La boule de crème glacée

La boule de crème glacée

« C’était ça, son drame ? Une boule au chocolat tombée d’un cornet de biscuit ? Les misères de la paix me dégoûtaient. »

– Georges, Le quatrième mur

Depuis mars 2020, une chose m’irrite sans que je sois capable de mettre le doigt dessus. Et puis, j’ai trouvé. 

C’est arrivé en lisant Le quatrième mur, de Sorj Chalandon.

On y raconte l’histoire de Georges, un homme de théâtre français qui poursuit le rêve de jouer Antigone dans les ruines d’un Beyrouth en guerre. Offrir une minute de paix à un monde violent et déchiré.

Nous sommes en 1982, le Liban est en pleine guerre civile. L’intervention de l’armée israélienne, venue installer la « paix en Galilée », vient faire capoter le projet. Beyrouth est bombardée. Georges, à moitié euphorique, expérimente la guerre, la vraie, pour la première fois. Il court dans un hôpital, transporte des blessés, charrie de l’eau, passe proche de mourir et de perdre la vue dans une explosion. Se remettant de ses blessures chez Marwan, son chauffeur druze, il constate la dureté et la logique implacable de la guerre, peu sensible aux rêveries poétiques de quelque idéaliste européen. Il n’est plus possible de jouer la pièce. Les acteurs sont repartis chacun de leur côté, secourir les blessés ou prendre les armes. 

Une nuit de septembre, Marwan réveille Georges et l’emmène dans les camps de réfugiés palestiniens Sabra et Chatila, où un terrible massacre vient d’avoir lieu. Des femmes, des enfants, des bébés gisent un peu partout. Écrasés, découpés, mutilés. Le dernier degré de l’horreur. 

Georges ne s’en remettra jamais vraiment. On voit se désintégrer en lui le sens de ses combats passés et la sublimation, l’idéalisation esthétique de la lutte violente. Quelque chose en lui s’est brisé, l’empêchant de revenir à sa vie d’avant, dans un Paris insouciant et futile.

Les petits bobos

Un après-midi, alors qu’il promène sa fille Louise, 3 ans, dans une fête foraine, celle-ci échappe sa boule de crème glacée par terre. Elle se met à pleurer. Ce caprice enfantin le met en colère. Il empoigne la boule, pleine de sable, la remet brusquement dans le cornet et dit, exaspéré, à sa fille « tiens, mange ! ». Elle tombe, se grafigne le genou, pleure d’autant plus. Les autres parents observent Georges, indignés. Et il se redresse, bouillant, écœuré de ces petits bobos douillets, de ces drames du dimanche. Avec l’envie de leur dire que des enfants meurent dans des camps de réfugiés, alors qu’on pleure ici pour une boule de crème glacée.

Voilà.

Cette image illustre, je pense, un certain rapport à la pandémie. Celui qui est vécu dans la plainte, les lamentations et la pitié de soi. On en voit la manifestation chaque jour.

Il existe bien sûr des souffrances véritables, des gens qui ont perdu un proche, une fatigue réelle dans le milieu hospitalier. La pandémie n’est pas, pour tout le monde, l’équivalent d’une boule de glace qui tombe par terre.

Je me demande : y a-t-il une vie au-delà de ce consensus ? Ne serait-il pas temps, après deux ans de cette soupe fade, d’essayer autre chose ? Vous êtes pas tannés d’être tannés ?

Mais soyons honnêtes, pour la plupart d’entre nous, l’image est juste. Les soirées au resto, le magasinage, les voyages dans le sud, tout ce luxe qui coiffe habituellement nos journées et nos semaines de travail à la manière d’un dessert, a foutu le camp.

Et on râle, on chiale sans arrêt. Les textes gémissants et plaintifs, qui nous rappellent combien c’est dur, se multiplient. « Dix trucs pour ne pas sombrer dans la déprime ». « Trois recettes pour passer le temps en isolement ». « Douze chants de baleine pour rester zen ». 

Les représentants de l’autorité redoublent de grimaces et d’effets lyriques pour nous dire à quel point, eux aussi, sont « ben tannés ». Ils font partie du groupe.

Retrouver les proportions

On ne s’en rend peut-être pas compte, mais une société qui allège sa misère à coup de recettes de bouillon de poulet ou de séances de yoga ne connait rien de la souffrance, sinon sa couche superficielle : celle de manquer du superflu. 

Mais puisqu’on a fini par s’imaginer qu’on était en guerre, l’excès est partout.

Dans l’état d’urgence que reconduit constamment le gouvernement. Dans les textes des chroniqueurs fatigués, qui utilisent des gros mots pour insulter une maladie. Dans la critique furieuse des mesures sanitaires. Dans les analogies insensées.

Dans l’apitoiement, surtout, d’une société privilégiée qui lèche ses bobos sans arrêt.

Alors je me demande : y a-t-il une vie au-delà de ce consensus ? Ne serait-il pas temps, après deux ans de cette soupe fade, d’essayer autre chose ? Vous êtes pas tannés d’être tannés ?

On pourrait recommencer à parler d’autres choses. Ou sinon, qu’on reste sur le sujet, mais qu’on y mette un peu d’épices. « Trois rosaires par semaine pour avoir du fun en quarantaine ». « Être malade et souffrir, faut en rire ». « Quarante-huit mois avec mon chat : compte-rendu éthologique ».

Soyons ridicules, impertinents, indélicats peut-être, mais revenons à la vie.

Il faudra un jour ou l’autre arrêter de nous appesantir sur nos misères. Et puisque le manque de gout est la faute la plus grave après le péché contre l’esprit, il faudra aussi éviter de surjouer notre rôle dans l’épopée universelle de la souffrance humaine.

Pour cela, on pourrait commencer par relativiser un peu notre mal, retrouver le sens des proportions et accepter cette idée choquante, scandaleuse, peut-être, parce qu’elle manque de complaisance, que c’est pas si pire que ça…

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À propos de l'auteur Le Verbe

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