Diplomate de carrière, Anne Leahy a une longue expérience, aussi bien de la Russie que du Vatican, où elle a été ambassadrice du Canada. Ses observations sur le conflit en Ukraine nous aident à mieux comprendre les rôles que peuvent jouer les diplomates et les leadeurs religieux dans cette guerre qui oppose deux nations chrétiennes.
Vous connaissez bien l’Europe de l’Est, puisque vous avez été ambassadrice du Canada en Pologne de 1993 à 1996, puis en Russie, en Arménie, en Ouzbékistan et au Bélarus de 1996 à 1999. Avez-vous été surprise quand la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février dernier ?
En janvier dernier, j’espérais plutôt que le positionnement des troupes russes à la frontière ukrainienne faisait partie d’une stratégie de dissuasion, mais que les militaires ne seraient pas envoyés en Ukraine. Cela me rappelait la Pologne en 1980, quand les Soviétiques avaient aussi massé des soldats à la frontière en réponse au mouvement Solidarnosc. Mais il n’y avait pas eu d’invasion à l’époque : ce n’était qu’une menace.
À partir du 21 février, toutefois, on pouvait sentir qu’il y aurait quelque chose de plus qu’une simple intimidation, car les Américains ont fait quelque chose de très inhabituel en rendant publiques des informations militaires classifiées, tentant le tout pour le tout pour empêcher cette guerre.
Qu’avez-vous remarqué de différent dans la mentalité des peuples de ces pays ?
Je me méfie toujours des généralisations. Mais s’il y a une différence notable, c’est probablement en ce qui concerne le vécu.
Regardez l’histoire de l’Ukraine, regardez l’histoire récente de Kiev : c’est la même ville qui a été dans l’Empire austro-hongrois, qui a fait partie d’une république indépendante, qui a fait partie du gouvernorat de la Galicie des nazis, qui a fait partie de l’Ukraine soviétique et maintenant de l’Ukraine indépendante. Une grand-mère de 105 ans est passée par tout cela !
Je suis allée à Kiev au début des années 1980 dans le cadre de mes fonctions à l’ambassade de Moscou, comme responsable de la couverture des questions des droits de la personne. On ne pouvait pas facilement prendre des photos, car on était constamment surveillés. J’ai tout de même rapporté cette photo avec une énorme pancarte annonçant le 1500e anniversaire de la fondation de Kiev qui allait être célébré en 1982. Comme quoi Kiev a véritablement une très longue histoire, beaucoup plus longue que celle de Moscou !
Bref, les gens ont un vécu, ils ont été dans des situations de privation. Il y avait du cannibalisme au début de la guerre civile à la formation de l’URSS, et je ne te parle même pas de l’Holodomor et du massacre par Staline de l’élite ukrainienne qui a été décapitée dans les années 30 ! Ces gens-là sont pas mal plus résolus et endurants que ce qu’on peut imaginer ici. Zelensky est tough.
Quand j’étais en Russie en 1998, il y a eu la crise du rouble. Du jour au lendemain, il y a eu une dévaluation majeure du rouble et plusieurs Occidentaux disaient : « Mon Dieu, c’est épouvantable ! » Mais les Russes, eux, disaient : « On va passer à travers, on en a vu d’autres ». Pour moi, c’est ça la vraie résilience.
L’autre chose, c’est la fatalité. Les Russes se disent souvent : « Ça va arriver et on va endurer ». En ce moment, si tu regardes la résistance en Russie, elle se trouve surtout chez des jeunes, des journalistes et des prêtres, mais il y a aussi une couche de la population qui se dit : « C’est comme ça, on va endurer ça, on ne se prononce pas ». Il y a un fond de fatalisme.
Le rôle de la diplomatie
La diplomatie peut-elle vraiment empêcher des guerres et changer le cours de l’histoire ?
La réponse courte est oui. En 1978 par exemple, la diplomatie du Saint-Siège a réussi à éviter une guerre en facilitant les négociations entre le Chili et l’Argentine dans le conflit du Beagle. Quelques années plus tôt, le pape Jean XXIII avait lui aussi joué un rôle de médiation entre l’URSS de Khrouchtchev et les États-Unis de John F. Kennedy dans la crise des missiles cubains.
