Les centres de pédiatrie sociale font maintenant partie du paysage de plusieurs collectivités au Québec. Figure bien connue à l’origine de cette approche centrée sur les besoins de l’enfant et appuyée sur toute la communauté, le Dr Gilles Julien a accepté de nous rencontrer pour discuter de quelques enjeux et défis liés à la santé des enfants depuis le début de la pandémie.
D’entrée de jeu, sachant que votre approche clinique repose sur une relation de confiance avec les enfants et avec les adultes qui les entourent, comment vous y êtes-vous pris, depuis deux ans, pour maintenir des liens significatifs malgré la distanciation, les écrans, les masques ?
On a quand même réussi à garder un contact clinique avec nos familles, qu’on visitait par Teams ou Zoom. Et ça avait même un certain avantage, parce qu’on pénétrait directement dans la maison ; les gens nous présentaient le monde dans la maison, puis on devenait plus au courant de ce qui se passait. On me disait : « Dr Julien, attends, je vais aller réveiller mon gars parce qu’il ne sera pas content s’il ne te voit pas. »
Mais ça s’est vite avéré insuffisant.
J’ai donc repris les cliniques en présence. On a été reconnus comme un service essentiel par le ministère, ce qui nous a permis de continuer les cliniques où l’on rencontre nos familles, où l’on s’assure que ça va bien, où l’on répond à leurs questions.
Pendant la pandémie, on a dû couper des activités : on n’a pas pu faire la musique comme d’habitude, le sport. Malgré ça, il y a des éducateurs qui allaient à la maison, qui menaient des exercices à travers la porte et les enfants les faisaient à l’intérieur. Ils apportaient des jeux, des cahiers à colorier… Il y a eu de l’enseignement de la musique à distance, aussi. Donc on a gardé le lien. On l’a même intensifié dans certaines familles plus vulnérables.
Les centres de pédiatrie sociale sont souvent un filet de sécurité aussi, dans tout cela, à cause du lien de confiance qu’on a avec les familles. Les gens sont contents de nous inviter chez eux.
S’il n’y a pas ce lien-là, ça ne marche pas. C’est dans notre approche. Ça a permis de déceler beaucoup de problématiques de santé mentale aussi : des enfants qui restaient campés chez eux, qui avaient peur, qui avaient des idées noires, qui étaient isolés, qui avaient des détresses psychologiques sans bon sens !
Oui, la pandémie nous a permis d’innover aussi, de trouver de nouvelles façons de garder la proximité. Et on est très multidisciplinaires – ça peut être le docteur, la travailleuse sociale, l’éducatrice, le musicien – tout le monde s’y met. Et quand on fait des cliniques, on invite les personnes les plus significatives qui peuvent rendre service, ce qui permet aux familles d’avoir plus d’espace encore.
Un autre enjeu, c’est celui des rituels. Pour moi, ça a toujours été un phénomène de motivation pour les enfants, et de passages pour aller plus loin. Chez les autochtones, il y avait des rituels à la naissance, à l’accueil des nouveau-nés, des rituels pour les premiers pas. Il y a les rituels scolaires, les rituels religieux aussi, forcément, et ça, tous ces repères-là ne sont plus là. Cela crée un grand vide chez les enfants. On commence à le constater.
Vous parlez de la santé mentale des jeunes. Constatez-vous qu’elle s’est détériorée de manière accélérée dans les derniers mois ?
Ça fait longtemps qu’on voit des problèmes de santé mentale chez les jeunes. Mais ils se sont vraiment précisés et multipliés. L’isolement et les sentiments de peur qui ont été créés – incluant la peur de l’autre – ont eu des conséquences désastreuses.
Et donc tout cela, chez les familles plus vulnérables, qui vivent toutes sortes de stress, a été dramatique. Des parents vivent dans la peur, d’autres sont déprimés et n’arrivent plus pour le logement, pour l’épicerie. Des enfants s’isolent avec leurs écrans, ne veulent plus voir d’amis, ne peuvent pas sortir de la maison. Des idées suicidaires beaucoup, beaucoup. Des tentatives de suicide, des détresses psychologiques terribles. L’anxiété épouvantable.
Tout cela nous a amenés à traiter beaucoup plus de santé mentale qu’avant. On a développé des compétences en santé mentale, au cours des années, parce que ça a toujours été une partie importante de notre pratique. La santé physique aussi, mais la santé mentale beaucoup plus, et ses impacts sur la santé physique.
Avez-vous l’impression que la santé physique, justement, a tellement pris le haut du pavé dans le discours public, qu’elle en est venue à éclipser les enjeux de santé mentale ?
