le ferait pas, mais elle a fini par céder. C’est donc un développement incroyable.
Et en rapport avec cela, ce sur quoi je voulais vous interroger, c’est que je pense qu’une autre raison pour laquelle le rouble russe s’est renforcé et stabilisé n’est pas seulement parce que la Russie continue à maintenir des exportations constantes d’énergie vers l’Europe et d’autres parties du monde. Vous pouvez parler des politiques de la banque centrale. Mais l’une d’entre elles est que la banque centrale russe a indexé le rouble sur l’or, ce qui, à mon avis, est une évolution très intéressante et historique. Et nous avons vu qu’entre début avril et fin juin, la Banque de Russie a déclaré qu’elle allait acheter de l’or à un prix fixe de 5 000 roubles par gramme d’or. La question est de savoir si, en juillet, lorsque cette politique prendra fin, elle se poursuivra et si le rouble deviendra fixe, s’il sera indexé sur l’or comme l’était le dollar américain jusqu’en 1971. Parlez nous de cette politique. Pensez-vous que l’étalon-or va revenir ? Apparemment, vous ne le pensez pas.
MICHAEL HUDSON : Non, la Russie n’adopte pas l’étalon-or. Ce qu’elle fait, c’est investir ses devises étrangères de la seule manière qui ne soit pas saisissable. Elle les investit dans l’or ; elle met de l’or dans ses réserves. Elle ne fixe pas son taux de change en fonction du prix de l’or, mais elle achète de l’or avec ce qu’elle a obtenu.
Je veux revenir à la remarque sur les décombres. Vous avez rappelé ce qu’a dit le président Biden, « le rouble est en ruines ». Il y a eu beaucoup d’images de ruines et de décombres dans les infos qui nous parviennent ces derniers jours. On nous montre telle photo ukrainienne, telle photo d’un char russe détruit. Il s’avère que c’est un char ukrainien et qu’ils disent simplement que c’est un char russe qui a été détruit. Donc, au fond, ce qu’ils font c’est prendre une image de leur propre destruction en annonçant qu’il s’agit d’une image de la destruction de la Russie, des actifs russes. La même chose se passe avec le rouble russe. L’Amérique dit, regardez, nous avons isolé le rouble. En fait, que s’est-il passé ? Si vous isolez le rouble et que vous dites que nous n’allons plus rien exporter vers la Russie, elle ne pourra plus dépenser un seul de ses roubles pour acheter des produits américains ou européens. Pendant ce temps, la Russie peut continuer à gagner des roubles grâce à l’Allemagne et à l’Europe, et elle peut continuer à gagner des devises étrangères grâce aux autres pays auxquels elle vend son agriculture à des prix croissants, son pétrole et son gaz à des prix croissants également. Donc évidemment, la balance des paiements est en train s’améliorer.
Et ils pensent que ce qui se prépare est un nouveau système monétaire qui est une alternative au système dollar-FMI. Et dans ce système, les autres pays détiendront leurs réserves dans la monnaie de l’autre. En d’autres termes, la Russie détiendra des roupies indiennes et des yuans chinois. La Chine détiendra des roupies et des roubles russes. Il y aura l’équivalent de ce que Keynes considérait comme quelque chose comme des droits de tirage spéciaux artificiels que les banques pourront créer pour aider à financer les gouvernements à entreprendre des investissements en capital. Mais pour les règlements des déficits de la balance des paiements entre pays, dès lors qu’ils n’ont pas assez de devises pour effectuer un swap, ils utiliseront l’or comme moyen de règlement, car l’or est un actif pur. Ce n’est pas un passif. Toute devise étrangère est en fait détenue dans un pays étranger qui a le pouvoir de faire ce que l’Amérique a fait à la Russie, s’en saisir et tout effacer. C’est comme si vous aviez un compte en banque, et que la banque vous dise : « Nous venons de vider votre compte pour le donner à l’un de nos amis, et vous n’avez plus rien ». Vous ne pouvez pas faire ça avec l’or qui est votre propre possession.
