par Francis Goumain.
Le 24 février 2022, Ben Wallace, le secrétaire à la Défense de Sa Majesté Elisabeth II déclarait que les Russes avaient fait suivre derrière la ligne de front des camions crématoires. Mais sait-on qu’en juillet 1941, David Bowes-Lyon, l’oncle de cette même Elisabeth pas encore reine, avait aussi fait circuler la même rumeur au sujet des Allemands au début de Barbarossa ?
À l’époque, en juillet 1941, le SOE (Special Operations Executive), l’une des branches avec le PWE (Political Warfare Executive) de l’UP (Underground Propaganda) présidé par ce David Bowes-Lyon – frère de la mère d’Elisabeth II – diffusait une rumeur selon laquelle les Allemands avaient commandé 500 crématoires mobiles aux usines Ford de Cologne et d’Anvers pour livraison au printemps 1942. L’histoire est revenue en France dans une version qui précisait que cela permettait aux Allemands de fixer le chiffre de leurs pertes au niveau voulu sans risque d’être contredit (SO2 Executive Committee, Progress Report for Week Ending 2.7.41, HS 8/217). Par la suite, une lettre suisse interceptée donnait une variante encore enrichie de cette rumeur, selon laquelle les Allemands « incinèrent leurs morts dans des crématoires ambulants pour masquer leurs pertes jusqu’à la fin de la campagne en sorte de laisser les membres de la famille garder espoir » (SO2 Executive Committee, Progress Report for Week Ending 1.10.41, HS 8/218).
Et voici la déclaration du secrétaire de la Défense en 2022, c’est rigoureusement la même :
« Si j’étais un soldat et que je savais que mes généraux avaient si peu confiance en moi qu’ils me suivaient sur le champ de bataille avec un crématorium mobile, ou si j’étais la mère ou le père d’un fils, potentiellement déployé dans une zone de combat, et que mon gouvernement pensait que le moyen de dissimuler la perte était un crématorium mobile, je serais profondément, profondément inquiet ».
À noter que l’argument polémique sur le masquage des pertes, outre qu’il jette par avance le discrédit et l’opprobre sur les généraux ennemis, n’est lui-même qu’un emballage pour faire passer la véritable intention : agiter aux yeux des soldats du camp adverse la perspective lugubre du crématoire, c’est-à-dire de la mort, et de la mort en masse, car sans quoi il ne serait pas nécessaire de prévoir des camions spéciaux. C’est du même ordre que dans Lucky Luke, le croque-mort qui se précipite pour prendre les mensurations des duellistes avant l’affrontement.
Plus sérieusement, voici la définition de ces Sibs (du verbe latin sibilare (murmurer) qu’en donnait à l’époque David Bowes-Lyon, qui était également le cousin de Victor Cavendish-Bentinck (le directeur du JIC (Joint Intelligence Committee)), dans un document top secret :
« L’objet des rumeurs de propagande est… d’instiller l’anxiété, le découragement et la confusion dans les rangs de l’ennemi, l’espoir et la confiance dans les rangs amis aux oreilles desquels elles parviennent. Si une rumeur paraît provisoirement de nature à réjouir et revigorer nos ennemis, elle porte toujours en elle le germe d’une désillusion potentiellement fatale pour eux. Les rumeurs varient énormément par leur degré de crédibilité, l’étendue de leur diffusion et le type de public auquel elles sont destinées ; mais ils ont ces facteurs en commun, qu’ils sont destinés à être répétés verbalement par toutes sortes de canaux, et qu’ils sont censés induire un certain état d’esprit dans le grand public, pas nécessairement pour tromper les personnes bien informées ».
On ne peut pas citer tous les Sibs, rien que pour 1941, il y en aurait eu plus de 2000 (David Bowes-Lyon to David Stephens (PWE Secretary), 1st February 1942, FO 898/7) mais pour montrer à quel point les Anglais ne reculent devant rien en matière de mauvais goût, et parce qu’il concerne l’Ukraine, voici l’un des sommets de l’inventivité scabreuse des agents de Sa Majesté :
« Les Allemands rassemblent des prisonniers russes en bonne santé et les transfèrent par milliers dans un camp près de Kiev. C’est peut-être une coïncidence si des boîtes de ce qu’on appelle du « bœuf russe » sont actuellement exportées d’une usine près de Kiev vers les régions les plus durement touchées de la Ruhr ». (Sib R/724, Minutes of U.P. Committee Meeting, 14th November 1941, FO 898/69).
Du cannibalisme à l’échelle industrielle donc, aujourd’hui, France-Culture commence à s’en approcher en citant le GCHQ (Government Communications Headquarters, durant la Seconde Guerre, c’était le GC&CS = Government Code and Cypher School) avec une histoire de soldats russes à court de nourriture qui se seraient mutinés. Et rappelons-nous que pas plus tard que le 6 mai 2014, la « journaliste » Caroline Fourest nous gratifiait sur France-Culture d’une chronique dans laquelle elle affirmait que les pro-russes avaient « arraché au couteau les globes oculaires » de trois militaires ukrainiens.
S’il y a bien une usine que l’Angleterre n’ira jamais fermer ou délocaliser, c’est l’usine à rumeurs.
Francis Goumain
source : l’article est presque entièrement basé sur un essai d’Andy Ritchie paru en janvier 2017 qu’on peut facilement retrouver et télécharger le PdF en tapant son titre dans un moteur de recherche : Britain’s Rumour Factory
L’essai fait 18 pages avec 44 notes de pied de page, on peut donc penser que ce n’est ni un Sib ni un Fake.
ANDY RITCHIE, London, January 2017 andy_ritchie@yahoo.com
illustration : La Reine Elisabeth II en compagnie de David Bowes-Lyon, un oncle du côté de sa mère, directeur de l’Underground Propaganda durant la Seconde Guerre mondiale.
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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