Pourquoi l’oxymore « développement durable » au fronton des universités ?

Pourquoi l’oxymore « développement durable » au fronton des universités ?

L’auteur est professeur de philosophie à l’Université de Moncton dans la Péninsule acadienne et auteur notamment de « Gouvernance ». Le Management totalitaire, Montréal, Lux Éditeur, 2013. Membre du Regroupement Des Universitaires.
 

DES UNIVERSITAIRES / La commandite à l’université ne se manifeste pas seulement par les marques qu’on appose sur des salles de classe, chaires de recherche ou des titres de professeur, à la manière vulgaire des logos qu’arborent les sportifs de haut niveau sur leurs maillots – à titre d’exemple, Patrick Provost, « Institution universitaire à vendre: le cas de l’Université Laval », La Presse, 29 juillet 2021. Mais dans la façon qu’a la recherche de se rendre désirable pour attirer ses commanditaires.

Comme la télévision adapte sa programmation pour la rendre compatible aux préoccupations de ses annonceurs, l’université formate son enseignement et ses thèmes de recherche pour les rendre conformes à ce qui sourit à l’industrie. Les entreprises privées financent ce qui leur ressemble, mais également des États et des agences gouvernementales de plus en plus tendancieux dans leurs soutiens.

En ce sens, voilà qu’on a mis à la fin des années 1980 l’aberrant syntagme « développement durable » dans les pattes de ceux qui s’enquéraient de l’enjeu écologique dans différentes disciplines. Comme les autres expressions appartenant au régime idéologique de la gouvernance, il s’est imposé jusque dans des intitulés de programme et des centres de recherche alors qu’on ne doit ce genre d’expression à aucun chercheur particulier, aucune instance universitaire indépendante ou quelque intellectuel de renom, mais à des organes gouvernementaux réputés près de l’entreprise privée.

On le sait, le « développement durable » est une trouvaille qu’on doit à l’ex-première ministre travailliste norvégienne Gro Harlem Brundtland, alors qu’elle présidait dans les années 1980 la commission « Développement et environnement » de l’Organisation des Nations Unies. On l’entend, dans son intitulé même, avant que toute recherche en son nom ne soit engagée, l’instance cherchait à présenter le développement au sens capitalistique et entrepreneurial comme étant compatible avec l’inquiétude suscitée par la pollution massive dont se rendait coupable notre régime industriel et financier. Peu importaient les points qu’on allait développer, sous la forme de trois piliers – environnement, société, économie – chantant les bons sentiments en toutes matières.

Quelles qu’aient été les thèses et leur validité relative, le but était tout entier dans la conclusion : faire de l’entreprise privée, de son développement à l’origine de la crise écologique depuis le début de l’ère industrielle, et des acteurs qui fanfaronnent sur les plus importantes tribunes sociales depuis des générations de règne oligarchique, les sujets de cette histoire, et non pas leurs objets.

Autrement dit, force était de faire du développement le prisme par lequel une réponse allait être donnée à la crise, et non un point qu’on se donnerait en tant qu’il dût être dépassé. Pour le dire en d’autres termes encore, il fallait qu’un rapport onusien politiquement orienté vers le centre droit libéral, et mystificateur quant aux vertus de l’entreprise privée face à la crise écologique, vienne faire oublier un document antérieur, daté de 1972, abondamment cité et autorisé, le rapport Meadows du Club de Rome, qui, lui, présentait le développement essentiellement comme un problème participant d’une culture globale qu’il fallait renverser, aux fins d’une société durable.

Cette lecture insupportable avait le malheur de lever un tabou, l’impensable idée que le régime capitaliste a une fin, une fin qui doit être délibérée politiquement si on ne veut pas qu’il nous conduise à notre perte, fin dramatique s’il en est. Il fallait confier la mission d’éteindre l’incendie aux pyromanes qui l’avaient parti. L’introduction du rapport Brundtland additionne les clins d’œil au rapport Meadows pour nous le présenter implicitement comme sa cible.