Le Venezuela a fait l’erreur de faire garder son or en Angleterre, faisant confiance à l’Angleterre, disant que, même en cas de guerre, ils ne toucheront jamais l’or et la finance. Et l’Angleterre a simplement saisi l’or du Venezuela. Donc, évidemment, les pays ne vont pas laisser leur or dans d’autres pays. Même la petite Allemagne a demandé à l’Amérique de commencer à rapatrier l’or qu’elle a placé dans la Banque de la Réserve Fédérale des Etats-Unis parce qu’elle s’inquiète de savoir ce qui se passera si elle achète à nouveau du gaz russe… L’Amérique s’emparera de tout l’or de l’Allemagne, de tout l’argent allemand, et ce sera comme la première guerre mondiale encore une fois. Et donc cet acte de l’Amérique, qui s’est emparé de l’argent russe, des réserves étrangères de l’Afghanistan, est un signal à tous les autres pays pour se débarrasser de leurs dollars. En qui pourraient-ils les convertir ? Il n’y a pas grand chose qui soit une valeur absolument sûre. L’or est donc une valeur refuge aujourd’hui, car c’est l’une des choses que le monde entier considère comme ayant une valeur internationale pour le règlement des déficits de la balance des paiements, qui est indépendante de la politique mondiale.
C’est donc l’explication. La Russie n’opte pas pour l’or. Elle adopte une norme indépendante de celle des États-Unis, avec l’or comme un des composants de sa réserve étrangère, tout comme elle détient des yuans chinois et des roupies indiennes. Elle n’adopte pas l’étalon-roupie, ni l’étalon-yuan. Et elle n’adopte pas l’étalon-or. Mais ce sont des éléments de ses réserves étrangères.
BENJAMIN NORTON : J’ai une question un peu plus technique que je me suis toujours posée. J’ai essayé de faire des recherches sur ce sujet, mais je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations. Nous savons donc que les États-Unis et l’Union européenne ont gelé plus de 300 milliards de dollars des réserves de change de la banque centrale russe. Et bien sûr, ils ont fait cela après avoir fait la même chose à l’Iran, au Venezuela et à l’Afghanistan qui est maintenant menacé d’une famine en qui pourrait tuer plus de personnes que pendant les 20 ans d’occupation militaire de l’Afghanistan par l’OTAN et les États-Unis, ce qui est un autre sujet qui devrait vraiment être plus couvert. Et je dois ajouter, au passage, que les États-Unis et l’Union européenne ont gelé près de la moitié des réserves de change de la banque centrale russe, et disent maintenant qu’ils ne vont pas les rendre. Donc ils l’ont volé. Je veux dire, ils ont volé la moitié de ses réserves.
Ma question est la suivante : quel est le mécanisme par lequel ils gèlent et volent effectivement ces réserves ? Parce que si je comprends bien, il y a bien sûr un élément physique de ces réserves, dont vous parlez, qui est l’or. Mais les 640 milliards de dollars de réserves de la banque centrale russe ne sont pas tous des devises physiques, n’est-ce pas ? Une grande partie est juste informatisée ? C’est juste un nombre dans les ordinateurs et les comptes bancaires. Donc, lorsque les États-Unis et l’UE volent cet argent aux banques centrales comme en Russie ou en Afghanistan – évidemment, dans le cas du Venezuela, comme vous l’avez mentionné, ils ont physiquement volé l’or. Mais si ce n’est pas de l’or, est-ce de l’argent physique stocké à Moscou, comme des dollars et des euros sonnantes et trébuchantes ? Ou bien s’agit-il simplement de chiffres dans un ordinateur, ce qui explique pourquoi ils peuvent le voler ?
MICHAEL HUDSON : Chaque pays doit gérer ses taux de change, et il y a toujours des hauts et des bas dans le flux des paiements pour les importations et les exportations, les investissements, les mouvements de capitaux, le service de la dette, tout cela. Les pays veulent donc stabiliser leur taux de change. Comment s’y prennent-ils ? La plupart des grands marchés des changes sont à New York et à Londres. Les pays laissaient leur argent dans des banques correspondantes. Comme l’Iran, à l’époque du shah, qui gardait ses réserves étrangères dans la Chase Manhattan Bank. Donc quand l’Iran, après la révolution et l’arrivée de Khomeini, a voulu payer les intérêts de la dette extérieure que le shah avait accumulée, ils ont dit à la Chase Manhattan Bank, voici nos détenteurs d’obligations, s’il vous plaît, payez-les. Le Trésor a dit à Chase de ne pas les payer, de prendre l’argent et de le garder. Donc Chase a dit à l’Iran, on a gelé votre compte. Et donc l’Iran a fait défaut, et ensuite Chase et le Département d’Etat ont dit, oh, l’Iran a fait défaut, il a manqué un paiement. Maintenant, tout l’argent dû pour la dette extérieure doit être payé en une seule fois. Et Chase a payé tous les détenteurs d’obligations. Du coup, il n’y avait plus d’argent sur le compte. Il a été vidé.