Si la diplomatie ne faisait strictement rien, pourquoi Poutine aurait-il perdu six semaines à négocier ? Il aurait simplement passé par-dessus cette étape.
Avant de lancer son agression, Poutine a posé ses exigences sur la sécurité en Europe de l’Est, d’abord en décembre 2021, avec le président Biden. Ceci a mené à une rencontre à Genève entre leurs deux ministres des affaires étrangères, Antony Blinken et Sergueï Lagrov. Si la diplomatie ne faisait strictement rien, pourquoi Poutine aurait-il perdu six semaines à négocier ? Il aurait simplement passé par-dessus cette étape.
Quel rôle le diplomate joue-t-il pendant une guerre ?
Il y a plusieurs fronts dans une guerre et le premier, c’est le front de la désinformation, qui gagne en importance avec les nouvelles technologies. Churchill avait fait construire une ville artificielle pendant la Deuxième Guerre mondiale pour attirer les Allemands ; c’était de la belle propagande, une fake news !
Or, la meilleure source pour contrer la désinformation, c’est toujours le renseignement humain. Le diplomate est les yeux et les oreilles sur place, qui fournit l’information permettant à un État d’agir de la meilleure façon pour protéger ses intérêts, ses citoyens et la paix dans le monde.
En situation de guerre, il y a des lois internationales, il y a le droit de la guerre. On est censé protéger les diplomates, on est censé ne pas massacrer les civils, on n’est pas censé bombarder des hôpitaux pédiatriques, etc. Malgré toutes les horreurs, il y a tout de même certaines règles qui sont normalement respectées parce qu’elles bénéficient à toutes les parties. C’est entre autres pour s’assurer de faire respecter tout cela qu’on garde des diplomates en poste, mais pas au péril de leur vie, surtout quand il n’y a pas d’autres moyens d’avoir le pouls réel de ce que se passe sur le terrain.
Enfin, la guerre n’est jamais éternelle. Viendra toujours un moment où il faut sortir de la crise, où les parties vont devoir s’assoir et négocier. Après la Première Guerre mondiale, par exemple, nous avons eu les négociations de Paris et le traité de Versailles.
Mais jusqu’où faut-il aller dans les négociations ? N’y a-t-il pas des circonstances où il n’est plus du tout possible de dialoguer ?
Il y a une différence entre couper un dialogue et suspendre des pourparlers. Personnellement, j’adopte la ligne de la diplomatie vaticane qui a pour principe de ne jamais être la personne qui cause le motif de coupure. On peut faire comprendre qu’on est en total désaccord, on peut même se dire, comme au hockey « time out », mais à mon avis on ne devrait jamais être celui qui coupe définitivement un dialogue.
Le Canada peut-il vraiment jouer un rôle diplomatique significatif dans cette guerre ?
C’est certain que les principaux pays impliqués dans ce conflit depuis la prise de la Crimée sont les États-Unis, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Il y a aussi de petits pays, comme l’Estonie, qui jouent un rôle diplomatique d’importance à l’heure actuelle en raison de leur proximité géographique et de leur histoire.
Pour être un joueur sérieux, il faut avoir quelque chose à mettre sur la table de négociation. Le Canada n’est pas un grand joueur d’un point de vue militaire ou économique. Nos sanctions ne représentent pas grand-chose, mais c’est un geste de solidarité important avec nos alliés.
Malheureusement, notre bureaucratie semble faire obstacle à un accueil rapide et massif de réfugiés. J’ai entendu le président de la Pologne dire à Justin Trudeau qu’il devait faire quelque chose pour faciliter les procédures d’accueil. C’est pas mal gênant de se faire dire ça, quand tu es le premier ministre d’un pays qui se vante d’être ouvert !