Absolument ! Et c’est pour ça qu’on a désigné – pas juste moi, plusieurs autres intervenants – la plus grande pandémie comme étant une pandémie de santé mentale, bien plus que la pandémie du virus qui, effectivement, a pris toute la place. En même temps, c’est un peu compréhensible : c’est une situation mondiale, pendant quelques semaines on se réajuste… Mais là, ça a été la fermeture totale, ce qui a créé énormément de problèmes.
Et aussi avec des conséquences énormes en santé physique : les taux d’obésité chez les enfants qu’on traite ont augmenté, à un point tel que j’ai été obligé de créer des évènements extérieurs de course. Il y a également beaucoup de problèmes alimentaires : la boulimie, qui était parfois à l’origine de ces problèmes d’obésité.
Puis, pour les problèmes de santé mentale, on s’est équipés pour utiliser nos art-thérapeutes, nos musicothérapeutes, pour qu’ils fassent de la thérapie à distance. On a même fait de la thérapie pour un centre de pédiatrie sociale en Gaspésie qui n’avait pas accès à ce genre de soins et qu’on a dépanné.
On parle pas mal d’écrans depuis tantôt. Qu’est-ce que vous avez observé dans le rapport aux écrans chez les enfants ?
Une fuite. Un peu comme nous, les adultes, quand on est fatigués, on revient le soir, on s’assoit devant la télé. Pour les jeunes, les ados, ça a été les écrans, sérieusement. Il y a des enfants qui passent littéralement toute la journée devant l’écran, à jouer, et à « socialiser », parce qu’ils s’imaginent qu’ils socialisent, en plus. Alors qu’ils s’enfoncent dans un refuge qui est extrêmement dangereux.
« C’est complexe la pédiatrie sociale, mais en même temps, c’est très simple : ça utilise les forces des enfants. Et quand on utilise leurs forces, on les amène ailleurs ! »
Un ado qui est devant l’écran, qui ne voit pas ses amis, qui ne fait même pas de petits mauvais coups – ça fait pourtant partie de l’apprentissage de la vie, ça – cet ado-là stagne, il déprime, vraiment. Et c’est pour ça que la détresse psychologique est si présente.
Avec le lien de confiance, c’est assez étonnant, on garde le lien d’influence important. Ce lien-là est tellement précieux pour agir. On ne règle pas tout, mais on est drôlement dans la prévention et dans le soutien à un enfant pour qu’il s’en sorte, pour le remotiver. On essaie de bien découvrir ses talents, de bien accompagner ses talents, et cela a un effet décisif.
Ce n’est pas parce que je suis médecin. Être médecin, ça m’ouvre des portes. Mais cet accompagnement transdisciplinaire, je le vois en clinique : quand je fais de la clinique et qu’on est dans le drame, que les enfants pleurent, là je les envoie faire de la musique avec le prof de musique, et ils reviennent rayonnants ! Ils viennent de trouver une voie !
C’est complexe la pédiatrie sociale, mais en même temps, c’est très simple : ça utilise les forces des enfants. Et quand on utilise leurs forces, on les amène ailleurs !
Avec la pandémie, les groupes communautaires, les familles et la vie de quartier en ont pris pour leur rhume. Tous ces groupes sociaux, situés entre l’État et l’individu, sont pourtant nécessaires à la santé d’une société. Et c’est justement à cet endroit-là que vous intervenez, dans les corps sociaux « intermédiaires », qui agissent aussi comme déterminants sociaux de la santé des enfants.
Absolument. Les groupes communautaires ont fonctionné au ralenti. À cause de la peur, mais pas juste de la peur. Les communautés se sont effritées, effectivement. Et, à mon sens, un vrai renouveau des systèmes de santé, d’éducation et des services sociaux, de protection, ça passe par la base comme [les communautés].
J’ai essayé de convaincre le ministre Carmant, qui y croit, jusqu’à un certain point, mais c’est gros comme revirement. Puis là, en plus, ils sont en période d’élection, alors ils vont y aller mollo.
En attendant, nous, les centres de pédiatrie sociale, nous sommes là. On a 43 centres partout au Québec qui font ça, avec plus ou moins d’intensité, selon leurs moyens. Mais il y a quand même plus de 600 intervenants en pédiatrie sociale au Québec qui travaillent dans ces centres-là. On a vu des changements majeurs de société avec moins que ça !
Avez-vous été témoin de victoires sur l’adversité, spécialement chez les enfants que vous accompagnez, depuis deux ans ?