Supposons que vous ayez un compte à la Chase Manhattan. Et qu’ils vous disent, ok, maintenant vous avez fait quelque chose de vraiment mauvais, vous avez reçu MICHAEL HUDSON dans votre émission. Nous allons saisir votre compte. Nous allons le donner à M. Guaidó, parce qu’il a besoin de l’argent au Venezuela parce que là-bas les gens s’obstinent à ne pas voter pour lui. Donc tout d’un coup, vous n’avez plus d’argent sur votre compte. Il ira sur celui de M. Guaidó. C’est ce qui s’est passé avec la Russie [Ndt – lapsus, il parle de l’Afghanistan, traduction ajustée en conséquence]. Ils ont pris l’argent. Ils ont pris l’argent sur le compte de l’Afghanistan. Et ils ont dit, il me semble, nous allons donner la moitié aux familles des victimes des attentats du 11 septembre [2001] , parce que nous savons tous que c’est la l’Afghanistan qui a bombardé le World Trade Center ce jour-là. Et nous allons le donner à toutes sortes d’autres personnes qui ont souffert dans le monde entier. C’est la faute de la Russie.
BENJAMIN NORTON : Mais lorsque vous dites qu’ils ont saisi les actifs de la Russie, vous voulez dire les actifs détenus par la banque centrale russe sur des comptes bancaires étrangers ?
MICHAEL HUDSON : Oui.
BENJAMIN NORTON : Et ce ne sont pas des biens physiques, ce sont des chiffres dans un ordinateur, non ?
MICHAEL HUDSON : Dans le cas du Venezuela, ce pays avait utilisé une partie des revenus de ses compagnies pétrolières pour acheter des stations-service et des sociétés de raffinage et les États-Unis ont en fait saisi la propriété des stations-service, des raffineries et du système de distribution que le Venezuela possédait aux Etats-Unis
BENJAMIN NORTON : Ça s’appelle Citgo.
MICHAEL HUDSON : Citgo, oui. La Russie n’a pas vraiment d’investissements en capital aux États-Unis. Elle avait des comptes bancaires, et c’est tout ce que les États-Unis pouvaient saisir.
BENJAMIN NORTON : Donc, quand vous dites que, lorsque la Russie, du moins pour le moment, la banque centrale autorise la convertibilité des roubles à un taux fixe en or, c’est une politique temporaire pour s’assurer qu’ils ont un actif physique que leur banque centrale peut conserver, parce que s’ils ont des dollars ou des euros dans leurs réserves, je crois savoir que ce n’est pas de l’argent physique, ce ne sont que des chiffres dans un ordinateur, donc ils ne l’ont pas physiquement dans leurs réserves bancaires, donc il est facile de voler cet argent. Évidemment, s’ils avaient des milliards de dollars en espèces, en papier, il serait beaucoup plus difficile de les voler, mais s’il s’agit simplement d’un compte bancaire, de chiffres dans un ordinateur, alors ils peuvent simplement les geler.
Je pense que c’est aussi le reflet d’un point que vous avez également soulevé à propos de la financiarisation de l’économie, c’est aussi qu’une grande partie de ce capital n’est même pas du capital physique.
MICHAEL HUDSON : Oui. L’épargne d’une personne est la dette d’une autre personne. Il s’agit donc des dépôts de la Russie dans les banques américaines qu’elle a utilisés pour acheter ou vendre des roubles, ou pour acheter des biens aux États-Unis, ou pour recevoir des paiements, si la Russie exporte quelque chose comme du pétrole. Les acheteurs américains de pétrole russe mettraient l’argent sur le compte bancaire russe.Ils n’ont jamais pensé que cet argent serait saisi. Mais maintenant la Russie dit, ok, vous avez saisi notre argent, maintenant cela signifie que nous pouvons saisir tous vos actifs en Russie. C’est génial ! Toutes vos actions dans le nickel, et Yukos, et toutes ces autres entreprises, ok, vous avez l’argent, nous avons les biens, regardez-nous les racheter à bas prix.