Cela ne trompe plus les lecteurs avertis. Lisons Anna Bednik, journaliste de terrain reconnue pour ses travaux sur les sites d’exploitation extractifs : « Les oxymores brouillent les repères. Ce sont des “chimères sémantiques”, pareilles au monstre mythique à tête de lion et à ventre de chèvre, qui laissent entendre qu’il suffit de réunir dans un syntagme des notions incompatibles pour créer une nouvelle réalité. De cette façon, la formule du “développement durable”, forgée par le rapport Brundtland en 1987, est venue clore le débat sur les limites physiques de la croissance économique, sauvant le consensus productiviste et extractiviste mis en danger par le succès du rapport Meadows en 1972. »

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, dans leur déterminant L’Événement anthropocène, disqualifient la notion sur un plan épistémologique. Celle-ci laisse entendre qu’on peut réguler notre rapport à la nature, en articulant certains indicateurs pour maintenir disponible une ressource qu’on a l’intention d’exploiter encore le plus intensément possible. C’est faire comme si, hormis les quelques variables qu’on retient, toute chose reste égale par ailleurs (ceteris paribus sic stantibus). Or, à l’époque des bouleversements climatiques, de l’extinction de masse des espèces, de l’Anthropocène et de la perspective multicrise à laquelle ils ouvrent au xxie siècle, rien n’est égal par ailleurs, tout bouge, tout se transforme. Pour le pire et de façon irréversible. « L’Anthropocène annule donc le projet irénique et rassurant d’un “développement durable”.

Ce concept dérivait de la notion de “rendement soutenu maximal” conçue par les gestionnaires des ressources halieutiques des années 1950, elle-même héritière de la notion de “gestion soutenable” (nachhaltig) des sciences forestières allemandes du xviiie siècle. Il véhicule deux illusions aujourd’hui malmenées par l’avènement de l’Anthropocène. Premièrement, il laissait croire à la possibilité de perpétuer une croissance économique moyennant un peu plus de “conservation” de l’environnement. […] Deuxièmement, la notion de “développement durable” reposait également sur l’idée d’une nature linéaire et réversible et l’existence d’un régime stationnaire idéal. »

Mais dans un temps où le substrat même de la nature est altéré en profondeur par les effets destructeurs de l’activité industrielle, s’enquérir de la modification de quelques paramètres alors que l’ensemble au complet chavire en vient à se questionner sur une étoile morte. En plus d’être lourdement empreint d’idéologie, le questionnement sur le « développement durable » ne dissimule plus son caractère passéiste.

Même ceux qui y ont cru un temps n’y voient aujourd’hui que du vent. L’historien des sciences Dominique Pestre conçoit l’expression aujourd’hui comme un « slogan », « un leitmotiv plastique dont chacun se revendique, mais qu’il interprète librement », à l’instar d’autres barbarismes de l’époque comme « la bonne gouvernance ». Il regrette que de telles expressions, incontestables du fait de rester floues, empêchent la critique et nuit même illico à quiconque les remet en question.

Dans cette catégorie, Jim Bendell fait même partie des repentis du « développement durable ». Spécialiste en la matière, professeur à l’Université Cumbria en Angleterre, membre du comité de rédaction de la revue Sustainability Accounting, Management and Policy, les lectures qu’il additionne à l’occasion d’un congé sabbatique à la fin de la décennie 2010 l’amènent à revoir complètement ses positions : les changements climatiques comportent trop de conséquences majeures, irrémédiables et systémiques pour que nous puissions continuer à réfléchir en somnambules aux quelques paramètres que nous pourrions altérer pour maintenir le régime productiviste que nous servons ; il est anormal que les spécialistes du « développement durable » ne traitent jamais de ces questions de fond. Si l’article qui en a découlé, qu’il a proposé au comité de la revue dont il faisait partie… a été refusé au motif qu’il n’était pas suffisamment « scientifique », il a tout de même été à l’origine du mouvement civique Extinction Rébellion, qui sauve l’honneur actuellement.

On peut certes enseigner cette page d’histoire du « développement durable », et en tenir compte dans les programmes d’études et de recherche, mais on ne saurait prendre fait et cause pour une argumentation aussi tendancieusement idéologique, en se prétendant visionnaire, pluraliste, critique et scientifique, ni en se disant agir pour le bien de la société.

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