Les Jeux olympiques d’hiver qui se déroulent dans diverses villes de la République populaire de Chine, du 4 au 20 février 2022, sont une occasion de nous intéresser à ce pays autrement que sous le seul angle de l’actualité sportive. Aujourd’hui, notre chroniqueur nous invite à une exploration de la Chine religieuse par la lecture d’un livre intitulé L’expérience religieuse en Chine (2009), dont le présent article offre un aperçu du contenu, suivi de quelques remarques sur l’intérêt de la sagesse chinoise, ses limites et sa proximité inattendue avec un aspect de notre tradition.
Voici un ouvrage que je ne saurais trop recommander, même s’il n’est plus tout à fait neuf et exigerait un rafraichissement, pour toucher un mot de la situation plus que précaire des croyants en Chine, qui vivent depuis 10 ans sous la gouverne glorieuse du nouveau Grand Timonier.
En s’appuyant sur sa connaissance des classiques et les observations de la sociologie religieuse, son auteure, éminente spécialiste de « la pensée philosophique et religieuse de la Chine ancienne et traditionnelle », nous offre une excellente introduction à l’univers religieux des Chinois.
Une religiosité une et trine
Prenant soin de souligner le caractère souvent syncrétiste de l’expérience religieuse chinoise, irriguée simultanément par les trois grands courants spirituels du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme, Anna Ghiglione, professeure à l’Université de Montréal, fait en même temps le choix pédagogique de la clarté en nous présentant ces trois traditions dans ce qu’elles ont de spécifique les unes par rapport aux autres.
Au fil des chapitres sont successivement explorés les conceptions du monde, la figure du sage, le régime de croyance syncrétiste, les rites et temples chinois, les doctrines du « salut », l’art de la méditation. De thème en thème, la sinologue nous révèle un confucianisme occupé d’éthique et de ritualité, un taoïsme à la fois ésotérique et mystique, un bouddhisme où les pratiques ascétiques et méditatives prennent le pas sur l’effort, jugé vain, d’intellectualisation et de verbalisation de l’expérience religieuse.
Une soif de l’ineffable
« La dévalorisation de la parole et de la raison discursive » n’est pas propre au bouddhisme en réalité, mais « s’affirme comme une spécificité culturelle primordiale des sagesses chinoises » (p. 165), qui considèrent les moyens du langage et de la rationalité comme « des obstacles à une quête de la vérité ultime. Ainsi, d’après un célèbre verset du Classique de la Voie et de la Vertu [texte fondateur du taoïsme], “Celui qui connait ne parle pas. Celui qui parle ne connait pas”. » (p. 50)
Cette disqualification de la discursivité et de la logique est propre à toutes les mystiques d’Orient ou d’Occident, qui jugent que la vérité la plus profonde sur les choses les plus profondes n’est saisissable que lorsqu’on quitte le rivage du langage, pour se livrer à des formes plus immédiates et plus intimes d’appréhension des réalités suprêmes. Mais, précise A. Ghiglione, « l’ampleur et la constance de ce phénomène en Chine en font un trait culturel saillant ». (p. 50)
La non-dualité comme fondement et comme horizon
Ici et là, le livre établit des comparaisons entre religions chinoises et religions « abrahamiques ». Une des plus éclairantes nous révèle que la sagesse chinoise est fondée sur l’idée de la non-dualité. Pour elle, en effet, le divin n’est pas fondamentalement distinct du monde, ni l’âme de la réalité absolue visée, contrairement au théisme occidental, qui soutient l’idée d’une insurmontable distance séparant ontologiquement le créateur et le créé.
D’un point de vue cosmologique donc, la non-dualité s’exprime par le fait que « le Ciel des Chinois […] coïncide pour la plupart des courants avec la Nature même. » (p. 49) Il n’y a pas deux réalités, l’une cosmique et l’autre théologique, il n’y en a qu’une. Au point de vue de la pratique religieuse, la non-dualité se présente comme l’idéal à atteindre, comme l’aboutissement de l’effort religieux adéquatement mené, qui résorbe l’individualité dans le Grand Tout.
Une puissance anonyme et impersonnelle
Autre différence capitale révélée par la comparaison avec le substrat biblique : on découvre que la notion de Dieu personnel, clé de voute des religions monothéistes, est absente des religions chinoises, qui préfèrent concevoir le divin comme une « puissance anonyme » (Jacques Gernet), une énergie vitale, de nature impersonnelle.
La mise en regard avec le théisme biblique ou coranique complète bien dans ce livre les contrastes observables à l’interne entre les différentes traditions spirituelles de l’Empire du Milieu. L’ensemble du tableau fait apparaitre l’indéniable différence d’accent qui existe entre les trois courants sapientiaux et l’unité de fond de la religiosité chinoise.
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La religiosité chinoise, singulier miroir de l’universel
Dans ce qu’elle a de plus fondamental, l’expérience religieuse consiste :
1) en une aspiration à la transcendance ou du moins, à une restauration/élévation ontologique ;
2) en une saisie intellective ou intuitive de la réalité absolue ou originelle ;
3) en l’épanouissement d’une sagesse, autrement dit d’un savoir à visée pratique,
- fondée sur la connaissance contemplative
- axée sur la mise en forme éthique ou liturgique de la vie dans tous ses aspects
- et destinée à être transmise à des disciples.