Et les investisseurs occidentaux en Russie ont tous vendu leurs actifs russes pour montrer qu’ils sont de bons citoyens américains dans l’OTAN, et les Russes achètent ces actifs européens et américains à bas prix, en grande partie en empruntant de l’argent aux banques, qui obtiennent l’argent de la banque centrale, maintenant qu’ils sont si riches, et toutes les réserves de change sont le résultat de la déclaration américaine de « choc et d’effroi », qui est une sorte de choc et d’effroi à l’envers. La Russie s’en sort très bien. Et vous pouvez imaginer comment les stratèges américains grincent des dents. Ils ne comprennent pas comment la Russie a pu éviter d’être ruinée par cette affaire. Ils ne sont pas vraiment des économistes. Ils ne sont pas vraiment des financiers. Ce sont des stratèges en politique étrangère. Ce sont des idéologues qui ne sont pas très bien formés à penser à l’avenir et de reconnaître le fait que le monde peut réellement changer. Et parfois, ce changement n’est pas dans l’intérêt de l’Amérique. Ce n’est pas une pensée autorisée ici. Ainsi, les Américains et l’Europe opèrent à l’aveuglette, tandis que la Russie, la Chine, l’Iran et l’Inde cherchent tous à savoir comment restructurer le monde pour que nous en sortions plus prospères qu’avant, et non plus appauvris. C’est vraiment ce en quoi le monde se divise.
BENJAMIN NORTON : Professeur Hudson, je ne sais pas si c’est directement lié, mais c’est une question que je me suis toujours posé. L’Allemagne, en 2016 et 2017, a déplacé, physiquement, les réserves d’or de sa banque centrale, qui étaient stockées à New York, Londres et Paris, et elle a physiquement déplacé ces réserves, ces réserves d’or, à Francfort. C’était avant que les États-Unis et la Grande-Bretagne ne volent les réserves d’or du Venezuela et d’autres réserves. Savez-vous ce qui a motivé la banque centrale allemande à déplacer physiquement ses réserves d’or en Allemagne même ?
MICHAEL HUDSON : Je ne pense pas qu’ils aient encore tout déplacé. C’est toujours en cours. L’or est très lourd, aussi lourd que le plomb, en fait. Et l’Amérique a dit qu’elle ne pouvait le faire qu’au compte-gouttes. Donc l’Amérique rend l’or très lentement. Je pense donc que l’Allemagne, avec toute son histoire d’hyperinflation, se rend compte que, maintenant que l’or n’est plus utilisé pour régler les déficits de la balance des paiements – l’or que l’Allemagne avait en Amérique correspondait à toutes les exportations qu’elle faisait vers les États-Unis pendant la guerre du Vietnam. C’est l’or de la guerre du Vietnam. Vous vous souvenez que le président de Gaulle encaissait chaque mois, les dollars que l’Amérique dépensait au Vietnam étaient tous dépensés du Vietnam à Paris, les dollars finissaient là, la banque centrale de Paris achetait essentiellement de l’or sur la bourse de Londres et gardait l’or soit à New York soit à Londres.
Eh bien, l’Allemagne, parce que l’Amérique a vaincu l’Allemagne, et qu’elle n’allait surtout pas garder son or en Russie, a dit, bon, ok, nous échangeons nos surplus de dollars pour de l’or, mais nous allons garder l’or en Amérique. Mais maintenant, elle dit que l’Amérique ne réglera plus jamais ses déficits de balance des paiements et sa dette extérieure en or, parce qu’elle n’a aucun excédent, aucune capacité à le faire. Elle va dépenser son excédent d’exportation et son excédent d’investissement dans la guerre. Elle ne pourra donc jamais payer. C’est évident. Récupérons l’or.
C’était le calcul que tous les pays faisaient déjà il y a dix ans. Ils ont réalisé que l’Amérique ne pourra jamais rembourser sa dette extérieure, contrairement aux autres pays. Lorsque d’autres pays ne peuvent pas payer leur dette extérieure, ils doivent s’adresser au Fonds monétaire international, qui leur dit : « Nous allons vous faire un prêt, mais vous devez vendre vos réserves de ressources naturelles aux Américains, sinon nous ne vous prêterons pas l’argent ». Eh bien, en gros, ça ne va plus se passer comme ça. Ils ont réalisé que l’Amérique va juste dire, haha, nous n’allons tout simplement pas payer. Du coup, d’autres pays disent, attendez une minute, si l’Amérique ne va jamais rembourser sa dette étrangère, pourquoi les pays du Sud doivent-ils payer leur dette au FMI et à la Banque mondiale, toute cette dette en dollars aux détenteurs d’obligations en dollars ? Si l’Amérique ne veut pas payer, nous n’avons pas à le faire. Faisons table rase du passé. Recommençons depuis le début. Et nous n’aurons des relations de dette et de crédit qu’avec des pays amis, pas avec des pays qui veulent nous faire la guerre comme l’Amérique l’a fait en Afghanistan, en Syrie, en Irak, en Iran et maintenant en Russie. C’est donc en gros ce qui se passe.
