Stéphane Blet aimait-il les Beatles ? Suffisamment pour composer un délicieux arrangement de Here, There and Everywhere. Peut-être leur aurait-il consacré un numéro de son émission Musiques en liberté, s’il était resté parmi nous. Je ne connaissais pas Stéphane personnellement, mais je communie maintenant avec lui par sa musique, et j’ai eu envie d’écrire quelque chose que je puisse lui dédier, modestement. Ce sera sur mon musicien préféré. Il aura 80 ans en juin cette année. L’avenir n’est donc pas si lointain où ils pourront faire connaissance.
J’ai bien sûr adoré les Beatles quand j’étais ado. Puis je les ai redécouverts il y a une quinzaine d’années, lorsque j’ai voulu les faire connaître à mes enfants. Je connaissais aussi déjà un peu les débuts de la carrière solo de McCartney, mais j’ai commencé à m’y intéresser de plus près. Tout ça avec, en plus du plaisir esthétique, le désir de comprendre comment se fabrique la musique.
Faites une liste de vos 10, 20 ou 100 chansons préférées des Beatles, et je vous parie que 9 sur 10 sont de McCartney. Elles sont signées Lennon-McCartney, mais il est facile de vérifier qui en est l’auteur principal, en identifiant la voix principale. Dans le doute (car Paul a plusieurs voix), on peut toujours vérifier ici. Certains des morceaux les plus célèbres des Beatles ont été enregistrés sans John, George ou Ringo, Paul ayant préféré faire appel à George Martin pour des orchestrations classiques : Yesterday, Eleanor Rigby ou Penny Lane, par exemple. Que John soit noté comme coauteur témoigne simplement de la générosité de Paul. Considérer que Paul était le génie dominant du groupe n’est pas dénigrer le talent de John ou même de George. Leurs créativités étaient complémentaires, et certains titres assemblant des compositions de John et de Paul sont parmi les plus emblématiques du groupe : A Day in the Life ou encore Happiness is a Warm Gun (attention au jeu de mot). Mais le mixage est l’œuvre de McCartney.
Les Beatles furent d’abord un groupe de Rock, né de la rencontre entre deux copains de lycée fans d’Elvis (Paul et George) et leur aîné qui avait déjà son groupe (John). La passion de Paul pour le rock ne s’est jamais tarie (voir son album Run Devil Run), mais ce n’est qu’un de ses univers musicaux parmi d’autres. Les chansons les plus « pop » des Beatles, c’est-à-dire les plus mélodiques, sont généralement de Paul, et un de ses registres est qualifié de « music-hall », parfois même de « vaudeville » : When I’m Sixty Four, Martha My Dear, Honey Pie, ou plus tard, You Gave me the Answer. L’éclectisme de Paul est sans limites. Il s’est même essayé à la musique classique (avec un peu d’aide, car il ne sait pas lire une partition, et avec un bonheur modéré, il est vrai) : écoutez par exemple son Standing Stone.
Pourtant, McCartney a toujours été dénigré par la critique avant-gardiste (comme le rappelle l’excellent documentaire Understanding McCartney (part 1, part 2, part 3, part 4).
Elle lui préfère Lennon, le chanteur engagé. Que le premier album solo de Paul, baptisé McCartney ait déçu, on le comprend : un album-thérapie réalisé entièrement seul. (Pendant ce temps Lennon se soumettait à la thérapie du Cri Primal d’Arthur Janov) Mais l’album suivant, Ram (à écouter en stéréo), signé Paul et Linda McCartney, est éblouissant. Pourtant, Rolling Stone et la plupart des revues spécialisées le massacrent à nouveau. On pouvait penser que la presse voulait simplement punir McCartney d’avoir quitté les Beatles (parce que « Too many people », référence à Yoko Ono ?), et que ce parti pris ridicule serait passager. Mais non, la gauche rock a toujours sanctifié Lennon et dédaigné même les meilleurs albums de McCartney, comme New, très peu connu.
Je pense qu’une des raisons profondes tient à la personnalité très conservatrice de Paul. Paul était le gentil garçon, celui qui n’a jamais eu les cheveux très longs. Tandis que Lennon écrit « Imagine no possession… » dans son appartement de millionnaire new-yorkais, McCartney continue d’écrire des chansons d’amour, et répond aux sarcasmes de John par l’autodérision, avec un succès planétaire intitulé Silly Love Song. Ce qu’il veut donner, c’est de la musique et de la poésie, et rien d’autre. Pas d’esbroufe, pas de « message ».
Paul ne boit pas, et il est végétarien. Oui, c’est vrai, il a essayé le LSD et c’est un fumeur de cannabis, qui s’est fait prendre avec 700 grammes de marijuana dans sa valise à la frontière japonaise en 1980. On en pense ce qu’on veut. Je sais que certains, parmi les sectateurs du dieu jaloux, croient entendre Satan entre les notes des Beatles. Et il y aurait, paraît-il, du MK-Ultra caché dans la pochette de Sgt. Pepper ! Je vois plutôt les Beatles, et McCartney plus particulièrement, comme une lumière dans un univers en effet largement ténébreux.
McCartney a une façon élégante de ne pas se prendre au sérieux (regarder cette interview). Il parle de son talent comme s’il n’y était pour pas grand-chose. L’inspiration est une chose pour lui mystérieuse, et rien ne l’illustre mieux que la façon dont il évoque Yesterday : l’air lui trottait tout simplement dans la tête un matin au réveil, et il y avait un piano à côté du lit.
C’est donc bien dans son style d’écrire l’histoire de ses chansons plutôt que de lui-même, dans son récent livre, Paroles et Souvenirs. On a droit tout de même en introduction à une très courte autobiographie (en libre accès sur le « feuilleter » d’Amazon). Et comme Paul est un gentil garçon, dès le second paragraphe, il remercie son père et sa mère, en commençant par sa mère Mary, née Mohin. Et l’on se souvient d’une fameuse chanson qu’il composa après que sa mère lui soit apparue en rêve pour le réconforter dans un moment difficile, et lui dire des « words of wisdom : Let it be ! »
J’ai eu beaucoup de chance car ma famille proche à Liverpool était composée d’hommes et de femmes ordinaires issus de la classe ouvrière. Ils n’étaient pas religieux, mais c’étaient des gens bien et ils nous ont montré le droit chemin. À l’école et à l’église, nous avons reçu une éducation religieuse plus formelle — la religion de Jésus, si vous voulez —, mais mon propre sens du bien, d’une certaine forme de spiritualité, me venait déjà de la maison. (…)
Je n’avais que quatorze ans quand ma mère s’est éteinte. Comme elle est morte si tôt, on pourrait croire qu’elle n’a pas eu une grande influence sur mes chansons. Mais plus j’y pense, plus je mesure le rôle qu’elle a joué dans mon identité d’auteur-compositeur. Et tandis que je me souviens d’elle, je me rends compte que le jour où j’écris ces lignes, le 29 septembre, est celui de son anniversaire, donc — en parlant de spiritualité — elle est certainement là ; la mère qui veillait à ce que nous mangions nos repas et que nous nous lavions derrière les oreilles ne semble jamais nous quitter.
Quand je me souviens d’elle, je pense à son accent. Les accents de Liverpool peuvent être très différents, allant d’une tonalité douce et délicate à quelque chose de plus dur et agressif, mais le sien était plutôt chantant. C’est parce que ses ancêtres étaient irlandais ; son accent dénotait des influences irlandaises et galloises. Et à l’image de son accent, elle était d’une nature très douce — à tel point que je ne l’ai jamais entendu crier. Elle n’a jamais eu à le faire. Mon frère Mike et moi savions simplement qu’elle voulait le meilleur pour ses enfants.
Même si maman ne jouait jamais d’un instrument, elle appréciait la musique. Je me souviens encore qu’elle sifflait dans la cuisine quand elle préparait le repas, peut-être quelque chose qui passait à la radio ou un air qu’elle connaissait. Et je me rappelle avoir pensé : « Oh, c’est beau qu’elle soit heureuse », et ce sentiment m’accompagne encore aujourd’hui. (…)
J’ai toujours eu beaucoup d’empathie pour les femmes, mais je n’en ai pris réellement conscience que le jour où une fille m’a interpellé : « Tu te rends compte du nombre de tes chansons qui parlent des femmes ? » Je n’y avais jamais vraiment songé. La seule chose que j’ai pu lui répondre était que, oui, j’aimais et respectais les femmes. Mais, par la suite, je me suis dit que mes sentiments à l’égard des femmes venaient sans doute tous de ma mère — le fait que j’aie toujours gardé d’elle le souvenir d’une femme douce et heureuse. Au niveau le plus élémentaire, et de manière assez inexplicable, elle incarnait l’humanité que l’on retrouve dans mes chansons.
Si ma mère a toujours aimé la musique, c’était mon père le véritable mélomane. Je suppose qu’en d’autres temps il serait sans doute lui-même devenu musicien, mais il travaillait à Liverpool comme représentant de commerce pour une société qui importait du coton d’Amérique, d’Égypte, d’Inde, d’Amérique du Sud — du monde entier. Pianiste amateur, il avait joué dans un petit groupe appelé Jim Mac’s Jazz Band. C’était dans les années 1920, l’époque des flappers à Liverpool, et jouer dans un groupe avait dû être excitant pour un jeune homme de son âge. Je n’étais pas là à cette époque, bien évidemment, mais, enfant, je l’entendais jouer à la maison. Il s’asseyait au piano familial et jouait des vieux airs. (…) Je m’allongeais sur le tapis, le menton posé sur mes poings, et j’écoutais papa jouer. (…) J’ai grandi en croyant que tout le monde avait une famille aimante comme la nôtre – chaleureuse, toujours attentionnée. Plus tard, j’ai été choqué de découvrir que je me trompais – que beaucoup de gens avaient eu une enfance catastrophique, comme John Lennon.
Paul porte son génie avec simplicité et piété filiale. Peut-on imaginer une autre rockstar écrire sa vie ainsi ? McCartney n’est pas un chanteur à message, et pourtant, il y a là un message si touchant.
Paul McCartney est un homme simple et bon. Comme sa musique. L’homme ressemble à ce qu’il fait, il crée ce qu’il est, et il devient ce qu’il crée. Stéphane ne me contredirait pas, je pense. Il ne me donnerait pas tort non plus si je dit que l’humanité tend maintenant à ressembler à ses machines. Jamais le progrès ne s’est autant confondu avec la damnation.
Ce monde du mensonge triomphant a rejeté Stéphane. Que Stéphane trouve alors la paix et la joie dans un autre monde, en compagnie d’âmes de sa qualité. Je ne suis pas inquiet pour lui : son inspiration venait du Ciel, il connaît le chemin.
Quant à nous, méditons sur la signification de sa fin tragique, sur l’insupportable souffrance d’un homme de grand talent brisé par la vengeance talmudique, et faisons en sorte que du tragique de sa vie naisse de la grandeur d’âme. Et que vive la musique !
Laurent Guyénot
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