Le 19 mars 2022 − Source StrateDiplo
La campagne d’Ukraine touchant à sa fin sur le terrain, on peut déjà faire le point de certaines questions d’ordre militaire ou stratégique avant d’entrevoir les suites possibles, dont certaines sont terrifiantes. On n’entend pas par là les suites en termes de conséquences, mais des événements et actions qui étaient déjà annoncées ou prévisibles et se voient désormais facilités, pas tant par l’issue de la campagne d’Ukraine (la victoire russe) que par le fait que cette question-là soit désormais réglée, ou en voie de l’être.
On reviendra plus tard sur la raison pour laquelle la Russie a tellement insisté en décembre dans ses tentatives d’ouvrir d’une part avec les États-Unis et d’autre part avec l’OTAN, dans deux processus parallèles, des négociations en vue de l’établissement de nouveaux traités de sécurité en Europe en remplacement de tous ceux unilatéralement dénoncés ou violés par les États-Unis. Si les réponses d’abord évasives de ces derniers, répétées par l’OTAN, ont donné lieu en janvier à une insistance accrue de la part de la Russie de recevoir des réponses fermes, c’est-à-dire par écrit, c’est qu’il y a un élément nouveau et terriblement menaçant, installé ou en cours d’installation par les États-Unis en Pologne et en Roumanie, dont la Russie connaît certainement l’état d’avancement, et voué à changer radicalement l’équilibre stratégique et les capacités réelles d’action imparable des États-Unis. Cependant, bien que certains experts stratégiques soulignent cette question, elle n’est liée ni à la situation dans le sud-est de l’Ukraine, ni aux événements entre la Russie et cette dernière depuis le 21 février.
En ce qui concerne les raisons du déclenchement de l’opération spéciale, il s’agissait bien de l’urgence. Les États-Unis faisaient certes monter la pression de manière à construire l’image d’un conflit et accoutumer les opinions, ou les gouvernements européens sans œil satellitaire dans la région. Mais la Russie semble avoir cru qu’on la désignait comme agresseur imminent afin d’une part de ne pas prendre en considération ses demandes insistantes concernant l’application par l’Ukraine des accords de Minsk, et d’autre part d’écarter ses demandes, depuis décembre, d’ouvrir un dialogue stratégique sur les garanties mutuelles de sécurité en Europe. C’est ainsi que, trompée peut-être aussi par les protestations de plus fréquentes et de plus en plus virulentes du président Vladimir Zelenski contre l’hystérie étatsunienne, la Russie ne semble pas avoir décelé en cette campagne intensifiée de communication la préparation d’une action militaire.
En témoignent notamment le fait que la Russie n’a pas pris de mesures conservatoires comme le rapatriement de ses réserves de change, dont la moitié se trouvaient en Europe occidentale et ont donc été saisies (volées). Elle tournait en dérision (comme l’Ukraine d’ailleurs) les successives annonces étatsuniennes, pendant plus d’un mois, selon lesquelles la Russie attaquerait après-demain, et n’a pas non plus réagi aux divers appels des États-Unis aux retraits des ressortissants occidentaux et à la fermeture des ambassades occidentales à Kiev (seule l’Ukraine a vainement protesté) ; de fait l’ambassade russe a été l’une des dernières ambassades européennes présentes à Kiev. Enfin, quand le 13 février le ciel ukrainien a été interdit à l’aviation civile étrangère par les compagnies d’assurance ou de réassurance sur intimation étatsunienne, forçant toutes les compagnies étrangères à déprogrammer leurs vols et même certaines à dérouter des avions déjà en vol vers des aéroports non ukrainiens pour réacheminer les passagers par autobus (singulier contraste avec la situation en vigueur en juillet 2014 dans le sud-est pourtant enflammé de l’Ukraine), la Russie n’a pas perçu de menace concrète puisqu’elle n’a pas pris de mesures d’alerte, aérienne par exemple. Les États-Unis ont « temporairement » transféré leur ambassade de Kiev à Lvov le lendemain 14, puis l’ont précipitamment extraite du pays le 15, sans que quiconque en devine la raison véritable, obligeant encore le gouvernement ukrainien à déclarer qu’il n’y avait aucun signe de préparation offensive russe pour le 16 ou le 17. La Russie n’a pas non plus préparé de forces, comme le montrerait par la suite une intervention avec à peine 50000 hommes contre 150000.