Ce qu’on a en revanche, c’est le côté humain. Le Canada représente la plus grande diaspora ukrainienne en dehors de la Russie. Puisque beaucoup d’Ukrainiens ont de la famille sur notre territoire, on est donc le pays de prédilection de bien des réfugiés.
Malheureusement, notre bureaucratie semble faire obstacle à un accueil rapide et massif de réfugiés. J’ai entendu le président de la Pologne dire à Justin Trudeau qu’il devait faire quelque chose pour faciliter les procédures d’accueil. C’est pas mal gênant de se faire dire ça, quand tu es le premier ministre d’un pays qui se vante d’être ouvert !
Sans vouloir jouer aux prophètes de malheur, craignez-vous une escalade du conflit en guerre mondiale ?
Il y a des gens qui disent « non, ça n’arrivera pas ». Franchement, je n’ai pas les éléments pour en juger, même si on espère que non, évidemment.
Guerre mondiale, c’est un bien grand mot. Les gens parlent de guerre mondiale parce qu’il y a des Européens, le Canada et les États-Unis qui sont impliqués, mais une vraie guerre mondiale, ce serait si la Chine et l’Afrique y participaient aussi.
On ne parle pas assez de la Chine. La question est de savoir si le président de la Chine va juger que ses intérêts à lui, comme président de la Chine – qu’il veut la première puissance mondiale –, sont plus importants qu’essayer de garder de bonnes relations avec la Russie. Car Xi Jinping dépend beaucoup du pétrole et du gaz naturel de Poutine : il va donc devoir faire un calcul couts-bénéfice. Jusqu’à quel point est-ce qu’être vu comme habilitant la Russie à contourner nos sanctions est encore avantageux pour lui ? Je n’ai pas de réponse à cette question.
Le rôle de la religion
Il semble que Poutine veuille redéfinir l’identité russe en la liant à l’orthodoxie.
Après la chute de l’URSS, on s’est demandé comment on allait redéfinir la Russie. Qu’est-ce que l’identité russe ? Est-ce qu’on s’attache à l’identité slave ou pas, parce que le monde slave, lui, est de fait plutôt orthodoxe ?
Soljenitsyne a lui-même beaucoup écrit sur le nationalisme russe. Il s’est même déjà présenté aux élections présidentielles, sans aucun succès toutefois. Il disait que la vraie Russie, c’était la Biélorussie, l’Ukraine, une partie de la Moldavie et le nord du Kazakhstan.
C’est très dangereux à mon avis de définir ainsi l’identité russe, car la Russie est multiethnique. Son nom officiel est Fédération de Russie : c’est une fédération de plusieurs entités rassemblées par l’expansion militaire, en grande partie. Ce sont donc des peuples conquis sur un immense territoire avec certaines minorités qui sont très peu nombreuses.
Quel rôle la religion joue-t-elle, selon vous, dans ce conflit ?
On ne peut pas parler de rôle actif de la religion dans cette guerre, mais il y a certainement une grande dimension religieuse, ne serait-ce que parce qu’il y a toujours une dimension religieuse dans les affaires humaines. Chez nous, on peut ignorer, voire nier, cette dimension le plus souvent. Mais en Ukraine et en Russie, les chefs religieux ont toujours un rôle, quelles que soient les circonstances, et donc encore plus en temps de grandes perturbations politiques.
Dans ces pays, les leadeurs religieux sont très près de leur peuple, et spontanément, la population se tourne vers ses prêtres en temps d’épreuve. Par exemple, Sviatoslav Chevtchouk, le primat de l’Église gréco-catholique ukrainienne, demeure sur place à Kiev et fait un vidéoclip tous les jours pour ses ouailles. Il leur dit : « Nous sommes dans les caves des maisons avec vous. Ne vous déplacez pas pour venir à la messe et recevoir la communion, nous allons vous l’apporter nous-même ! ». La proximité est tout le temps d’un grand secours.