Je suis impressionné par la plupart des enfants que je vois, je te le jure. Plus dans l’adversité que ça, c’est difficile. On appelle ça maintenant des polytraumas, ou des stress toxiques. Il y a du nouveau vocabulaire de recherche sur ces adversités-là. Je soigne des enfants de quatre ou cinq ans qui ont plus vécu qu’un village complet au Québec… Donc ça, c’est de l’adversité, ce sont des stress toxiques, des polytraumatismes qui agissent directement sur le cerveau. Ça empêche le cerveau de se développer, ça déplace le développement : il y a des cerveaux qui stagnent, qui arrêtent de se développer. Ça a été prouvé en imagerie médicale, en comparant le cerveau d’un bébé normal à celui d’un bébé traumatisé, disons d’extrême négligence, à l’âge de 3 ans : celui qui est traumatisé a la moitié du volume de l’autre cerveau.
« Je suis impressionné par la plupart des enfants que je vois, je te le jure. »
Ça veut dire que toute la spécialisation du cerveau qui arrive dans les premières années de vie et qui n’est pas là, il va falloir la récupérer. La bonne nouvelle, c’est que c’est récupérable, en grande partie, si l’on agit tôt. À cinq ans ou à dix ans, on est capables de revenir. Donc, on reconstruit un modèle d’attachement, de sécurité – que la famille ne peut parfois pas donner – et avec d’autres adultes significatifs, le développement des enfants reprend. J’ai ça, dans ma clinique, régulièrement. J’en revois, des cas qui ont été placés de façon adéquate.
Dans l’adversité, on voit la résilience, continuellement. Mais à condition que les enfants soient accompagnés.
Une épidémiologiste française et médecin en santé publique, la docteure Alice Desbiolles, disait cet hiver que les malades en réanimation n’avaient pas « le monopole de la souffrance ». Évidemment, c’est une phrase-choc : si j’étais en réanimation, je hurlerais que j’ai le monopole de la souffrance ! Mais elle signifiait par cela que de grands pans de la société – notamment les enfants – souffrent en silence. Est-ce que c’est ce que vous constatez sur le terrain ? Et si oui, quelle forme cette détresse prend-elle ?
Tout à fait. C’est clair : les enfants n’ont pas eu de place. On ne leur a jamais demandé leur avis sur l’arrêt de l’école. On leur a dit : cantonnez-vous à la maison et faites ce qu’on vous dit. C’est ce qu’on fait souvent avec les enfants. On aurait dû être beaucoup plus proactifs avec eux.
À la clinique, on a des comités de Droits des enfants, où on va chercher l’opinion des enfants, et ils nous disent qu’ils sont très frustrés de ne pas avoir été consultés. Des jeunes du primaire, pas juste du secondaire. On a ces comités ici, déjà en place. Et on développe leur esprit critique. Il y a une partie de notre approche qui s’appelle « Le droit intégré », qui produit des activités comme ça et qui aide des familles dans des situations juridiques.
Les enfants n’ont pas été consultés. Pour moi, l’idée de les préparer avec l’histoire, avec l’esprit critique, c’est pour qu’ils prennent une place qui leur revient dans la société et qu’ils n’ont pas, actuellement. Ça fait aussi partie du droit de parole des enfants, du droit de connaitre, du droit d’être bien informés. On est beaucoup là-dedans aussi, maintenant, en pédiatrie sociale. La Convention des droits [de l’enfance] est pour nous une espèce de petite bible, qu’on essaie d’enseigner et que les enfants vont appliquer. Ils l’appliquent déjà dans nos systèmes.
C’est tout à fait précieux.
Pour ce qui est des personnes âgées… en fait, on a tellement fait d’erreurs dans le passé. Des erreurs que les personnes âgées ont voulues elles-mêmes : les mettre dans des ghettos, c’est complètement aberrant ! On perd toute l’histoire de ces gens-là, leur capacité de nous mettre en garde sur certaines affaires, toute leur sagesse. Ça ne vient pas nécessairement avec le fait d’être âgé, mais il y a une sagesse, une connaissance qu’on perd.
On les parque dans des endroits qui, forcément, vont les tuer à plus ou moins long terme. Écoute, ça, c’est l’erreur du passé. Les personnes âgées souffrent beaucoup, j’en suis convaincu, de ne plus être en contact avec des enfants. Donc il faut repenser ce système-là aussi.
Qu’il y ait une [hécatombe] là, à cause d’un virus, c’est un peu normal. Puis, on l’a provoquée, et on est responsables. Mais est-ce qu’on va pénaliser toute la société, y compris les enfants, parce qu’on a mal fait avec les personnes âgées ? Il faudrait au moins commencer à bien faire avec les enfants pour corriger ce qu’on a fait aux personnes âgées.
Dans ce sens-là, ils n’ont pas le monopole de la souffrance, parce que la souffrance des enfants est là, elle est claire. Et ce sont eux, les enfants, qui vont rester, qui vont, ou non, changer la société. Ce n’est pas nous… Parce que je fais partie des personnes âgées, je peux parler ! (rires)
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