Pourtant Donetsk, qui avait noté les renforcements massifs et la concentration progressive de l’armée ukrainienne depuis la fin de l’année dernière, alertait de plus en plus la Russie sur les signes croissants de l’imminence d’une attaque. Le 8 février le président Denis Pouchiline a déclaré qu’en l’état de l’estimation des forces ukrainiennes juste au nord de Donetsk, il faudrait aux forces novorusses un renfort de plusieurs brigades (il chiffra à 30 000 hommes) pour repousser une attaque. C’est alors qu’il a de nouveau demandé au parlement russe de reconnaître la souveraineté de Donetsk et Lougansk, un dossier sur lequel ce qui tient lieu de diplomatie novorusse a été particulièrement absent (en dépit de sollicitations extérieures) depuis le départ d’Alexandre Kofman, en contraste singulier par exemple avec la diplomatie catalane. Le 11 février, Pouchiline a tenu une longue conférence de presse alarmiste, avec une évocation rapide des moyens concentrés côté ukrainien, et n’excluant pas une offensive imprévisible à tout moment puisque tout étant prêt il ne manquait que l’ordre d’attaque. Le parlement russe a voté la reconnaissance des deux républiques le 15 et l’a présentée au président Vladimir Poutine, qui pendant une semaine s’en est seulement servi pour interroger de nouveau divers chefs d’États occidentaux sur leur intention d’amener l’Ukraine à appliquer les accords de Minsk, indiquant par là qu’il croyait encore à la possibilité de désamorcer l’attaque ukrainienne.
Le 18 février les milices ukrainiennes ont intensifié leurs pilonnages, y compris avec des armes lourdes interdites par les accords de Minsk (ramenées clandestinement dans la zone d’exclusion). Les rapports de la mission d’observation de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, des vendredi 18 et samedi 19, font état d’un quadruplement des « violations de cessez-le-feu » (bombardements) par rapport au début de la semaine, en l’occurrence de l’ordre de 2000 incidents quotidiens observés au lieu de 500. Comme le savent les militaires, une intensification soudaine des tirs d’artillerie est soit une mise à l’épreuve des défenses de contre-batterie adverses, soit l’annonce d’un mouvement imminent. En effet, bien qu’on les appelle tirs de préparation puisqu’ils visent à sidérer et endommager les défenses adverses et même si possible à y ouvrir des brèches, les armées régulières disciplinées évitent d’y procéder trop tôt afin de ne pas dévoiler leurs intentions et provoquer l’arrivée de renforcements ennemis. Dans l’idéal ces salves d’artillerie doivent même précéder immédiatement l’exploitation, c’est-à-dire la ruée des formations mécanisées dans les brèches opérées par l’artillerie. C’est d’ailleurs ce qui a provoqué un début d’exode le 17 au soir, vite encadré par les autorités locales qui ont déclaré l’évacuation le 18, demandé à la Russie d’accueillir les réfugiés et organisé des moyens d’acheminement, puis décrété le 19 la mobilisation. Encore à ce moment-là, les téléphones en sont encore rouges et la presse n’a pas encore effacé les comptes-rendus, le gouvernement russe contactait fébrilement diverses chancelleries européennes pour tenter d’obtenir un engagement immédiat de l’Ukraine à renoncer à la force et à appliquer les accords de Minsk. En réponse l’OTAN a annoncé le 19 le relèvement du niveau d’alerte de ses forces en Europe, montrant ainsi son soutien à une opération militaire ukrainienne.
Le gouvernement russe a donc procédé le 21 février à la reconnaissance de la souveraineté des deux régions exclues par l’Ukraine, préalable nécessaire, en droit international (qui ne reconnaît pas de « devoir d’intervention » dans un pays souverain), à une assistance militaire, n’en déplaise aux pays qui se permettent de soutenir directement un mouvement sécessionniste comme l’ont fait les membres de l’Alliance Atlantique en Serbie en 1999 (en août 2008 la Russie surprise par l’offensive géorgienne n’a pas eu le temps de reconnaître l’Ossétie du Sud avant de la défendre). Il était alors évident que la réintégration par la force des régions légalistes (réfractaires au coup d’État de février 2014 et exclues des élections du nouveau régime), si régulièrement annoncée par le gouvernement ukrainien avant comme après les accords de Minsk qu’il a d’ailleurs dénoncés par la loi 7163 de 2018, était imminente. Toutefois la reconnaissance par la Russie, accompagnée d’un accord de défense, aurait pu encore dissuader le pouvoir ukrainien, du moins s’il n’avait pas eu l’assurance (manifeste en effet) d’un soutien de l’OTAN.
Mais au contraire la reconnaissance des républiques a été suivie d’un regain d’actes prémilitaires de guerre envers la Russie de la part de l’axe atlantico-uniopéen, dont le blocus intégral. Le pouvoir ukrainien de facto, que le président Vladimir Zelenski en fasse partie ou pas, y a très logiquement vu un encouragement et a amplifié encore les bombardements préparatoires à l’offensive sur Donetsk et Lougansk. À ce moment-là le gouvernement russe a conclu que l’offensive aurait décidément lieu, et a appliqué ce que les journalistes appellent la tactique des enfants des rues de Léningrad et que les stratèges appellent la doctrine nucléaire d’emploi des États-Unis d’Amérique, à savoir que quand un affrontement est inévitable celui qui porte le premier coup emporte l’avantage. L’opération spéciale a donc été décidée dans l’urgence, face à l’imminence d’une attaque, laquelle a été confirmée ensuite par la découverte du degré inouï d’armement et de concentration des forces ukrainiennes au nord de Donetsk (au point qu’une frappe nucléaire tactique aurait pu détruire cette armée en un instant).
Cette opération fondée sur la nécessité de redresser un tort sanglant et l’urgence d’en prévenir un encore pire, avec des perspectives raisonnables de succès moyennant l’emploi exclusif de moyens moralement licites et ne risquant pas de causer des torts pires que celui redressé, correspond sans le moindre doute à la guerre juste, théorie fondée sur les réflexions philosophiques de Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, et encore respectée dans les sociétés civilisées jusqu’à l’officialisation de la doctrine nucléaire anti-cités.
Le début de l’opération a pu surprendre plus d’un téléspectateur occidental, habitué à voir des semaines de bombardements sur les villes avant l’entrée du premier véhicule terrestre (quand il y en a) sans combat puisqu’ayant attendu la reddition du pays attaqué. Au contraire l’armée russe a certes lancé une salve de frappes de précision sur l’infrastructure militaire ukrainienne, généralement périurbaine comme dans d’autres pays, mais cette frappe surprise a été suivie immédiatement (avant l’aube) d’une exploitation terrestre, à savoir l’incursion de l’armée de terre russe à travers les frontières nord, sud et nord-est, et évitant les agglomérations. Il n’y a même pas eu, comme les régions exclues du sud-est pouvaient l’espérer, de frappes massives contre la concentration militaire et paramilitaire au nord de Donetsk, compte tenu justement du fait que ces formations étaient déployées sur le terrain, et de ce fait fortement imbriquées avec la population civile fût-elle villageoise et rurale.
Pour mémoire, à la date du 3 mars soit après exactement une semaine de guerre, le haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a déclaré que l’intervention russe avait causé la mort de 249 civils (du 24 février matin au 2 mars soir), un bilan d’une toute autre échelle que la simple première journée de n’importe quelle intervention étatsunienne ou alliée. La veille la Russie avait annoncé avoir perdu 498 soldats et tué de l’ordre de 2870 militaires et paramilitaires ukrainiens. Les chiffres exacts sont évidemment bien moins importants que leur signification politique et éthique pour le monde civilisé, à savoir le retour de la guerre propre au moyen de l’affrontement de forces armées (sans bombardement de populations civiles), que l’on n’avait plus vu depuis la confrontation de deux armées occidentales modernes dans l’Atlantique Sud en 1982, sans victimes civiles dans un contexte certes particulier en mer et sur des îles dépeuplées.
Les tacticiens du monde entier, contrairement à ce qu’en dictent les trois agences de presse monopolistiques de l’axe atlantico-uniopéen, ont été relativement surpris de la rapidité de progression des unités russes à partir des frontières la première semaine. Les terreurs sur « l’armée soviétique à Brest en trois jours » étaient des exagérations théoriques non confrontées à la réalité pratique, qui de plus prenaient en compte le déploiement systématique d’un nuage chimique en avant des unités de premier échelon et le mépris de la population locale. En Ukraine, en termes de volumes un corps d’armée ex-soviétique modernisé a attaqué trois corps d’armée ex-soviétiques fanatisés sur la largeur d’un front, relevant normalement d’une armée selon la nomenclature française ou d’un groupe d’armées selon la nomenclature soviétique. De plus il n’y a évidemment pas eu de préparation chimique (le concept tactique en avait été éliminé avant même les stocks), sur une population d’ailleurs considérée comme russe puisqu’il s’agit de la Malorussie au nord et de la Novorussie au sud, l’armée russe s’étant bien gardée d’entrer en Galicie ou tiers occidental du pays.
Le haut commandement russe, on le sait grâce au moscovite bien introduit Xavier Moreau, a lui-même été également surpris de la facilité et la rapidité de la progression initiale. Certes l’aviation pilotée et téléguidée russe avait éliminé les centres de commandement et de transmission, mais les formations de base (bataillons et régiments) n’avaient généralement pas été oblitérés et, bien que laissées à elles-mêmes et désormais incapables de monter et coordonner une manœuvre organisée, on s’attendait à ce que chacune à son niveau oppose une certaine résistance. Selon les configurations locales cette résistance aurait pu prendre la forme de défense ferme, de manœuvres retardatrices, de coups d’arrêt voire de contre-offensives, ce qui n’a dans l’ensemble pas eu lieu sauf semble-t-il en deux points (Nikolaïev et axe Kiev-Kharkov), où des axes majeurs de pénétration se trouvaient à la portée d’unités restantes dans des villes, celles-ci étant donc évitées par l’armée russe.
Cette surprise a vite trouvé son explication, à savoir que l’essentiel de l’armée ukrainienne était concentré dans le centre des régions administratives (oblasts) de Donetsk et Lougansk, immédiatement au nord de ces deux villes isolées par la force depuis 2014. Parenthèse sémantique, le raccourci soviétique DonBass pour le bassin du Don, qui s’étend d’ailleurs jusqu’à Rostov, est tout aussi insultant envers les Novorusses que le sigle jacobin déshumanisant PACA l’est envers les Provençaux. Il est encore difficile d’estimer s’il s’agissait de 60, 70 ou 80% de l’armée ukrainienne, dont les renforts paramilitaires ne présentent certainement pas de tableaux nominatifs d’effectifs au ministère de la défense, mais c’est indiscutablement là que se trouvait, et se trouve encore trois semaines plus tard, le gros des troupes régulières ou pas, dont évidemment les éléments les plus opérationnels et dotés des armements (occidentaux) les plus modernes.
Sans le moindre doute, l’armée ukrainienne était bien en train de préparer une grosse offensive pour, comme annoncé maintes fois depuis 2014, pousser la « population étrangère » jusqu’à la frontière russe et la mer d’Azov, selon le concept germanique popularisé dans les années quatre-vingt-dix sous le néologisme français de « nettoyage ethnique ». Les milices comme Pravi Sektor sur lesquelles s’appuie le régime issu du coup d’État du 22 février 2014 prennent pour référence explicite l’opération Oluja par laquelle l’armée croate, sur planification opérationnelle étatsunienne, confiée par le gouvernement étatsunien à un état-major privatisé, a terminé l’expulsion d’un huitième de la population de la Croatie (la totalité de l’un de ses deux peuples constitutionnellement fondateurs), récompensée quelques mois plus tard par l’admission de la Croatie au Conseil de l’Europe.
Cette préparation s’était traduite notamment par l’envoi dans l’est de l’essentiel de la logistique militaire et de ses approvisionnements, autre facteur qui a expliqué le peu de capacité opérationnelle des unités du reste de l’Ukraine face à l’intervention russe. La quasi-totalité des munitions et l’essentiel des carburants, hors dotation initiale (deux jours de consommation moyenne) distribuée dans les corps du reste du pays, se trouvait dans l’est. En termes d’effectifs, ce qui est souvent plus explicite pour le profane, la Russie a envoyé le 24 février un corps expéditionnaire de 50000 hommes contre un pays disposant d’une armée de 150000 hommes. La suite a révélé que l’Ukraine avait amassé entre 100000 et 120000 hommes en préparation de son offensive sur le sud-est, laissant dans le reste d’un pays grand comme la France les unités les moins opérationnelles même le long des frontières russe et biélorusse.
La découverte, depuis le début de l’intervention, des ordres préparatoires envoyés par le ministère et par la région militaire depuis le début de l’année, a révélé la date butoir de la fin février pour la fin de la montée en puissance. D’autres éléments permettent d’estimer que l’ordre initial (le lancement de l’opération) aurait été donné dans la première quinzaine de mars, voire plus précisément autour du 8. Quant aux futurs ordres de conduite, la découverte par les forces de Donetsk, dans un état-major avancé, d’un ordinateur tout en anglais indique qu’il se trouvait des étrangers dans le commandement ukrainien sur le terrain. Le contenu très complet et à jour de cet ordinateur indique que son utilisateur était organiquement placé au plus haut niveau de commandement du dispositif ukrainien dans le sud-est, et la présence de cartes avec la position et l’identification précises des unités adverses (forces de Donetsk et Lougansk), en anglais et selon des moyens de localisation dont ne dispose pas l’Ukraine, indique que l’officier en question recevait d’une grande puissance du renseignement d’origine électromagnétique en temps réel.
Bien que la progression russe ait été étonnamment rapide la première semaine, elle a été intentionnellement ralentie ensuite d’une part pour traiter les grandes villes, c’est-à-dire les encercler en laissant un corridor humanitaire et attendre la reddition des autorités locales ou des garnisons éventuelles, et d’autre part en raison de l’inutilité de disperser le dispositif dans la profondeur du désert militaire de l’Ukraine centrale. Seules deux jonctions étaient nécessaires entre le « front » (de progression faute de combat) nord et le front sud, d’une part celle tactique à l’ouest du groupe de forces ukrainiennes de l’est afin de les enfermer dans une nasse, et d’autre part celle stratégique le long du méridien 29 ou de la route 606 (entre les routes nationales 5 et 21) afin d’empêcher une éventuelle infiltration d’unités étrangères par la Galicie. Cette dernière jonction n’est, sauf erreur, pas encore opérée au sol (et ne le sera peut-être pas) mais l’armée russe, qui avait déjà désarmé la Galicie comme le reste du pays, a démontré le 14 mars sa capacité à porter des frappes précises et efficaces jusqu’à la frontière polonaise, au moyen de missiles de croisière Kalibr devenus célèbres depuis la mise en œuvre de l’accord d’assistance militaire avec la Syrie le 30 septembre 2015, et alors tirés depuis de petites vedettes en mer Caspienne.
Après la première semaine d’opérations l’armée russe a acheminé des renforts, jusqu’à tripler peut-être le volume des forces initialement lancées dans l’urgence. La mise de l’Ukraine sur la voie de la normalisation, en abandonnant la « dénazification » au champ du discours politique auquel il appartient, permet de faire durer un peu l’opération spéciale jusqu’à la fin mars voire la mi-avril. En effet, après la signature de l’armistice qui doit absolument avoir lieu très vite (pour des raisons que l’on expliquera par ailleurs), deux semaines ne seront pas de trop pour opérer le retrait en bon ordre d’un tel corps de manœuvre, en coordination avec l’armée ukrainienne régulière résiduelle. On se rappelle que l’encadrement de 2014 (partiellement « purgé » depuis lors) était très hostile à la nouvelle utilisation de l’armée par le nouveau régime, d’ailleurs interdite par la constitution de 1996. Et il y a deux semaines à peine, début mars, l’armée régulière ukrainienne a tiré un missile balistique SS-21 sur le poste de commandement du sinistre bataillon Azov de la milice, au nord de la ville de Marioupol que ce bataillon tenait en otage.
La campagne se termine, puisque le gouvernement russe n’avait pour intention ni de faire incursion en Galicie, c’est-à-dire de franchir l’axe Jitomir-Vinnitsa, ni d’occuper la Malorussie et la Novorussie, c’est-à-dire les deux-tiers orientaux du pays. Kiev ne devait surtout pas être prise car cela aurait eu des coûts humains et politiques, mais seulement isolée et, comme les autres villes, désarmée en périphérie. Quant à Marioupol, dont on pouvait penser que la normalisation serait confiée à l’armée de Donetsk après le retrait de l’armée russe, les dernières informations semblent y faire état de la réduction très avancée des éléments miliciens extrémistes.
Par contre, ce qui est très préoccupant est la construction méthodique, à l’ouest du rideau de presse, de l’illusion d’une défaite russe sur le terrain, qui ne peut faire obstacle longtemps à la révélation de la vérité et qui donc sert un objectif stratégique sérieux à court terme. La fin d’une campagne peut marquer la fin ou le début d’une guerre, et ce n’est pas nécessairement son vainqueur qui en décide.
Les forces ukrainiennes prises dans la nasse de l’est réagissent d’une manière peu conventionnelle.
Le danger pour elles ne vient pas du sud ou de l’est, à savoir de Donetsk et Lougansk, puisque non seulement elles y font face mais qu’en plus elles ont eu des années pour y consolider leurs positions, peut-être pas dans un esprit vraiment défensif puisqu’elles savaient ces régions incapables de lancer une offensive de niveau opératif, mais au moins dans un esprit de points d’appui à partir desquels lancer l’offensive future. L’ennemi est arrivé du nord et du sud-ouest, les prenant donc à revers. Cependant ces forces n’ont pas lancé de contre-attaque sérieuse vers les éléments russes en approche, ni tenté de les prendre de vitesse en fuyant vers l’ouest avant la fermeture de la nasse. Tout en se retranchant, elles n’ont jamais cessé de bombarder les villes de Donetsk et Lougansk ainsi que les villages. Or elles disposent de divers types d’armes d’artillerie d’une portée de quelques dizaines à plus d’une centaine de kilomètres, du mortier au missile balistique en passant par le lance-roquettes multiple de saturation (« orgue de Staline »), capables donc, compte tenu de leur sérieux approvisionnement en munitions, de toucher les premières unités russes voire d’appliquer certains feux de barrage sur les nœuds de communication. Mais on n’a pas vraiment vu de telle tentative.
Par contre trois jours, une semaine, deux semaines, puis maintenant trois semaines après le début de l’opération russe de protection des populations du sud-est, ce groupe de forces ukrainiennes continue inlassablement de bombarder les populations civiles avec toutes les munitions qui lui restent, et qui lui seraient utiles au moment de l’inévitable confrontation avec le corps expéditionnaire russe. Ce choix pourrait dont paraître à première vue totalement irrationnel. Car quel que soit le niveau d’accès de la troupe à l’information extérieure, le commandement de ce groupe de forces se sait évidemment condamné à la défaite. Il n’a vraisemblablement plus, depuis le début, de communications avec l’état-major central à Kiev, mais il voit l’étau russe se rapprocher puis se refermer à une échelle de quelques dizaines de kilomètres. Son obstination à bombarder la population civile adverse n’est pas issue de considérations tactiques, puisqu’il ne choisit pas de retourner ses armes contre les deux groupements russes au nord et au sud-ouest. Cette obstination n’est pas non plus issue de considérations politico-judiciaires, puisqu’il sait qu’il n’aura plus jamais à répondre devant une cour martiale ukrainienne. Et une telle obstination est franchement contraire aux considérations humaines, qui devraient conduire le commandement de ce groupe de forces encerclé et condamné à la défaite à déposer les armes pour épargner des vies, à commencer par celles des soldats qui lui ont été confiés.
Pourtant le commandement opératif ukrainien dans l’est semble déterminé à commettre jusqu’au bout des crimes de guerre, comme le tir (emblématique en dépit de milliers de tirs d’artillerie par jour) le 14 mars d’encore un missile balistique OTR-21 dit SS-21, équivalent du Pluton français mais qui peut emporter une ogive chimique, ou conventionnelle à sous-munitions comme on le présentait dès 2014, les ogives nucléaires ayant été détruites en Russie après la dislocation de l’URSS. Ce missile a été tiré sur le centre ville de Donetsk alors qu’il ne s’y trouve aucune cible militaire et que l’erreur circulaire probable (une centaine de mètres) dudit missile à guidage initial par GPS et terminal optique (caméra) ou par radar confirme qu’il était bien destiné au centre ville. Au demeurant, sa portée de 120 kilomètres lui aurait permis de toucher les forces russes dans la direction opposée. Ce missile, que la défense de Donetsk affirme avoir abattu, aurait causé bien plus d’une vingtaine de morts en cas de fonctionnement de toutes ses sous-munitions à fragmentation, létales dans un diamètre de 400 mètres. Certes, l’Ukraine n’a pas adhéré (la Russie non plus d’ailleurs) à la prohibition de ces armes dont la dispersion des sous-munitions actives s’apparente au semis aléatoire d’un champ de mines antipersonnel sans plan de pose. Et comme pour enfoncer le clou, deux jours plus tard un autre SS-21 fut tiré sur Madeevka, sans faire semble-t-il de victimes, mais l’intention de massacrer la population civile est toujours là après trois semaines d’intervention russe. Ce symbole de la politique du régime Maïdan envers les populations légalistes ne saurait cependant faire oublier les milliers d’obus de divers types qui leur sont assénés chaque jour depuis le 18 février.
L’obstination à attirer une riposte impitoyable rappelle que déjà en 2014 certaines unités présentes près de Lougansk se comportaient de façon suicidaire, comme si elles avaient reçu l’ordre exprès de tout faire pour que ses membres ne soient surtout pas capturés vivants. Et en effet près de huit ans plus tard on ignore toujours l’identité de plusieurs dizaines de combattants dont la pigmentation cutanée et les cheveux crépus étaient relativement exotiques en Europe de l’Est. Par contre à la même époque, on a identifié près d’Ilovaïsk les corps de plusieurs officiers extra-européens, comme par exemple le général Randy Allen Kee tué au combat inter-ukrainien le 5 août 2014 et le capitaine Mark Gregory Paslawsky décédé de tourisme martial le 19. La provocation de l’armée russe, et surtout de l’armée de Donetsk, par le massacre délibéré de civils innocents, pourrait ainsi avoir pour but d’entraîner une riposte sans merci sur l’unité coupable de ce crime de guerre.
D’ailleurs l’armée russe, qui attendait patiemment jusque-là la reddition des unités encerclées, semble avoir conséquemment accru ses tirs d’artillerie, au grand soulagement de la population de Donetsk mais au risque d’écraser quelques piécettes à conviction contre une puissance qui, de toute façon, contrôle les propos et les silences de la presse mondiale.
La guerre engagée contre la Russie début 2014 ne prendra pas fin avec la campagne d’Ukraine, bien au contraire, et tout indique que l’axe atlantico-uniopéen prépare déjà une suite, selon au moins trois scénarios possibles.
Le scénario d’opportunité pourrait démarrer par une opposition musclée à la normalisation de l’Ukraine démilitarisée, avec l’inconvénient que l’armée russe y est déjà. Les deux autres scénarios sont au contraire facilités par la fixation de l’armée russe en Ukraine, obtenue grâce à l’ostensible préparation d’une offensive sur le bassin du Don. Ils ont pour théâtre vraisemblable la trouée de Suwalki et pour prétexte déclencheur une prétendue attaque russe contre la Lituanie (pays où les russophones sont opprimés sous un statut d’apatrides) pour désenclaver Kaliningrad. Un scénario consiste en une agression conventionnelle vers Kaliningrad et Saint-Pétersbourg, suffisamment puissante pour déstabiliser le monde et suffisamment impuissante pour être défaite et justifier une frappe nucléaire, l’autre scénario consiste à procéder directement à celle-ci après une autre provocation dramatique. En ce mois de mars 2022, l’OTAN continue bruyamment son déploiement vers les pays baltes et la Norvège en ignorant ostensiblement les pays voisins de l’Ukraine.
En toile de fond il ne faut pas perdre de vue que :
- l’Union Européenne, condamnée à l’expansion permanente, est un facteur de déstabilisation en Europe,
- les États-Unis sont convaincus d’une « destinée manifeste » sacrée au-dessus des règles internationales, ignorent qu’une guerre peut être perdue et iront aux extrêmes pour éviter d’en perdre une,
- le monde ne peut plus se permettre de nourrir les États-Unis et se trouve de toute façon au bord d’un effondrement de l’économie réelle,
- les États-Unis doivent forcer le monde à remettre à zéro le compteur de leur dette,
- convaincus qu’une troisième guerre mondiale leur sera aussi bénéfique que les deux premières, les États-Unis pourraient la provoquer pour forcer le monde à annuler les dettes,
- les États-Unis veulent aussi la continuation de leur « repas gratuit », et leurs déclarations insistantes sur un nouveau recours aux armes nucléaires en font l’argument ultime pour imposer au monde un dollar surévalué,
- l’UE a choisi la Russie pour cible car elle représente une alternative humaine, démocratique et chrétienne à son matérialisme intégral « transhumain »,
- la coalition antirusse écarte la Russie des organisations internationales pour en faire d’abord un pays « normal » parmi 193 puis un pays insignifiant et banni qui peut être attaqué,
- les États-Unis ne peuvent pas être dissuadés car ils sont persuadés qu’ils peuvent gagner un échange nucléaire, et aussi que la Russie ne ripostera pas,
- les fallacieusement nommées « sanctions » ne sont ni des contre-mesures selon le droit international ni des moyens de coercition pour forcer la Russie à faire quoi que ce soit, mais des actes préparant la phase militaire,
- la guerre a été déclarée, plusieurs fois et dans des termes irrévocables, depuis 2014,
- la montée en puissance militaire est agressive mais faible afin d’être défaite et de justifier des frappes nucléaires, les répétitions et la propagande visent à accoutumer les états-majors à l’idée de la guerre pour qu’ils ne réfléchissent pas le jour J.
Tels sont précisément les thèmes des douze chapitres du Onzième Coup de Minuit de l’Avant-Guerre, qui évoque les scénarios ci-dessus, y compris celui passant par l’Ukraine tout en considérant l’option baltique plus probable. Auto-édité en 2019 et esthétiquement actualisé (confirmation de la fin du traité FNI) pour les éditions Retour aux Sources en 2020, cet essai est d’une actualité chaque jour plus criante. Apprenant que l’édition 2020 est épuisée sur Amazon, l’auteur précise qu’il reste des exemplaires de l’édition 2019 pratiquement identique.
L’avant-guerre se termine.
StrateDiplo
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone