par Raffaele K. Salinari.
Soixante années sont passées depuis ce 12 avril 1961 où le cosmonaute Youri Gagarine accomplît une orbite, hors de l’atmosphère, dans l’espace autour de la terre. Entreprise épique qui, outres ses composantes technologiques et géopolitiques, on était en effet en pleine guerre froide, rappelle les gestes des antiques héros mythologiques. Avant tout l’appellatif « cosmonaute », donné par les soviétiques à leurs explorateurs spatiaux, faisait directement référence au Cosmos, cette image de l’immensité dont l’antique sensibilité faisait dériver aussi, non par hasard, la parole « cosmesi », c’est-à-dire le devenir continuel d’une beauté qui se recrée. Le cosmonaute, donc, ne part pas à la conquête du Cosmos, mais explore ses merveilles, l’ordre universel qu’il exprime, en se vivant partie de celui-ci.
À l’époque était encore à l’oeuvre l’impulsion motrice de la Révolution d’octobre, avec sa nécessité de promouvoir une Weltanschauung (vision du monde) opposée à celle des États-Unis. En effet, de tout autre matrice était par contre la parole « astronaute », utilisée dans cette même période par les USA, qui lançait, c’est le cas de le dire, un sens différent de l’approche stellaire, le sens d’un espace vide dans lequel naviguer pour atteindre ce qui compte : la matière, l’astre justement, destination finale et arrivée du voyage. Mais, surtout et qui plus est, ce qui fait de Gagarine un personnage unique et indépassable dans toute l’histoire de l’humanité, c’est son regard : pourquoi ?
Eh bien réfléchissons seulement à cette évidence qu’il y a eu, dans le siècle passé, dans la modernité naissante, peut-être justement au commencement même de celle-ci, un homme qui a vu de ses propres yeux ce qu’aucun autre n’avait jamais regardé auparavant, qui a pu faire une expérience unique, inégalable : la Terre observée de l’espace, toute entière enfin, sans frontières ni divisions entre les peuples. Cet homme était Youri Gagarine, le premier qui a cueilli Gaïa dans son ensemble, dans sa forme réelle, sur le vif, d’en-haut, dans tout son enchantement comme seuls les dieux de l’antiquité avaient pu le faire jusqu’alors. Et là se trouve le charme mystérieux de son entreprise, l’unicité d’une vision que tous et toutes les autres venus après lui n’ont pu que répéter, mais jamais égaler.
Alors, si du vol de la Vostok – qui signifie « Orient », là où se lèvent le soleil et la lumière de la connaissance, au moins pour ceux qui regardent dans cette direction symbolique – on parle toujours en termes scientifiques-politiques, il existe, plus symbolique et donc plus profond, un aspect imaginaire, psychique, de ce premier voyage orbital. Car en effet, la plus grande inconnue qui s’insinuait chez les scientifiques soviétiques était justement : Gagarine arrivera-t-il à supporter la vision de la Terre vue de l’espace ? Son esprit résistera-t-il à une image qu’aucun humain n’a jamais vue, qui n’a pas de lieu si ce n’est dans le Mundus Imaginalis de l’humanité mais pas dans son expérience sensorielle ?
Voilà, entre autres, le motif pour lequel le vol fut dirigé entièrement depuis la terre au moyen d’un complexe système téléguidé et informatisé, laissant cependant à Gagarine la liberté de voir et d’être vu de sa planète natale. Choisi avec grand soin parmi les aspirants au poste, il fut à la fin sélectionné justement parce qu’il avait passé son enfance dans les grands espaces terrestres, où se cache l’esprit des choses, analogue peut-être à celui qu’il aurait retrouvé là-haut. Et le cosmonaute soviétique ne trahira pas les expectatives : en vrai héros il fondera un nouveau mythe, celui de l’homme qui arrive à saisir à l’intérieur de lui la vastitude du Monde, sa beauté sans frontières, sa splendeur sans patrons. Ainsi le décrivit-il en le regardant du hublot de sa capsule, à travers une vraie perspective puisque son regard non seulement était canalisé par un unique point d’observation, mais surtout parce qu’il était comme attiré par l’essence lumineuse de Gaïa, focalisé vers son invisible centre symbolique.
Dans la vision de Gagarine, Gaïa reprend sa podestas sur le regard des humains, le monde des Puissances qui l’ont générée revient se manifester dans toute son éminence. La force de ces suggestions mythologiques est si forte que dans les vols spatiaux, plus que dans n’importe quelle autre activité humaine, nous retrouvons les noms des divinités antiques : des vecteurs comme Atlas-Agena aux programmes comme Mercure et Apollo. La vision de Gagarine, cosmonaute et non pas astronaute, non pas conquérant des astres donc mais vagabond des étoiles, a brillé peut-être durant une seule orbite, mais grande comme cette vastitude cosmique qu’encore, si nous étions sages, nous devrions savoir cueillir même depuis la Terre.
source : Il Manifesto
traduction Marie-Ange Patrizio
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