BENJAMIN NORTON : Pour conclure, j’ai une autre question sur le déclin de l’hégémonie du dollar américain. Nous parlions de la force du rouble, de la guerre économique contre la Russie ; nous avons parlé du commerce bilatéral qui se développe entre la Russie et la Chine en utilisant le yuan chinois, entre la Russie et l’Inde en utilisant la roupie indienne. Et l’Iran parle également de faire des affaires avec un panier de devises. Je voudrais attirer l’attention sur un rapport qui a été récemment publié par des économistes qui travaillent avec le FMI. J’ai publié un article à ce sujet sur Multipolarista.com, « Le FMI admet que l’hégémonie du dollar américain décline en raison de la hausse du yuan chinois et des sanctions contre la Russie ». Et il y a ce rapport qui a été publié par le FMI, par ces économistes, et je vous cite, professeur Hudson, dans ce rapport. C’est un document de travail du FMI, publié en mars, intitulé « The Stealth Erosion of Dollar Dominance ». Et voici un graphique, pour les personnes qui nous regardent, voici un graphique du rapport. Il montre une baisse notable et constante de l’utilisation du dollar américain dans les réserves de change des banques centrales du monde entier. Et il a diminué ces dernières années, passant d’environ 70 % des réserves de change des banques centrales à environ 60 %. Soit une baisse de 10 %. Ce n’est pas énorme, mais c’est régulier et je pense que cela va s’accélérer. Parallèlement, ils ont également constaté une augmentation de l’utilisation de ce qu’ils appellent les « monnaies non traditionnelles » dans les réserves de change des banques centrales du monde entier. Et ici vous pouvez voir ce graphique. Cela ressemble à une influence significative parce que si vous regardez l’axe des y, c’est seulement de 90 à 100. Mais il y a une augmentation significative de l’utilisation d’autres devises dans les réserves de change, à part le dollar américain, l’euro, le yen japonais et la livre sterling. Et la monnaie qui est de plus en plus populaire est le yuan chinois.
C’est donc la moitié de ma question. L’autre moitié concerne ce rapport intéressant publié dans le Financial Times, intitulé « Russia Sanctions Threaten to Erode Dominance of Dollar, says IMF ». Le FT a interviewé la première directrice générale adjointe du FMI, Gita Gopinath, qui a reconnu que les sanctions imposées à la Russie en raison de son intervention militaire en Ukraine pourraient entraîner ce qu’elle appelle « une fragmentation à un niveau inférieur ». Et elle a déclaré que le dollar perdait de son influence, mais qu’il « resterait la principale monnaie mondiale ».
C’est donc une question en deux parties. Pouvez-vous nous parler du déclin de l’hégémonie du dollar américain et de la façon dont les sanctions vont potentiellement l’éroder. Et puis l’autre partie de la question est, pouvez-vous commenter le déclin de l’utilisation des dollars dans les réserves de change ?
MICHAEL HUDSON : C’est ce dont parlait mon livre Super Imperialism. Lorsque je l’ai publié pour la première fois en 1972, je pouvais voir comment tout cela allait se dérouler pendant les 50 années suivantes. Et nous avons publié l’année dernière une troisième édition de ce livre, avec une mise à jour.
L’hégémonie du dollar signifie que le déficit de la balance des paiements de l’Amérique dans les années 50, 60 et 70 était entièrement militaire. Les dollars injectés dans l’économie mondiale étaient le résultat de dépenses militaires.Mais les dollars finissaient dans les banques centrales étrangères, notamment en Asie, en France, en Allemagne, etc. Qu’allaient-elles en faire ? Après 1971, ils ne pouvaient plus acheter d’or, donc tout ce qu’ils pouvaient faire était d’acheter des titres du Trésor américain. Des reconnaissances de dettes. Ils ont donc re-prêté au Trésor tout l’argent que l’Amérique dépensait militairement. Et plus l’Amérique dépensait d’argent en menant sa guerre froide militairement contre le monde, plus les banques centrales prêtaient d’argent au gouvernement américain pour financer le déficit américain qui était dépensé en grande partie pour le complexe militaro-industriel et les opérations militaires à l’étranger. Ainsi, l’hégémonie du dollar a permis de financer gratuitement les quelque 800 bases militaires américaines dans le monde, afin de lutter contre le communisme, défini comme tout pays qui ne laisse pas l’industrie et la finance américaines prendre le contrôle de ses matières premières, de son agriculture et de ses ressources.