Pour ce qui est de l’influence politique de ces chefs religieux, il y a longtemps que le patriarche de Moscou agit comme un employé du président. Il y a des exceptions brillantes comme le patriarche Tykhon au début des années 1920, qui s’est opposé au régime soviétique, ou le père Alexandre Men, assassiné en 1990, mais de nos jours, Cyrille apparait clairement à la solde de Poutine. Pour preuve, il a publié récemment une réponse au secrétaire général par intérim du Conseil œcuménique des Églises (COE), le révérend Dr Ioan Sauca, dans laquelle il reprend mot pour mot les points politiques du président russe, qui n’ont pourtant rien à voir dans un discours religieux. Il parle du conflit et affirme que la Russie est, selon lui, la seule à défendre les valeurs chrétiennes.
Comme l’a fait remarquer ces derniers jours Antonio Spadaro, directeur de la revue jésuite La Civiltà Cattolica au Vatican, ce qui est le plus remarquable ou déplorable dans ce que dit Cyrille, c’est qu’il affirme spécifiquement que ce n’est pas un combat politique ou militaire, mais un combat métaphysique, donc un combat du bien contre le mal.
Néanmoins, il est important de noter que des centaines de prêtres orthodoxes, de véritables hommes de Dieu, plutôt que des hommes du régime, ont signé une pétition dénonçant ce qu’ils appellent « l’agression », et pas juste « l’opération spéciale militaire en Ukraine », et que certains ont déjà été arrêtés, et même emprisonnés, pour cette prise de position.
Le rôle du Saint-Siège
De 2008 à 2012, vous étiez ambassadrice du Canada près du Saint-Siège. Le Vatican étant le plus petit état au monde, que peut-il apporter dans un conflit comme celui-ci, d’un point de vue diplomatique ?
Le Vatican est une entité géographique extrêmement petite de fait, mais d’un point de vue diplomatique, le Saint-Siège est reconnu dans le droit international, et le pape représente une autorité morale.
D’un point de vue extérieur, le pape semble pris entre l’arbre et l’écorce.
L’indépendance retrouvée de l’Ukraine en 1991 a suscité la formation de l’Église orthodoxe en Ukraine, qui a été reconnue autocéphale en 2019 par le patriarche de Constantinople. Ceci a entrainé une cassure avec le patriarche de Moscou.
Le pape François doit naviguer au milieu de tout cela : la situation géopolitique actuelle, le fait qu’il soit le chef spirituel de l’Église gréco-catholique en Ukraine, son désir de renouer les liens avec l’orthodoxie en général et son rêve de restaurer l’unité entre les chrétientés occidentale et orientale. L’unité de l’Église, c’est le rêve de tout pape. On peut même dire que c’est sa tâche principale, d’être gardien de l’unité de l’Église.
Je pense que le pape François se rend compte qu’il n’a pas beaucoup de prises du point de vue du dialogue interreligieux depuis que Cyrille s’est affiché comme étant au service de Poutine. Jusqu’à tout récemment, le pape espérait encore une seconde rencontre avec Cyrille en juillet de cette année. Il est peu probable que cette rencontre ait lieu, mais cela nous montre à quel point François travaille de tout cœur sur ce dossier.
Que fait le Saint-Siège concrètement en ce moment ?
Le pape a fait de vifs appels à la paix et dénoncé la guerre. Il s’est même rendu en personne à l’ambassade de Russie près du Saint-Siège, un geste tout à fait inhabituel. Il reste en contact avec les protagonistes, parfois en coulisse, parfois publiquement, comme lors d’une visioconférence avec Cyrille, le 16 mars dernier.
François a enfin envoyé deux envoyés spéciaux, le cardinal canadien Czerny à la frontière hongroise et le cardinal Krajewski à la frontière polonaise, pour montrer la proximité avec ceux qui souffrent, en plus d’une aide humanitaire matérielle. Il s’est assuré d’accueillir des enfants ukrainiens dans son hôpital Bambino Gesù de Rome. Ce ne sont pas des intérêts politiques ou économiques qui priment, c’est de la diplomatie qui consiste à s’occuper d’abord des gens. On voit par là que la priorité de la diplomatie vaticane, c’est toujours la personne humaine.
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