Or, c’est précisément ce que donne à voir et à penser, dans son langage propre, l’expérience religieuse en Chine. Par-delà sa singularité, et à travers l’ensemble des croyances, rites et institutions qui structurent la vie spirituelle des Chinois, la religiosité chinoise nous met en contact avec l’expérience fondamentale de l’homo religiosus et nous invite à la réfléchir à partir de notions parfois difficiles à cerner, mais d’un indéniable intérêt pour l’esprit.
Le rêve d’unité, jusqu’à la confusion
Faite à la fois d’élans mystiques, d’élaborations philosophiques et de conseils pratiques pour vivre selon la Voie (du maitre Kong, du Tao, du Bouddha), la religiosité chinoise se révèle, comme toute religiosité authentique, une aspiration à l’unité perdue et en voie d’être retrouvée. Son intuition fondamentale est donc la bonne, même si, d’un point de vue chrétien, on peut juger qu’elle a méconnu aussi bien la nature exacte de l’union tant souhaitée que celle des réalités appelées à s’unir.
Avec le bouddhisme par exemple, l’union va jusqu’à la dissolution complète d’un des deux éléments dans l’autre. La négation de la dualité est même totale, car le bouddhisme enseigne que l’existence individuelle est une illusion cachant la pérenne unité de toute chose. L’absorption de la psuchè, ou âme, par l’archè, ou premier principe, en langage philosophique grec, va un peu moins loin dans le taoïsme, mais encore beaucoup plus loin que ce que le christianisme propose, quand il parle de vision béatifique.
Un reflet de la Trinité ?
La spiritualité syncrétique de la Chine possède ainsi tous les traits essentiels de la religiosité humaine, tel qu’elle peut être analysée par les sciences religieuses, mais il me semble que, pour le chrétien, elle laisse aussi entrevoir, à travers ses intuitions les plus profondes sur le divin, quelque chose du plus grand mystère de la foi, à savoir le mystère trinitaire.
Dans l’univers religieux de la Chine éternelle, le divin prend le visage impersonnel du Tao, compris comme réalité indicible « qui précède, dans sa pérennité, l’engendrement des existants » et dont « tout dépend […] pour naitre » (p. 47). Le Tao est donc l’origine première, ou la source créatrice de toute chose, et peut ainsi être rapproché du Père créateur de la Bible.
Source simultanément immanente (elle est inséparable de l’univers qu’elle ordonne) et transcendante (et apparait par ailleurs plus éminente que lui), le Tao est aussi conçu comme la Voie : c’est le sens du mot Tao, qui signifie « au sens concret […] route et au sens figuré […] méthode, chemin à suivre, vérité » (p. 24). Il peut donc ici être rapproché du Fils, qui est Voie et Vérité.
Ces rapprochements […] révèlent aussi l’unité certaine des aspirations religieuses de l’humanité. Surtout, ils mettent en lumière, côté chinois, un profond désir de Dieu, qu’on trouve comme incubé au cœur d’une culture qu’on se complait habituellement à décrire comme sans Dieu, alors qu’elle ne fait que lui donner un autre visage, celui de l’indicible. Mais c’est un visage que les chrétiens connaissent eux aussi, à leur manière.
Quant à la notion de qi, comprise comme « souffle » vital ou encore comme « énergie » et dynamisme fondamental animant la nature, on y reconnait sans trop de peine l’Esprit saint. Le lecteur intéressé par la notion de qi et sa ressemblance avec la troisième personne de la Trinité pourra lire L’esprit souffle où il veut, un article paru initialement sur papier en 2017 et remis en circulation sur la toile en 2018 avec d’autres chinoiseries.
Ces rapprochements entre théologie chrétienne et sagesse chinoise rencontrent évidemment leurs limites et appelleraient mille nuances. Mais ils révèlent aussi l’unité certaine des aspirations religieuses de l’humanité. Surtout, ils mettent en lumière, côté chinois, un profond désir de Dieu, qu’on trouve comme incubé au cœur d’une culture qu’on se complait habituellement à décrire comme sans Dieu, alors qu’elle ne fait que lui donner un autre visage, celui de l’indicible. Mais c’est un visage que les chrétiens connaissent eux aussi, à leur manière.
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En Chine, le visage de Dieu reste nimbé de mystère, comme les montagnes des paysages chinois restent entourées de brumes immobiles et apparemment éternelles. Dans ce décor où tout semble en suspension, les massifs les plus impressionnants ont une allure immatérielle, évanescente. De même, le massif du divin demeure, pour les plus hautes âmes chinoises, cette réalité à la fois fondatrice et fuyante, à laquelle seul le silence de l’être donne finalement accès.
Parlant un langage chrétien, on pourrait dire qu’en deçà de la Grande Muraille, la théologie négative est reine, qu’elle a vocation à occuper tout le terrain de la spéculation, avant de se laisser absorber dans l’ineffabilité de l’expérience mystique. Mais la netteté de l’image, la clarté des mots ne nous ont pas moins été données en Jésus-Christ, Verbe fait chair. Et ce don a été fait aux Chinois tout autant qu’à nous. Pourquoi douter qu’ils sachent le recevoir ? Ils le reçoivent déjà.
Anna Ghiglione, L’expérience religieuse en Chine. Sagesse, mysticisme, philosophie, Médiapaul, 2009, 176 p.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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