Et cela a maintenant pris fin. L’Amérique s’est emparée de l’or de l’Afghanistan et de la Russie. Tout d’un coup, il est évident que, cet été, il va y avoir une énorme pression sur les pays du tiers monde, sur le Sud global. Les prix de l’énergie vont augmenter considérablement, et cela va leur faire mal, tout comme le choc pétrolier de 1974 et 1975. Ils vont devoir payer plus cher leur nourriture, car les prix des denrées alimentaires vont augmenter considérablement avec l’éclatement de la guerre en Ukraine.Et une grande partie de leur dette extérieure, le service de la dette en dollars, arrive à échéance. Et ils sont confrontés à un choix : s’ils paient la dette extérieure, ils ne peuvent pas se permettre d’acheter le pétrole et l’énergie dont ils ont besoin pour faire fonctionner leurs usines et chauffer leurs maisons. Ils n’ont pas les moyens d’acheter la nourriture nécessaire à leur population. Quels intérêts vont-ils faire passer en premier ?
Bien sûr, leurs dirigeants vont placer les intérêts de l’Amérique en premier, et leurs propres intérêts en second, parce que leurs dirigeants, s’ils sont une oligarchie servile, sont mis au pouvoir par l’armée américaine, comme des sortes de Pinochet en miniature, un peu partout dans le monde. Supposons que d’autres pays décident de nourrir la population et ne pas détruire leur économie juste pour payer les détenteurs d’obligations étrangers. Ils sont un pays souverain. Ils veulent faire passer nos intérêts nationaux en premier. Alors les États-Unis pourront dire qu’ils vont saisir tous leurs actifs étrangers aux États-Unis. Mais d’autres pays peuvent dire, oh, ils vont nous faire exactement ce qu’ils ont fait à l’Afghanistan et à la Russie. Faisons sortir notre argent des États-Unis rapidement. Si nous n’avons pas de dollars, eh bien, c’est vrai, nous ne pouvons pas payer nos détenteurs d’obligations en dollars, mais au moins nous pouvons, sur les marchés internationaux, acheter la nourriture et l’énergie dont nous avons besoin.
Ainsi, les tensions, la perturbation des prix mondiaux, l’inflation et le commerce qui résultent de l’attaque de l’OTAN contre la Russie, menacent maintenant de pousser tous les pays de l’hémisphère sud à s’allier avec la Russie, la Chine, l’Inde et tous les autres. L’Amérique est donc en train de créer un nouveau mur de Berlin, mais ce mur l’isole des autres pays, et pousse les autres pays à se rassembler dans ce qui sera, je l’espère, une économie mondialisée heureuse, autosuffisante et non américaine.
BENJAMIN NORTON : Eh bien, je tiens à vous remercier, Professeur. C’est toujours un réel plaisir de vous recevoir. Je sais que vous êtes très occupé, alors merci de nous accorder autant de votre temps.
Je dois dire que la section des commentaires ici sur YouTube a été très active, avec des conversations intéressantes. Et ce qui est bien, c’est qu’il y a des gens du monde entier, des États-Unis, d’Amérique latine, d’Europe et de Russie. Donc c’est bien de voir un mélange de personnes. Et pour tous ceux qui veulent l’écouter, vous pouvez consulter la version podcast si vous cherchez Multipolarista sur Spotify, et iTunes, et toutes les autres plateformes de podcast.
Et je dirai simplement, pendant que je termine, que nous avons parlé aujourd’hui, au début de cette discussion, d’un nouveau livre que MICHAEL HUDSON publie cette semaine. Il s’intitule « The Destiny of Civilization : Capitalisme financier, capitalisme industriel ou socialisme. » C’est un très bon livre. J’ai eu le privilège d’en recevoir un exemplaire en avance. Alors, lisez ce livre.
Vous pouvez également trouver tous les écrits du professeur Hudson sur michael-hudson.com.
Merci, professeur Hudson.
MICHAEL HUDSON : Ce fut un plaisir.
Traduction « purée… pourvu que… » par Viktor Dedaj avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir